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La technologie n’est pas qu’un outil, c’est le point de départ de la stratégie

Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)

Dans un séminaire que j’animais sur la transformation, j’entendais des managers dire «La technologie c’est juste un outil, ce qu’il faut c’est une stratégie claire.» Ce n’est pas la première fois, je l’entends souvent énoncé sur le ton de l’évidence, et chaque fois ça m’arrache les oreilles car comme tout ce qui semble évident, c’est inexact, et le prix de cette inexactitude est élevé, en particulier chez les grandes organisations qui n’ont toujours pas saisi l’ampleur de la révolution scientifique et technique en cours.

L’idée selon laquelle la technologie n’est qu’un outil traduit une conception cartésienne de la stratégie dans laquelle la mise en œuvre est subordonnée à la pensée, seule capable de créativité. Évidemment, avec cette conception, la stratégie se prive du potentiel créatif qu’offre la technologie car cette dernière n’est là que pour répondre à un objectif préalablement défini. L’intendance suivra, en quelque sorte et le potentiel créatif est borné d’entrée de jeu. Derrière cette conception de la stratégie se cache ce que Béatrice Rousset et moi appelons un modèle mental «idéal» dans notre ouvrage sur la question.

Ce modèle correspond à une vision du monde centrée sur un idéal à atteindre qui, seul, préoccupe le leader, qui du coup dédaigne les basses questions de mise en œuvre, déléguées aux subordonnés. Derrière l’apparente élégance aristocratique du modèle se cache en fait une paresse intellectuelle, mais surtout une profonde méconnaissance de l’innovation, qui conduit à ne pas faire l’effort de comprendre profondément et intensément ce qu’est une technologie et d’imaginer ce qu’elle peut apporter.

Beaucoup de grands disrupteurs ont procédé à l’inverse: ils sont partis d’une technologie et en ont imaginé les implications; ils sont partis de la ressource et se sont demandés: que peut-on faire avec ça? On aura bien-sûr reconnu derrière cette question la question fondamentale de l’effectuation, la logique des entrepreneurs: au lieu de partir d’un objectif et de trouver les ressources pour l’atteindre, avec l’effectuation on part des ressources disponibles pour imaginer les buts possibles.

Imaginer est ici le mot important car ce qui fait la valeur d’une ressource, c’est l’usage qu’on lui trouve. Ainsi, dans un article précédent, j’avais évoqué l’histoire de Dragon Lady, une entrepreneuse chinoise qui a bâti une fortune en rachetant aux États-Unis du carton usagé dont personne ne voulait et en le revendant en Chine. Les décharges américaines étaient si heureuses de se débarrasser du carton qu’elles lui donnaient gratuitement, celui-ci n’avait aucune valeur pour eux (et même une valeur négative) tandis qu’elle en avait énormément pour elle.

Maintenant, causons stratégie (Source: Wikipedia)

Il en va de même pour la technologie; elle n’a aucune valeur en soi, sa valeur ne dépend que de ce qu’on peut en faire. Mais l’exercice d’imagination est évidemment plus difficile qu’avec des ressources simples comme du carton. Une nouvelle technologie c’est complexe et c’est, par définition, nouveau, il existe donc peu de points de références. Une nouvelle technologie bouleverse les modèles mentaux en place, ce qui explique qu’elle soit souvent adoptée par de nouveaux entrants qui ne sont pas prisonniers de leurs modèles historiques.

Jeff Bezos, le fondateur et patron d’Amazon, est l’un de ceux qui a le mieux compris l’importance cruciale de la technologie comme permettant la stratégie. Il a structuré son organisation autour de petites unités spécialisées dont les règles d’interaction avec le reste de l’organisation sont très précises et connues de tous. Cette approche est directement inspirée de la notion d’API, un principe d’échange d’information entre composants logiciels, offrant ainsi à l’organisation une structure évolutive; celle-ci est quasi-décomposable, c’est à dire faite d’unité autonomes mais intégrées dans un tout qui possède son identité propre.

Cette approche, qui permet à Amazon de croître rapidement tout en restant homogène, repose sur une compréhension profonde de la technologie et de ce qu’elle permet en termes de design organisationnel. Elle aboutit à une fusion incroyablement intelligente entre l’informatique et la structure organisationnelle, et elle est à la base de la puissance du géant américain.

Steve Jobs a également montré l’inanité de la séparation entre la stratégie et la technologie, ou entre la stratégie et le produit, en remettant le design au centre de son action, partant du produit et bâtissant une stratégie autour. Quand il introduit l’iPhone en 2007, c’est une aberration stratégique, tous les modèles savants sont là pour le montrer. Nokia est ultra dominant, l’industrie est déjà mature (plus de vingt ans après l’introduction du premier téléphone mobile), Apple est un fabricant mineur d’ordinateurs, en bref il n’a aucune chance. Faisant fi des modèles, il base sa stratégie sur le produit, et fera de même avec l’iPad.

Arrêtons donc ce snobisme de «la technologie ce n’est pas le plus important». La technologie, c’est le point de départ. Les entreprises qui ne développent pas une culture technique dans leur management l’apprendront à leurs dépens, que ce soit pour développer des produits ou pour conduire leur transformation digitale.

Sur la valeur relative d’une ressource, voir mon article La valeur d’une ressource est relative: Dragon Lady et la création de valeur entrepreneuriale. Voir également l’article sur Amazon: Pizzas et promesses: La stratégie organisationnelle d’Amazon. Sur les modèles mentaux, voir mon ouvrage « Stratégie modèle mental » co-écrit avec Béatrice Rousset ici.

Le contributeur:

Philippe Silberzahn

Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations. Pour suivre ses écrits, rendez-vous sur son blog.

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