[Tribune] Le numérique: où en est-on ? par Gilles Babinet
A trois mois de l’élection présidentielle, Gilles Babinet, Président du Conseil National du Numérique, dresse un état des lieux, en onze thématiques, sur la place du numérique et l’implication des pouvoirs publics dans ce secteur.
La place du numérique dans le débat public
Jusqu’à une période récente, le numérique a été traité comme un sujet à part, comme le sont souvent les sujets nouveaux, qu’on ne parvient à appréhender facilement dans leur globalité. Pour beaucoup d’ailleurs, numérique rimait avec média : Je rappelle que TIC signifie Technologie de l’information et de la communication.
Aujourd’hui il est devenu souhaitable de cesser parler du numérique comme d’un sujet, d’une filière. Le numérique est devenu tout aussi transversal qu’intégré au cœur de l’industrie, de l’économie, de la société. Il se retrouve dans tous les secteurs : santé, éducation, sécurité, démocratie participative avec l’open data, etc. Le numérique est partie prenante de tous les aspects de notre société, il est au cœur des problématiques de l’Etat, au cœur de la société française, au cœur de la réforme, au cœur de l’économie française. L’enjeu, c’est de parvenir à faire comprendre à nos hommes politiques, à nos décideurs cet aspect « pervasif » -ou perméable- du numérique.
Un levier inégalé de croissance pour la France
Avons-nous en tête que le numérique représente 25% de la croissance française, et qu’il a créé 700 000 emplois en 15 ans ? En réalité, juste qu’à ce qu’un institut d’étude révèle ces chiffres, cette perception était totalement absente, tout aussi bien de l’esprit de nos hommes politiques, mais également de celui des grands capitaines d’industrie du CAC40.
La raison en est que les emplois numériques sont peu visibles et généralement disséminés dans des PME, à la différence de ceux de l’aéronautique, de l’automobile ou encore du nucléaire. Or, la politique économique et industrielle française a, par tradition, privilégiée le développement des grandes entreprises plutôt que des petites.
Pourtant, les faits sont là : les emplois numériques sont non seulement en forte croissance, mais également à haut niveau de qualification. Une étude sur un petit échantillon indique qu’il s’agirait de CDI à plus de 88%. Et nombre d’entre eux représentent des emplois industriels, comme à Grenoble, qui est la quatrième zone de fabrication de microprocesseurs dans le monde. C’est un horizon pour la génération montante, qui ne doit pas avoir le chômage et la délinquance en perspective mais des emplois stables, qualifiés, qui permettront de financer la protection sociale et les retraites.
La France versus le reste du monde
En matière de compétitivité par le numérique, la France doit changer de braquet : 21ème en termes d’usage d’internet par les entreprises, 31ème en termes d’usages, 20ème en termes de contribution au PIB, légèrement en dessous de la moyenne de l’OCDE en matière de PIB numérique. Les chiffres changent vite et sont souvent obsolètes mais plusieurs pays sont probablement au delà des 10% de PIB d’origine numérique. La Finlande, Israël trustent les classements. Et heureusement que le Massachussetts et la Californie ne sont pas des pays !
Les principales mesures à prendre pour revenir dans la course
Nous devons donc proposer des mesures alignées avec nos ambitions, favoriser l’adoption d’internet par les PME pour que cela les aident à restaurer leur marge, créer un environnement fiscal propre aux enjeux du numérique, intensifier la R&D dans le numérique grâce à un affinement des critères du Crédit Impôt Recherche. Il faudrait enfin parvenir à mettre en place le fameux SBA « Small Business Act » dont on parle depuis maintenant tant d’années. Certes, les critiques à l’égard des initiatives de ce type, prise à l’étranger, sont nombreuses, mais le SBA n’en garde pas moins des atouts certains.
L’enjeu d’une réforme universitaire
En effet, il s’agit d’un facteur déterminant dans notre réussite dans ce domaine. A savoir notre capacité à faire en sorte que nous puissions favoriser des clusters, où entreprises de grandes tailles, chercheurs de haut niveau, universitaires de premier-cycle et startups parviennent à collaborer. C’est l’enseignement que nous donnent la Finlande, la Suède, Israel, Californie et le Massachussetts. Tous ces exemples étrangers nous transmettent un signal fort : l’un des principaux loquets de notre compétitivité se trouverait en sein de l’enseignement supérieur.
Appeler à un financement plus abondant est le réflexe naturel de tout syndicat professionnel ou institution sectorielle qui se respecte. Nous ne pensons pas que ce soit nécessaire, ni pertinent dans le contexte actuel. En revanche, rationnaliser les moyens disponibles et favoriser les mesures qui ont déjà fait leurs preuves à l’étranger nous semble opportun.
En matière d’enseignement supérieur, notre pays bénéficie de facteurs uniques et qui devraient nous permettre de nous situer dans le peloton de tête en matière numérique. Notre excellence mathématique, tout d’abord, est un facteur-clé d’une compétitivité numérique performante. Systèmes de compression – du son et de video – de cryptages – pour les communications et les transactions – , de représentation trigonométriques, pour la conception 3D et le dessin animé.
