«Les labos réalisent que médecins et patients sont en train de leur échapper»
Le début d’année est généralement l’heure des bilans et de l’annonce des tendances pour l’année qui vient. Je n’échappe pas à la règle et partage avec vous le constat que, pour moi, 2015 est – entre autres – l’année du déclic des labos à l’égard du digital. Quelques annonces fortes : programme de recherche participatif à l’aide des Big Data chez Roche, partenariat avec Google sur le diabète chez Novartis, hackathon santé pour Sanofi, Medtronic qui s’allie à IBM… Au colloque de Cham où j’ai eu le plaisir d’animer une table ronde, la vision prospectiviste autour de l’e-santé donnait le tournis. Est-ce la menace d’ubérisation qui a soudainement créé l’urgence dans la pharma? Cela suffira-t-il pour les amener sur la voie de la digitalisation?
Si le phénomène est particulièrement frappant, il faut dire que c’est aussi par contraste. Les labos ont en effet ignoré magistralement les deux précédentes révolutions numériques. J’ai l’habitude d’utiliser la classification des révolutions du Web en trois phases pour mesurer la maturité des organisations par rapport au digital. Rappelons les écueils qui guettaient les protagonistes des deux premières révolutions numériques :
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Le Web 1.0, Web des moteurs de recherche qui a opposé les «sites vitrine» d’un côté aux sites «user-centric» de l’autre. Ce sont les seconds qui ont gagné la bataille de la visibilité sur Google.
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Le Web 2.0, Web des réseaux sociaux qui a opposé les entreprises utilisant ces outils comme un canal de communication aux organisations qui ont compris qu’elles pouvaient entrer en conversation directe avec leurs publics. Ce sont ces dernières qui ont consolidé leur réputation et ont tiré une connaissance client clé pour construire les produits et services de demain.
Au moins, les industriels du médicament n’ont pas connu de bad-buzz puisqu’ils n’ont pas tenté grand-chose sur le digital: leurs sites Web sont restés calés à la version 2000 des sites plaquette en bonne et due forme. Ni référents d’information sur les pathologies sur lesquelles ils travaillent, ni animateurs de communautés de patients, ni activateurs de réseaux d’influence pour se défendre des attaques dont ils sont parfois victimes, ni même acteurs de leur propre notoriété via des investissements publicitaires, l’industrie pharmaceutique a brillé par son absence.
Evidemment ils ont quelques raisons à cela : paralysés par des contraintes règlementaires (publicité sur les produits sous prescription, pharmacovigilance obligeant de déclarer les effets secondaires…) et acteurs d’un système de santé lui-même archaïque, on comprend leur prudence. Alors qu’est-ce qui les fait regarder la troisième vague du Web, celle des datas, d’un œil différent?
À mon sens, ils réalisent que leurs deux cibles principales, les médecins et les patients, sont en train de leur échapper :
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D’un côté, la relation avec le médecin se complique : depuis 2008, le moindre stylo offert à un professionnel de santé doit être déclaré et par ailleurs, les médecins reçoivent de moins en moins les visiteurs médicaux et sont 96% en revanche à s’informer sur Google.
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De l’autre, le patient prend sa santé en main : si depuis le web 1.0, il a accès à de l’information sur Google, avec le web 2.0 il a pu dialoguer avec d’autres patients, le web 3.0 enfin lui fournit les objets connectés qui lui redonnent le pouvoir de gérer son propre «monitoring».
Les laboratoires entrent donc sur le digital par la grande porte du «business-model» et de la transformation totale de leur activité, passant de vendeurs de médicaments à vendeurs de «dispositifs médicaux» d’accompagnement de leurs patients. Mais je me pose la question suivante: peut-on franchir une étape aussi structurante sans avoir été confronté aux enjeux précédents du digital? Autrement dit, peut-on jouer correctement au niveau 3 du Web sans avoir réussi les deux premiers? Votre avis m’est le bienvenu. Moi qui ne suis pas gameuse, je vous donne rendez-vous début 2017 pour vous donner mes impressions…
VOIR : [NOUVEAU] «Healthcare Connect»: l’émission e-santé
De formation HEC, Caroline Faillet, passionnée par les phénomènes de propagation propres au Web, s’intéresse aux ancêtres des média sociaux dès 2003. Elle dépose l’expression «marketing des conversations» et décide, en 2004, de cofonder sa seconde entreprise, Bolero, dont la vocation est de décrypter les opinions et comportements des publics pour orienter les stratégies des organisations. En tant que «netnologue», Caroline Faillet a la capacité de décoder l'impact du digital sur le monde d'aujourd'hui et met à profit son expertise pour contribuer au débat dans le monde académique (HEC, Celsa-La Sorbonne) et dans de nombreux événements.
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D’après moi la chance qu’ont les laboratoires est justement de débuter la véritable aventure du digital à un moment où beaucoup a déjà été fait et testé par les autres secteurs. S’ils parviennent à tirer les bons enseignements et à les appliquer judicieusement aux spécificités du secteur pharmaceutique, leur aspect « nouveaux du digital » les fera je pense passer encore plus grandement par la grande porte.