Joue-la comme Clever Cloud: comment nous avons survécu à un redressement judiciaire
Il y a 4 ans chez Clever Cloud, on était ravis de vous parler de notre présence au Web Summit dans la piétaille du monde merveilleux des start-up, et de notre passion pour Scala. On kiffe toujours autant Scala, notez.
Aujourd’hui, on a plus intéressant à partager.
Nous sommes très heureux de vous annoncer que Clever Cloud est aujourd’hui sortie d’une procédure de redressement judiciaire entamée en 2015.
Le fait de n’être pas morts est une bonne nouvelle en soi, méritant déjà largement d’être célébrée, me direz-vous, et vous avez bien raison.
Mais au-delà de ça, on se dit qu’il est important d’expliquer en quoi précisément cette procédure de redressement judiciaire nous a aidé, comment nous l’avons préparée, et pourquoi elle est intéressante. Une entreprise, en particulier une start-up tech, ne doit pas avoir peur du Tribunal de Commerce.
Who the fuck is Clever Cloud?
Nous avons créé Clever Cloud parce que nous sommes convaincus que l’industrialisation de l’hébergement et du déploiement du code informatique permet aux entreprises de travailler plus vite, d’être plus agiles dans leurs marchés, de se concentrer sur leur valeur ajoutée et leurs forces, et d’arrêter de se préoccuper inutilement de leur technologie d’hébergement.
Notre boulot consiste à radicalement changer un processus de déploiement du code informatique long et chiant, pour rendre les développeurs à nouveau heureux.
Au passage du coup, on se fâche souvent avec une vision comptable de l’entreprise, du logiciel, et de sa valeur, vision complètement inadaptée au monde réel: amortir du code comme on amorti l’investissement dans une grosse machine, sur 3 ans, au mieux ça épuise des équipes à maintenir un code obsolète, là où tout réécrire est souvent la bonne mesure à prendre vite, une fois qu’on connaît parfaitement les problèmes de terrain.
Pourquoi nous avons eu besoin d’en passer par là?
C’est assez simple, voire même affligeant de banalité. Aux débuts de Clever Cloud, pendant notre première année (2012–2013), on a essayé de vendre de l’hébergement à des grands groupes, alors que ce n’est pas notre cœur de métier. A cette erreur profonde de positionnement commercial, c’est assez rapidement ajouté le constat que les créateurs de Clever Cloud, moi inclus donc, n’étaient pas de bons gestionnaires (douce litote).
En 2013, nous avons décidé de changer drastiquement notre approche commerciale et de devenir «full developer evangelist». C’était bien mieux, ça nous correspondait beaucoup plus, mais ce n’était pas suffisant. C’est le moment où les coutures de gestion ont commencé à craquer. Des erreurs de casting sur deux recrutements nous ont coûté beaucoup trop cher, jusqu’à un troisième, qui est devenu celui de trop.
C’est évidemment précisément l’instant où «le gros projet stratégique pour la boîte» (lire: «celui où on construit nous-mêmes notre propre dépendance malsaine envers un seul gros client») devient «le gros projet de trop où le gros client oublie malencontreusement de nous payer». Saupoudrez un gros peu de désalignement sur le fond entre actionnaires et fondateurs, et on a le terrain glissant parfait pour un bon fuck-up des familles. Couronnée en 2014–2015 par un rachat avorté, cette première période de la vie de Clever Cloud ne pouvait que se terminer dans la douleur et la violence. Ou pas.
«Quand la madame de l’URSSAF me dit qu’elle veut couler ma boîte, c’est gênant.» (ça se tweete, non ?)
Dans tous les bons thrillers, il faut un méchant. En l’espèce, on va être obligés de refiler ce rôle à l’URSSAF, le réseau français d’organismes privés à mission de service public, en charge de la collecte des cotisations salariales et patronales destinées à financer le régime général de la Sécurité sociale, ainsi que d’autres organismes ou institutions (le régime de l’Assurance-chômage par exemple). C’est cadeau, ça nous fait plaisir.
Quand l’URSSAF du coin a unilatéralement décidé que Clever Cloud n’était pas une «jeune entreprise innovante», ce qui donne normalement droit à une réduction de charges substantielle et vitale pour nous, on tenait notre gros drama.
