Quand les grands groupes montent leur usine à start-up
Il y a une injonction à innover «comme une start-up», chaque groupe cherchant la parade contre l’uberisation aléatoire qui le menacerait.
Les grands groupes ont tous des politiques d’innovation, et les groupes plus petits s’y mettent avec enthousiasme ou à reculons selon leur culture et leur histoire. Les accélérateurs et start-up studios «privés» se multiplient, et je pourrais citer sans effort une dizaine de personnes qui ont le projet plus ou moins précis de créer des start-up «à la chaîne».
Beaucoup de ces projets ont au moins un défaut structurel. De ce fait, beaucoup de temps et d’énergie sont perdus.
Je vous propose ici une grille de lecture simple qui permet de classer les projets d’usines à innovation et de comprendre leurs facteurs de succès et d’échec en fonction des configurations.
Les expériences d’usines à innovation peuvent se classer en 4 grandes catégories, suivant qu’elles cherchent à faire émerger les projets avec des processus exploratoires ou, au contraire, avec un plan de route précis, et suivant qu’elles cherchent à transposer des modèles existants ou à en faire émerger de nouveaux.
Cas I) Projets de duplication menés avec des méthodes exploratoires
L’innovation de rupture est assez rare et la plupart des start-up ne doivent rien à la recherche fondamentale. En fait, quand on parle de start-up numériques, on est en plein «océan rouge», avec des barrières à l’entrée inexistantes et une concurrence pour attirer et retenir l’attention des consommateurs de plus en plus forte (les start-up BtoB s’en sortant mieux au prix d’un cycle de vente en général plus long). Dans ces conditions, beaucoup de projets échoueront, et le survivant de chaque catégorie est censé rafler le marché. Il est assez difficile de savoir cependant qui va remporter le pompon.
Ces projets sont des duplications avec apparition rapprochée dans le temps «de grappes» de start-up avec les mêmes concepts (ex.: application de mise en relation coiffeurs-clients), ou des transpositions de concepts à un autre marché (ex.: essayer de faire le «AirBnB du dating»). Les méthodes utilisées, dont la plus connue est le lean start-up, sont des méthodes exploratoires.
Exemples d’acteurs sur ce créneau: Le Y combinator et The Family.
Le modèle repose sur la prise de parts dans les start-up contre du conseil. Comme il est impossible de connaître avec précision le futur vainqueur, le plan est de parier sur TOUTES les startups (méthode spray and spray), on arrose toutes les salades, on cueillera les plus jolies. Les projets champions seront «poussés» par du mentorat et de la mise en relation.
Conditions de réussite: Quand la place est déjà prise dans un écosystème, il est quasiment impossible de réussir à faire la même chose. Si vous voulez essayer, vous devrez avoir une force de frappe supérieure en communication et avoir à bord quelques top guns du business, avec des carnets d’adresses en or, et cultiver un niveau de «hypitude» stratosphérique. Le produit d’appel destiné à attirer les start-up est en général une master class ou un cursus d’apprentissage entrepreneurial gratuit.
Que se passe-t-il si les conditions ne sont pas réunies?
Si votre carnet d’adresses ou votre mentorat ne sont pas à la hauteur, vous provoquerez rapidement un mécontentement important des start-up (impensable dans un si petit écosystème).
Si votre niveau de hype est inférieur à celui des autres programmes, vous aurez sans doute les projets les moins intéressants (traduire par: les projets que les autres programmes ont refusés), et surtout une quantité de projets rentables insuffisante pour vous y retrouver.
Pourtant, cela reste presque viable pour le moment: au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, nous sommes dans une bulle, avec un niveau de valorisation des start-up digitales méchamment déformé et des investisseurs un peu grisés. Ne comptez pas en profiter au-delà de 2-3 ans (comme je ne suis pas devin, je n’assurerais pas le service après-vente de cette prédiction ^^).
Si vous êtes un groupe:
Il vous suffit d’observer cet écosystème et d’y faire votre marché (en offrant plus et plus tôt que vos concurrents) . Attention cependant, en ce moment, vous risquez de faire votre marché de start-up au prix fort. Le niveau technologique de nombreuses start-up est faible, leur niveau d’organisation souvent chaotique et leur connaissance de votre cœur de métier possiblement inférieure à la vôtre: évaluez bien ce que vous achetez!
Cas II) Projets de duplication menés en mode projet
Ici, on sait où on va: la méthodologie est connue, et s’apparente à celle de la franchise, on prend un concept rodé et on le change de marché. En ce sens, on fait quelque chose de nouveau. Ce n’est pas le summum de l’innovation, nous sommes d’accord, mais le modèle reste intéressant et inspire les start-up studios.