De même la qualité de formation de nos ingénieurs dont l’expertise est suffisamment reconnue pour qu’ils soient surreprésentés dans les directions techniques de nombre des plus grandes startups mondiales : Facebook, Yahoo ! Microsoft, Apple, parmis d’autres. Nous disposons enfin de quelques-unes des meilleures écoles de commerce dans les classements internationaux.
La France n’est pas à la hauteur de ses ambitions en matière d’université
La raison en est que beaucoup d’entreprises rechignent encore à entrer dans l’université, à coopérer avec elle. Et très rares sont les celles qui, à l’instar de Microsoft ou Dassault Systèmes, ont une stratégie de R&D qui passe massivement par la recherche en second cycle. En conséquence, un grand nombre d’universités n’ont aucun pont avec le monde de l’entreprise, dont elles continuent à se méfier. Sans même parler d’un incubateur qui verrait les entrepreneurs venir se frotter quotidiennement aux chercheurs. Et en conséquence peu d’entrepreneurs français auraient seulement l’idée de faire un partenariat avec une université.
Créer un diplôme universitaire est un processus long alors qu’en parallèle les technologies évoluent rapidement.
Nos grandes écoles d’excellence, l’Ecole des Mines, Centrale, Pont et Chaussées, et Polytechnique, pour gagner en impact et en notoriété à l’international, devraient s’ouvrir plus largement au monde de l’entreprise et se rapprocher du monde universitaire. Ce sont des « brand-names » réputés en France, mais autant le dire, inconnus à l’étranger. Nous sommes conscients des freins qui s’opposent à un tel rapprochement. C’est pourtant le sens de l’histoire qui s’écrira tôt ou tard.
Il faut également appeler les universités et les grandes écoles à favoriser l’interdisciplinarité. Aujourd’hui encore rassembler les meilleures écoles pour travailler sur un nouveau sujet comme les problématiques de Bigdata ou de Cloud, qui sont des sujets stratégiques à très haute valeur ajoutée, semble difficile voire impossible.
Une politique forte à l’égard des clusters permettrait en outre de faciliter le transfert de technologie de couplage entre la recherche académique et le développement industriel. En outre, la concentration –sous une forme géographique ou autre- de campus universitaires, capital-risque, agents de brevets, consultants spécialisés, startups, centre de recherche de grandes entreprises, banque d’affaires, etc…, donnerait le goût de prendre des risques, de gagner de l’argent et plus généralement permettrait d’ancrer culturellement l’esprit d’entreprise. Au final, cela établirait une relation durable entre secteur économique, pouvoirs publics, et monde de la recherche.
Quid du capital risque ?
Une filière du financement qui est capable d’adresser tous les besoins, de l’amorçage au capital développement serait un atout considérable, pour permettre aux entrepreneurs de passer de l’idée à l’entreprise de taille intermédiaire. Encore une fois, l’observation des écosystèmes qui ont réussi à passer à la vitesse supérieure en matière de contribution au PIB disposent tous d’un très beau réseau de financement de l’innovation. Certes nous avons de multiples acteurs privés, OSEO, la Caisse des Dépôts, le FSI, etc… Mais les acteurs privés sont en grave danger de disparition en raison de la crise financière, et ils ne couvrent pour l’instant qu’une partie de la chaine de financement. A cet égard, le CNN a remis un rapport, parfois sévère, à l’égard des dispositifs existants. Ce rapport a été longuement discuté avec les principaux protagonistes concernés. La quasi-totalité d’entre eux conviennent de la pertinence de nos recommandations. Nous ne pouvons donc que souhaiter que celles-ci seront rapidement mises en œuvres, quoi qu’il puisse en être des enjeux politiques de cette fin de mandat.
Le CNN, entendu par les pouvoirs publics ?
Il est sans doute trop tôt pour le dire. Les mesures les plus importantes comme la réforme de l’Université sont des réformes tellement structurelles qu’elles ne se prennent pas en un jour. De même pour le SBA. Mais nous sommes reçus, et on a l’impression d’être entendu. Notre inquiètude vient plutôt de l’élection présidentielle. Nous pensons que celle-ci pourrait être l’occasion d’un vrai débat de fond sur le numérique et les enjeux de la compétitivité. Nous le disons et nous ne cessons de le répèter : si nous ne parvenions pas à retrouver des domaines de spécialisation à fort potentiel d’emplois et de croissance, notre pays devrait disparaître à brève échéance des pays qui comptent. Rappelons simplement qu’en 15 ans, nous sommes passés de 5 à 3% de la richesse produite dans le monde. Le numérique peut inverser la tendance, et il y a peu de domaines qui permettent une telle croissance.