Sûrs de notre bon droit, nous décidons donc de porter l’affaire devant le Tribunal de Commerce, avec cette logique simple: «on a un problème qu’on ne peut pas résoudre seuls, aidez-nous à sortir de l’impasse que constitue l’interprétation de l’administration, largement en notre défaveur, et ce n’est pas trop le moment en plus d’ailleurs.»
Deux éléments sont alors déterminants: le partage par un autre entrepreneur en situation délicate de l’info de l’existence du «CCSF» (qui permet un plan d’étalement des dettes fiscales et sociales), qui nous a aidé à commencer à entrevoir les avantages de la démarche (plus d’infos ici et là), et la rencontre avec Marie Robineau, notre avocate spécialisée en procédure collective, présentée par notre CFO en temps partagé, Rodolphe Cadio.
Dès juin 2015, nous nous attachons à restructurer notre dette pour qu’elle soit acceptable dans le cadre d’un Redressement Judiciaire. Concrètement, cela signifie faire des choix dans les paiements que nous réalisons, et dans quel ordre. Si notre dette avait été trop élevée, nous prenions le risque de passer directement par la case liquidation, merci d’avoir joué, bonsoir.
Plusieurs astuces:
- ne garder que des dettes de cotisations patronales, et régler scrupuleusement nos cotisations salariales,
- ne plus avoir aucune dette envers nos fournisseurs-clefs,
- bien choisir la temporalité de la date de déclaration de cessation des paiements (il est interdit de dépasser 45 jours de cessation de paiement), et demander une audience au tribunal soi-même, ne PAS attendre de se faire assigner (par l’URSSAF, au hasard, par exemple).
La décision du Tribunal de Commerce de nous mettre en Redressement Judiciaire nous a protégé
Dès celle-ci prononcée, tu n’as plus le droit de payer tes dettes. Tout ton passif est gelé; une annonce officielle est faite pour que tous les créanciers potentiels se déclarent.
On le répète, la liquidation a été évitée à ce stade parce que notre dette a été efficacement et intelligemment restructurée en amont, grâce aux conseils de notre avocate et au travail efficace de notre directeur financier.
Il existe deux types de redressement judiciaire: la procédure simplifiée, et le redressement judiciaire normal. C’est la première qui a été appliquée à Clever Cloud. Concrètement, cela signifie qu’un mandataire, et non un administrateur, est là pour t’accompagner mais tu continues de gérer seul ton entreprise. Durant le premier mois de procédure, son rôle est de vérifier ton passif.
Posons un conseil d’ami tout de suite: tu ne bullshit JAMAIS le Tribunal de Commerce.
On parle donc d’une collaboration pleine et entière des dirigeants de l’entreprise redressée.
Dès ce moment, les anciens comptes en banque de l’entreprise redressée sont clôturés, de nouveaux comptes spéciaux de redressement judiciaire sont ouverts. On s’amusera avec un détachement certain de la taquinerie chafouine de certaines banques ne respectant pas la loi, qui profitent de ces joyeuses circonstances pour changer arbitrairement conditions et tarifs (et pas exactement à la baisse), ou de certains prestataires comptables qui se sentent soudain pris d’un irrésistible besoin de doubler leurs tarifs de prestation. Elégance quand tu nous tiens.
Un des super-pouvoirs impressionnants du mandataire: écrire au juge-commissaire, qui peut, lui, donner un coup de téléphone bien senti ou émettre une ordonnance en cas d’urgence (et d’abus).
Même pas peur, même pas mal: suite et fin de la procédure
Les créanciers potentiels ont donc deux mois pour déclarer leurs créances auprès du mandataire, à la suite de l’annonce officielle.
Soudain, des créances imaginaires apparaissent (soyez-y préparé): point «business model chacal», il existe des boîtes dont l’unique activité est de déclarer des créances imaginaires auprès de boîtes en redressement judiciaire. Pour des montants ridicules, dans la masse ça passe. Sur le volume, apparemment, ça paie les faux-frais et plus si affinités.
