Le temps que j’écrive ce post, le secteur de la santé a été disrupté 17 fois
Impossible d’aller sur un blog traitant de stratégie digitale, d’ouvrir un livre de stratégie de l’innovation ou de management de la technologie sans lire le terme de «disruption» à tout bout de champ. Impossible d’assister à une présentation traitant d’innovation technologique sans entendre que telle ou telle entreprise à disrupté son marché, ou ses concurrents, ou son industrie, que sais-je. Impossible d’aller sur Tech-Crunch, d’ouvrir la rubrique «idées» ou «tech-media» des Echos, d’aller sur Forbes Tech ou sur The Economist sans tomber sur des vidéos expliquant en quoi tel ou tel marché est enfin disrupté, que tout va changer et que nous entrons dans un monde nouveau. Dans le secteur de la santé, il ne se passe pas une journée sans que je ne lise que telle ou telle application fantastisque vient de disrupter le secteur. D’ailleurs, le temps que j’écrive cet article, il a été disrupté 17 fois.
Comme le terme est utilisé de manière très différente, dans tous les contextes, nous sommes aujourd’hui presque face à un mot valise qui signifie tout, et donc rien. Vous avez le droit de dire «Disruption? Désolé, comprends pas.» Je vais donc détailler ici, synthétiquement, ce que «innovation disruptive» ou «disruption» signifie.
Chaque période a son mot clé qualifiant l’innovation. L’innovation, en soi, recouvre un grand nombre de réalités. Elle peut être technologique, organisationnelle, continue, itérative, radicale, de produit, de service, etc. Une innovation, c’est une chose nouvelle. «Chose» au sens large du terme, que ce soit une pratique, un service ou encore une technologie; «nouvelle» au regard du contexte et de ce qui se pratique déjà.
Le terme de «disruption» fait référence quant à lui à une innovation, qu’elle qu’en soit le type, qui va perturber un marché et conduire à sa reconfiguation. L’origine du terme est ancienne. Si l’on retourne aux racines, en lisant Schumpeter dans «Capitalisme, socialisme et Démocratie», elle recouvre la fameuse représentation de l’innovation, portée par l’entrepreneur, comme une tempête créatrice, porteuse de changements radicaux. Cela date quand même de 1942. Donc la disruption, ce n’est pas nouveau, ni spécifiquement lié au secteur digital comme on pourrait le croire.
Le terme de «disruption» a été popularisé par Clayton Cristensen (Harvard Business School) dans son livre «The Innovator dilemma», ouvrage hautement recommandable, où Christensen déploie une théorie de l’innovation disruptive. Le terme d'«innovation disruptive» employé par Christensen qualifie les innovations qui conduisent à la création de nouveaux marchés. Ce qu’il entend par «dilemme», c’est le choix que l’entreprise doit faire entre une stratégie basée sur l’innovation itérative (qui est une amélioration progressive de l’offre), et une stratégie basée sur l’utilisation de nouvelles technologies pour rentrer sur de nouveaux marchés. J’ai d’ailleurs publié récemment un article sur les «market entry strategies» dans JBR (papier académique en anglais).
Le point principal de Christensen est que les entreprises disruptives entrent sur un nouveau marché «par en-dessous», en proposant souvent une simple application (produit peu cher, facile d’accès pour les consommateurs et satisfaisant un besoin). Cette application est nouvelle pour les consommateurs et va conduire à une transformation du marché. Cette entrée «par en-dessous» ne provoque en effet pas de riposte des «incumbents» (entreprises déjà sur le marché) car elle est souvent sous-estimée. Ce point reste toutefois à prouver, les tests ne le confirmant pas.
A ce stade, la question qui se pose est toujours la même. Comme ce qui caractérise la disruption est la reconfiguration du marché, il est impossible de qualifier une innovation de disruptive au moment où elle arrive. On saura si le marché a été reconfiguré plus tard: départ des incumbents, popularisation de nouvelles technologies et applications, ou modification des comportements des consommateurs.
Voici donc en quelques mots ce que signifie une disruption. Une fois que l’on a défini de quoi on parle, la question est de savoir si ce raisonnement est utile. Est-ce réellement nouveau? Est-ce qu'il permet aux entreprises de mieux comprendre le type d’innovation à proposer à leurs clients pour se bâtir un avantage concurrentiel? Je vous laisse vous faire votre propre opinion en allant jeter un œil à ce papier de King et Baatartogtock: «How useful is the theory of disruptive innovation?». Publié dans le MIT Sloan Management Review, ce papier est clair et alimente factuellement la conversation.
Jean-Philippe Timsit est professeur de Competitive & Digital Strategy à l’ESC Rennes School of Business.
Il est spécialisé dans l’avantage concurrentiel et la création de valeur, principalement dans le cadre de stratégies digitales, ainsi que dans les domaines de l’entrepreneuriat et du leadership. Il intervient régulièrement sur ces thématiques auprès d’entreprises via des séminaires, formations et missions de conseil ou auprès d’entrepreneurs en phase de création.
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