Le Saas est il un tue le changement ?
Si la technologie permet des avancées majeures elle n’est pas auto-suffisante. Cela fait une grosse dizaine d’années que nous voyons arriver dans les entreprises des logiciels permettant de totalement réinventer les modes opératoires, les process métiers, la manière dont on travaille et je trouve que même si le changement n’a jamais été chose aisée, les entreprises sont de moins en moins prêtes à s’approprier la nouveauté.
On peut bien sûr mettre en cause la vitesse du changement et la rapidité avec laquelle ces solutions débarquent dans le paysage. Cela compte indéniablement : plus les changements sont nombreux et arrivent vite plus il est difficile d’y faire face.
Il y a bien sûr la dérive solutionniste qui veut qu’à tout problème corresponde une technologie magique qui va le résoudre en un claquement de doigts. La vérité est qu’un logiciel ne vaut que par la manière dont on conçoit et met en œuvre son utilisation, elle-même dépendante du contexte du travail. On ne peut pas s’attendre à ce qu’une solution fonctionne dans un contexte où les hypothèses qui ont prévalu à sa conception ne sont pas valides. Ce qui nous ramène à une bête histoire de changement. Mais l’existence du modèle Saas pour l’acquisition d’une solution ne facilite pas les choses. Même si on sait que la solution ne changera rien à elle seule c’est tellement tentant de se dire « je signe, c’est déployé en deux minutes et on ne sait jamais, un miracle peut arriver ».
Et puis il a justement l’autre facette de cette dimension du modèle Saas : aussitôt acheté, aussitôt déployé. Ou presque.
Il fut une époque pas si éloignée où l’on était dans l’excès inverse. On choisissait une solution et le temps qu’elle soit déployée et intégrée on en prenait pour 6 mois, 1 an, voire davantage. Frustrant au possible mais pendant que la DSI s’attelait à ce lourd chantier les autres avaient tout le temps de préparer ce qui allait se passer le jour J. On menait des études d’impact, on élaborait des dispositifs de communication / formation / accompagnement fouillés (des fois trop), on se préparait et on avait tout le temps de préparer l’atterrissage.
Aujourd’hui tout passe par la technologie. C’est un bien car cela ouvre un champ des possibles quasi infini en termes de nouveautés. C’est un également un mal car les raccourcis sont faciles et on a tôt fait d’arriver à la conclusion suivante : « si quelque chose se passe cela doit se voir sur un écran ». Et comme le logiciel qui s’affiche à l’écran est disponible quasiment de suite, que les entreprises ont depuis longtemps sombré dans une obsession du court terme et que les sponsors de quelque projet que ce soit veulent rapidement récupérer les fruits de leur investissement ou punir les coupables, à partir du moment où une décision d’achat a été prise et où le logiciel peut être disponible le lendemain, on veut voit des preuves du changement le sur-lendemain.
Ce qui entraine deux choses.
Tout d’abord les équipes qui devraient piloter et accompagner le changement n’ont pas le temps de le préparer et encore moins de préparer ceux qui vont le vivre.
Ensuite, vu que les bailleurs de fonds veulent voir des choses vite, on essaie de leur en montrer. D’où une énergie folle dépensée pour faire vivre « sur les écrans » des appartements-témoins qui ne ressemblent en rien à la réalité de ce qui se passe dans la vraie vie, dans les bureaux.
Bien sûr, tous les projets ayant recours à des solutions en Saas ne connaissent pas ces dérives. En fait c’est essentiellement fonction du nombre de personnes concernées. Si on prend des projets essentiellement métier comme en RH par exemple, la zone d’impact est restreinte et facile à évaluer. On peut s’occuper de toutes les personnes concernées (même si ça n’est pas facile) et ce d’autant plus que ces projets demandant quand même un minimum de paramétrage, on garde une fenêtre de tir suffisante pour se préparer. Et encore… pourvu qu’on s’en donne vraiment la peine et qu’on ne bâcle pas le travail au prétexte que « les logiciels de maintenant c’est simple et intuitif et si ça se déploie vite ça doit s’utiliser vite ».
A l’inverse on a souvent touché le fonds en matière de collaboratif. Là c’est potentiellement toute l’entreprise qui est touchée et il y a des milliers de personnes à accompagner (voire plus) et une infinité de use case, de besoins, de situations différentes. D’où une adoption très mitigée et des plateformes maintenues sous respiration artificielle à force de community management (vous savez…pour qu’il y ait des choses à l’écran) alors que rien ne changeait vraiment dans la réalité
Un dernier point qui n’est pas neutre : l’avantage du Saas c’est la rapidité des mises à jour et améliorations diverses qui se font au fil de l’eau et sont livrées à intervalle régulier. Par contre cela n’est pas toujours clairement annoncé et documenté par l’éditeur, surtout lorsqu’il s’agit d’un ajustement mineur ou d’un test lancé sur un échantillon de population afin de voir si la greffe prend et décider d’abandonner ou de généraliser. Les équipes internes chez le client ne sont donc pas toujours informées et lorsqu’elles le sont elles n’ont souvent ni le temps ni les moyens d’anticiper. De toute manière il est illusoire de penser pouvoir gérer cela à grande échelle quand les nouveautés tombent tous les 15 jours ou tous les mois, furent-elles mineures. En effet l’adage selon lequel, dans sa vie privée, l’utilisateur s’accommode des évolutions proposées par les éditeurs (Google, Facebook) naturellement ne se vérifie que rarement dans le contexte du travail. Le moindre déplacement d’un bouton ou le changement de son libellé prend vite l’allure d’une affaire d’État. Je serai d’ailleurs curieux de voir, maintenant que Facebook at Work arrive sur le marché, comment un même utilisateur va vivre une même évolution de l’interface ou d’une fonctionnalité selon qu’il se trouve dans son contexte personnel ou professionnel.
Un avantage du Saas, ceci dit, est qu’il permet d’apprendre par l’expérience, en utilisant la solution. Un bon point contrebalancé cependant par le fait qu’on a qu’une seule chance de faire une bonne première impression. Si les premières impressions sont mitigées les utilisateurs ne reviendront pas, quand bien même on a amélioré les modules de formation et l’accompagnement entre temps.
Ne vous trompez pas : je pense que la rapidité de mise à disposition et de déploiement du Saas en fait une réelle opportunité. Mais parce qu’il permet des approches nouvelles il demande également aux personnes en charge de le déployer davantage de vigilance et fait peser sur les épaules davantage de responsabilités (comme celle de dire « c’est disponible…mais on attend d’être prêts… » qui demande un certain courage). Un déploiement en Saas c’est comme hériter d’une jolie voiture de sport : c’est puissant mais ça demande une certaine maitrise, quitte à prendre le temps et ne pas appuyer sur l’accélérateur de suite.
Bertrand Duperrin est Digital Transformation Practice Leader chez Emakina. Il a été précédemment directeur conseil chez Nextmodernity, un cabinet dans le domaine de la transformation des entreprises et du management au travers du social business et de l’utilisation des technologies sociales.
Il traite régulièrement de l’actualité social media sur son blog.
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