Les inconnues sont moins nombreuses qu’avec un mode exploratoire et le retour sur investissement moins aléatoire: on travaillera ici sur un petit nombre de projets à la fois.
Cas et Exemples sur ce créneau: Rocket Internet, Spir Communication (pour LeBonCoin)
Dupliquer des projets de cette manière nécessite de connaître le «livre de recettes». Soit les acteurs ont une expérience du métier (incubateurs «métiers» internes), soit des partenariats ou des joint-ventures sont mis en place avec des acteurs qui savent «comment le faire». Ainsi, le groupe Spir a fait un partenariat avec l’éditeur norvégien Schibsted pour faire LeBonCoin (en déclinant le site suédois Blocket.se). Les projets sont menés par des équipes motivées, à l’esprit entrepreneurial et correctement financés.
Conditions de réussite: Il faut maîtriser le «livre de recettes» évidemment, et être capable de réunir, payer et intéresser l’équipe. Il est impossible d’économiser vraiment sur les moyens, surtout si le projet veut avancer vite. Mais il est possible de faire les dépenses par tranches, avec des stop and go dans le projet qui permettent de limiter les frais.
Conditions d’échec: Malgré le fait que l’on compte sur des équipes avec une mentalité start-up, essayer de fonctionner avec quelques bouts de ficelle ne marche pas vraiment. Imaginer une main d’œuvre «gratuite» de stagiaires et d’entrepreneurs in house uniquement intéressés au capital ne fonctionne par exemple en général pas. Les entrepreneurs les plus échevelés et capables de survivre avec un bol de nouilles chinoises par jour s’ébattent dans le premier modèle, pas dans celui-ci.
Si vous êtes un groupe: Si les projets ne sont pas commandés à un start-up studio, et que vous les montez en interne, la capacité de décision et les moyens alloués au responsable sont primordiaux.
Que la personne poussant le projet soit appelée «intrapreneur», «product manager» ou «product owner» ne change rien à l’affaire. Il lui manquera en général une dimension (marketing, business ou technique). Si vous montez un projet sur un domaine nouveau pour votre groupe, vous aurez besoin de partenariats effectifs avec un acteur ayant le «livre de recette» pour combler cette dimension manquante.
La clé pour qu’une équipe s’approprie le projet n’est pas le nombre d’actions données à l’équipe, ni le titre d’intrapreneur, mais le pouvoir réellement laissé sur le projet. Ce type de projets doit donc avoir ses propres ressources et dépendre le moins possible des autres services du groupe, tout en maintenant avec eux un bon niveau de communication.
Cas III) Projets nouveaux menés en «suivant la vision»
On trouve cette configuration en général dans un groupe ayant une forte culture technique.
La vision du produit à créer est très forte et vient en général d’un visionnaire au sein du groupe plus que d’une demande du marché.
Cas et Exemples sur ce créneau: Google X, Space X, Apple, Lokheed Martin…
Créer des produits à forte compétence technique ou innovante nécessite des équipes pointues et aguerries, motivées par le défi de créer un produit vraiment différent.
Conditions de réussite: Le projet dispose d’une équipe triée sur le volet, menée par un gourou ou un leader visionnaire qui motive l’équipe à atteindre un but extraordinaire. L’équipe dispose de moyens importants, mais peut surtout travailler à l’écart du reste de l’organisation, préservée de toute distraction et de tout problème «politique».
Conditions d’échec: Enlevez n’importe lequel des ingrédients cités plus haut et vous aurez un résultat médiocre, ou aucun résultat.
Si vous êtes un groupe: Utilisez ce type de méthode à vos risques et périls. En cas de succès, l’équipe, telle la chèvre de monsieur Seguin ayant découvert l’air pur de la montagne, ne voudra pas réintégrer l’étable. Si vous n’avez pas un projet sur le feu auquel affecter cette équipe, vous allez la perdre (elle suivra son «gourou» dans une autre aventure). Si vous avez une filiale ou un département qui fonctionne constamment sur ce mode-là, vous aurez réellement des problèmes culturels et de compréhension entre votre Lab expérimental et le reste du groupe.
En cas d’échec des projets, la situation est presque pire: l’ego de vos équipes sera à ramasser à la petite cuillère dans le caniveau.
Le conseil: laissez-les partir, financez leurs prochains projets et rachetez ceux qui fonctionnent. Utilisez cette politique en recrutement pour expliquer à quel point vous êtes un groupe «cool».