Quand numérique rime avec compétitivité
Pour notre Conseil, il existe un plan de route clair. Regardons les choses un peu lucidement : est-ce qu’on a une chance de sortir de ce marasme d’un coup de baguette magique ? Quelques partis politiques évoquent l’idée de créer une filière spécialisée autour de l’environnement, ce qui peut être une bonne idée. Cependant, même l’environnement n’offre probablement pas le potentiel d’emploi qui se trouve dans le numérique. De surcroît en terme d’efficacité des capitaux propres, le numérique semble être plus performant pour créer du PIB et surtout de l’emploi qualifié. Il est donc inconcevable que l’on n’ait pas un débat sur le numérique dans le cadre des présidentielles. Les mesures dont nous parlons, si elles étaient mises en œuvre, seraient très vraisemblablement à l’origine de la création de plusieurs centaines de milliers d’emplois, en plus des 450 000 qui découlent de la croissance « naturelle » du secteur.
Voilà pourquoi, il nous faut très vite saisir cette chance énorme qu’est le numérique pour créer de la croissance, développer des ETI et spécialiser notre économie. Et il faut le faire maintenant car dans quelques années, il sera trop tard : l’écart compétitif avec ceux qui auront su se saisir de cette opportunité sera trop grand. Car lorsque nous accélèrerons le pas, certains de nos voisins se mettront à courir. Il faut donc saisir fermement cet enjeu historique, et au plus haut niveau de l’Etat..
L’opendata, un enjeu politique
[le CNN doit rendre un rapport sur le sujet d’ici quelques semaines NDRL]
Etalab a fait du bon travail et Severin [Severin Naudet, le directeur d’Etalab, NDLR] s’est démené pour disposer du plus de données originales possibles. Nous avons salué cette étape.
Cependant, il ne faut pas se leurrer. L’opendata est un enjeu politique et non technique. De notre point de vue, on arrivera rapidement à disposer des données dont la CADA a elle-même facilement accès. Mais l’habit ne fait pas le moine. Ce qu’il faut c’est une volonté de transparence. Nous ne voulons pas être spécialement polémiques mais la France est un des rares pays qui a interdit la notation des professeurs par des plateformes collaboratives.
Nous sommes souvent surpris, lors de nos pérégrinations dans les institutions de voir combien l’esprit d’alcôve est encore présent : c’est là un grand acteur du financement public qui reconnaît n’avoir publié aucune donnée sur la performance de ses investissements. Dans l’autre, une institution qui nous explique que la localisation des réseaux télécom à vocation à rester secrète pour éviter les risques terroristes… L’attribution des logements sociaux en Opendata, à part quelques très petites initiatives, ça ne va pas de soit car le sujet est tellement épidermique que la publication – anonymisée – des attributaires serait soit-disant contestée. Evidemment avec des arguments de ce type, l’opendata deviendra rapidement un gadget. Il faut changer la société en profondeur et c’est l’enjeu de l’opendata ; c’est pourquoi il faut aller au delà de ce qui est consensuel. Severin ne s’exprime pas là-dessus car il est soumis à un devoir de réserve, mais je sais qu’il est d’accord avec ça.
Bien sûr on a parfois des bonnes surprises, certains départements ont mis en ligne leurs budgets, les données concernant la sécurité ont été libérées, mais si on veut sortir de l’ancien régime, il reste un travail important.
Nous rendrons dans les prochains mois un rapport sur ce qu’il convient de faire. Mais ce n’est pas au CNN de dire ce qu’il convient de publier ou pas. C’est une décision politique. Nous ne pouvons qu’appeler à la transparence, car la transparence et la libre circulation de l’information, c’est l’esprit même de l’internet. La suite, sera sans doute de trouver un moyen pour sensibiliser les élus et les associations, à l’enjeu que représente des outils de e-démocratie. L’opendata est inutile si la société civile ne s’en empare pas. Et pour que cela fonctionne, il faut des plateformes collaboratives, de la co-création et de l’engagement. Autant le mot Opendata est devenu un « gimmick » servi à toutes les sauces, autant ces derniers mots sont encore inconnus en France. Il faut que l’on voit comment nous pouvons faire pour que les gens s’en emparent.
En 2017, la France peut devenir un leader numérique
Il nous faut donc reprendre confiance en nous. Malgré cette crise très grave que nous traversons, nous pouvons devenir l’un des leaders mondiaux du numérique. Les moments d’adversité sont souvent les meilleurs pour rebondir. 2012 ne va pas être une année facile en général, mais c’est finalement au travers de périodes de ce type que l’Europe, et la France en particulier sont devenues les leaders incontestés dans d’autres secteurs. Faisons tous pour que le numérique soit le prochain.
La France est toute désignée pour devenir une grande nation numérique. Mais il faut que chacune et chacun d’entre nous, citoyen, étudiant, chef d’entreprise, s’approprie le numérique et s’engage avec enthousiasme dans cette grande aventure.
Tribune libre de Gilles Babinet (@babgi), Président du CNNum depuis Avril 2011.
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Merci pour cet article de qualité qui pose un certain nombre d’objectifs à court terme. L’éclairage sur les enjeux universitaires tel qu’il est donné montre l’une des facettes majeure, le monde des mathématiques. Il faudrait néanmoins que la communauté globale des chercheurs, toutes disciplines confondues, puisse investir l’espace numérique ce qui permettrait de faire valoir la pertinence de certains travaux de recherche, notamment en Sciences humaines.