Le dirigeant de l’entreprise redressée fait alors le tri des créances. Chaque créance contestée donne lieu à une ordonnance (on peut contester tout ou partie des créances déclarées) prononcée par le juge-commissaire, qui, si tout se passe bien, a plutôt un regard bienveillant envers l’entreprise redressée (cf. la «collaboration pleine et entière» initiale. On construit une relation de confiance).
L’entreprise redressée et le mandataire proposent un plan d’apurement de la dette n’excédant pas 10 ans. Les mensualités peuvent être progressives, et une année de franchise peut s’appliquer (tu peux commencer à rembourser un an après le jugement). C’est la décision qui vient d’être prise pour Clever Cloud, et qui marque officiellement la sortie du redressement judiciaire.
Résilience, par Clever Cloud
Arrêtons-nous un moment sur la notion de «Cockroach start-up» (ne traduisons pas ça par «jeune pousse de cafard», résistons au jeu de mot pourri, restez avec moi).
Ok, il faut aimer les coquillettes et la frugalité pour être entrepreneur. Mais il s’agit de bien plus que ça. Il s’agit d’être capable de résister à une bombe atomique. Ça tombe bien, notre métier c’est d’être «always up»; c’est profondément dans l’ADN de Clever Cloud et dans celui de nos technologies d’être indestructibles, en fait. Alors c’est ce que nous avons fait. Rester debout, par tous les moyens, à outrance.
Il faut aussi rendre un hommage appuyé à la loyauté des employés de Clever Cloud. Quand on sait que la période qui va suivre risque d’être difficile, ce n’est pas la peine d’essayer de le planquer: ça se sait et puis ça se voit. Alors autant être transparent, et expliquer clairement la situation aux employés. C’est le seul moyen de les garder sur le pont. Donner du sens à ce que l’on fait, rappeler la mission de la boîte. C’est la seule chose qui permet d’impliquer les gens, malgré la délicate situation dans laquelle tu les mets. Des centaines de clients sont plus productifs grâce à nos services, et c’est quelque chose dont nous sommes fiers. C’est ça qui rend notre équipe loyale, une mission qui a du sens et qui continue de résonner avec ce que ses membres pensent important. Pas le «fake start-up mode, fatboys and free waffles».
Pendant un redressement judiciaire, tu en profites aussi pour jouer l’écureuil: le moindre centime est économisé au profit de tes fournisseurs «core-services». Mois après mois, nous avons réussi à mettre quelques noisettes de côté pour pouvoir parer à toute éventualité. Aujourd’hui Clever Cloud est incapable de fermer du jour au lendemain: nous avons suffisamment de trésorerie pour voir venir sereinement les mois à suivre, tout en continuant de faire des investissements dans l’infrastructure et en assumant nos dettes.
A titre personnel, j’ai aussi dû beaucoup apprendre: je suis aujourd’hui bien meilleur en gestion financière, et je comprends également bien mieux les enjeux légaux de mon core business.
Clever Cloud va bien, de mieux en mieux même
Et maintenant? Avec pas mal de dur travail, auprès de clients sérieux, Clever Cloud a paradoxalement prospéré pendant cette période d’un an de redressement judiciaire, avec une croissance du chiffre d’affaires mensuel récurrent d’environ 10 à 15%. Au point aujourd’hui, à la sortie officielle et définitive de cette procédure, de ne s’être jamais si bien portée.
On peut enfin avancer plus vite: signer avec de gros clients qui nous attendaient, répondre enfin «oui !» aux e-mails des amis qui piaffent d’impatience pour entrer au capital de Clever Cloud.
On est toujours là, plus vivants que jamais, prêts à vous aider à vous concentrer sur ce que vous faites de mieux, et nous laisser gérer pour vous l’automatisation de votre IT. Pour le plus grand bonheur de notre communauté de développeurs, qui ont des trucs plus importants à faire pour supporter la vision liée à leur produit et à leur entreprise.
Cela va sans dire, mais cela ira encore mieux en le disant: je suis disponible pour répondre en privé (quentin.adam@clever-cloud.com) aux questions précises de tout entrepreneur se trouvant en ce moment dans une situation aussi délicate que nous il y a une grosse année.
Merci, bisous.
Et merci 1000 fois à Yann Heurtaux qui a accouché cet article :-)
Quentin Adam est le CEO de Clever Cloud.
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