Cas IV) Projets nouveaux menés en mode exploratoire
Cette configuration se retrouve là où il y a la volonté d’innover, d’explorer et d’échanger. Il s’agit de systèmes «ouverts» où l’on compte sur un peu de sérendipité pour produire des choses nouvelles.
Ce peut être au sein de groupes (open innovation) ou dans des cercles de la société civile (cercles d’aviation du début du XXe siècle, groupes de hackers et adeptes des logiciels libres aujourd’hui).
Cas et Exemples «corporate» sur ce créneau: Google (avant), 3M, basecamp…
Quand un groupe implémente ce type de politiques, l’innovation est mise au cœur du projet, et les innovateurs se voient accorder un temps dédié à innover sur ce qu’ils veulent avec une grande liberté. Ce peut être par exemple 15 % du temps de chacun, ou un mois entier destiné à faire émerger des projets. En général, la politique d’innovation telle qu’elle est définie donne des objectifs du type «X % du chiffre d’affaires doit être généré par des produits de moins de X années», ou encore «X % du budget d’innovation doit être réservé à des innovations de rupture et Y % à des innovations incrémentales».
Conditions de réussite: Le projet doit être conçu pour être compatible avec les canaux de distribution du groupe afin qu’il n’y ait pas un problème pour le développer et le distribuer ensuite. On aura ainsi des produits nouveaux pouvant intégrer un catalogue chez 3M ou un produit fait pour Internet chez Google (je parle du Google de nos grands-pères là). Tout autre type de projet nécessite de passer sur les cas II ou III d’usines à projets (en faisant GoogleX par exemple).
Conditions d’échec: Ne pas comprendre comment la politique d’open innovation doit être ensuite déclinée en mode projet peut mener à de nombreuses difficultés d’implémentation.
Si le projet s’insère parfaitement dans votre ligne de produits actuelle, ou représente une innovation incrémentale, vous n’aurez pas de soucis. En revanche, si le Hackathon géant mené au sein du groupe mène à un produit nouveau pour vous mais connu par d’autres, il vous faudra le «livre de recette» correspondant et donc des partenariats avec les acteurs qui «savent faire». Si ce que vous faites est vraiment nouveau, il vous faudra recruter des top guns et les mettre en mode commando.
Hey! Ce que je veux faire ne rentre pas dans ces catégories!
Il y a deux cas possibles:
A) Vous avez fabriqué un monstre auquel il manque un ingrédient essentiel qui fait que vous ne vous y retrouvez pas.
B) Votre projet a émergé en mode exploratoire et est passé en mode projet dans une autre catégorie.
Par exemple: Une démarche d’open innovation a été menée au sein de votre groupe et a accouché de plusieurs projets, dont les meilleurs intègrent l’incubateur interne du groupe.
Ils s’y développeront jusqu’au moment où ils intégreront une business unit ou deviendront une business unit eux-mêmes. Certains de ces projets représentent une véritable innovation pour le groupe. Par exemple, c’est la première fois que le groupe fera des produits surgelés devant intégrer la chaîne du froid.
À votre avis où se situe le projet?
Eh bien, le projet émerge dans la catégorie IV et comme le groupe ne sait pas développer directement ce type de produits qui est nouveau pour lui, il passe en incubation dans la catégorie II.
Il s’agit bien en incubation d’un projet de duplication car, si la chose est nouvelle pour le groupe, de nombreux acteurs maîtrisent parfaitement la chose: le groupe doit intégrer le «livre de recettes» correspondant par un partenariat ou une joint-venture.
La même démarche initiée par un hackathon ouvert au public aurait démarré dans la catégorie I.
Et après?
Eh bien, une fois tout cela pris en compte, il reste deux questions importantes: la capacité de l’équipe à «aller vite comme une start-up», et la question complexe de l’intégration d’un projet développé en mode start-up dans une business unit, mais cela, ce sont d’autres articles…
Thomas Guyon est un vétéran de l’écosystème de la création d’entreprise en Ile de France. Il a notamment dirigé l’incubateur de la Cité des 4000 à la Courneuve durant plus de 7 ans.
Il intervient sur les thématiques de l’économie de la débrouille et de l’économie numérique aussi bien en France qu’à l’international. Thomas Guyon est aussi auteur et créateur de jeux vidéos à ses heures.
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Merci Thomas de cet éclairage pertinent et qui fera gagner du temps aux startups.
Sur ce sujet des relations startups-grands groupes, avez-vous lu http://www.business-angel-france.com/startups-ne-croyez-pas-au-pere-noel-avec-les-grands-comptes/ ?