Viadeo: 3 regards sur l’échec du champion
Viadeo a été placé en redressement judiciaire le 29 novembre dernier par le Tribunal de commerce de Paris. Quelques jours avant, le réseau social professionnel avait suspendu la cotation de ses actions. Le Figaro Classifieds et LeBonCoin.fr/ »>LeBonCoin seraient intéressés par une reprise de l'activité.
Quelles ont été les erreurs de la société française? La stratégie de Viadeo a-t-elle été la bonne? Le point de vue de trois contributeurs.
«On savait Viadeo en mauvaise posture depuis la cessation de ses activités en Asie, en décembre dernier, motivée par une volonté de se recentrer sur le marché français qui représente alors l'essentiel de ses revenus. Mais ce virage stratégique majeur, sans doute trop tardif, n’a visiblement pas permis de redresser la barre. Plusieurs raisons peuvent expliquer cet échec. J’en vois deux principales. D’une part sa stratégie produit, face à un concurrent redoutable, l'a placé, d’emblée, en porte à faux avec un modèle économique basé principalement sur des abonnements payants et de la publicité, quand LinkedIn propose l’utilisation de sa plateforme gratuitement avec facturation des recrutements effectués par les entreprises via son intermédiaire et possibilité de souscrire des services Premium payants. Le business model B2B du réseau américain ciblant le segment professionnel a été rapidement rentable, ce qui ne fut pas le cas de Vidaeo dont les possibilités gratuites limitées et la couverture géographique restreinte ont vite lassé les utilisateurs.
D’autre part, sa stratégie d’expansion internationale visant les marchés émergents pour éviter une concurrence frontale avec le géant américain est vite devenue un gouffre financier; les bases utilisateurs étant difficilement monétisables dans ces zones… En s’éloignant de son cœur de marché, la France, le joueur tricolore s'est perdu.
Aujourd’hui ses actifs sont à vendre dont sa base de 40 millions d’utilisateurs incluant 11 millions en France -Linkedin compte à peu près le même nombre d’usagers en France et 467 millions de membres dans le monde – Mais la fin de Viadeo ne signe pas pour autant la fin de l’entreprise. A elle de se réinventer, ce qui semble bien parti, vu l’intérêt que lui porte ses acquéreurs potentiels.»
«Avant tout je souhaite rendre hommage à cette belle start-up française et à ses fondateurs qui nous ont tellement fait rêver et dont on peut être fier encore aujourd'hui. De plus, les erreurs citées ci-dessous ne doivent aucunement occulter les vraies raisons du déclin de Viadeo face à son concurrent américain, à savoir son faible niveau de financement.
La belle ambition de Viadeo l'a encouragé à s'internationaliser rapidement sur des marchés à fort besoin en cash, difficiles à rentabiliser, et peu matures comme l’Inde ou la Chine.
Je pense que ce pari était risqué notamment au vu de la faiblesse de leurs fondamentaux ramené à leurs ambitions business. Viadeo aurait dû renforcer ses bases économiques (créer de la rentabilité en France) avant de se lancer dans une stratégie internationale ambitieuse. A titre d'exemple, tandis que LinkedIn est rentable depuis 2006, Viadeo ne l'est toujours pas.
De mon point de vue, la principale erreur de Viadeo a été son manque de réactivité dans la réadaptation de son offre. Face à un concurrent qui se concentre sur la simplification de son produit et l'amélioration de la user expérience, Viadeo a opté un modèle freemium limité créant de l'insatisfaction voire même de la frustration chez ses utilisateurs.»
«Jusqu’à ce que l’entreprise commence à connaître des déboires, c’est-à-dire en 2014, la stratégie internationale de Viadeo était assez claire et simple en apparence: s’appuyer sur un socle solide en France et opter rapidement pour une ouverture internationale (démarrée en 2007). On assiste alors à une forte dispersion à l’étranger, en Russie par exemple, en Afrique, en Chine bien sûr. L’idée, est de racheter des réseaux sociaux dans les pays émergents pour faire exploser le nombre de membres. Ne serait-ce que le marché chinois par exemple, c’est 25 millions de membres de plus, c’est évidemment loin d’être négligeable pour atteindre une taille critique, c’est-à-dire avoir assez de membres pour commencer à facturer certaines prestations.
C’est donc une stratégie multi-locale en adaptant un nombre considérable de services aux particularismes culturels. On avait énormément de diversification de services et beaucoup d’implantations à l’étrangers, très rapidement, mais cela a aussi occasionné des investissements considérables ne serait-ce que pour gérer 8 langues, des réorganisations constantes d’onglets, des micro-formats, des espaces dédiés à des informations personnelles par pays, des messageries par pays, un moteur de recherche extrêmement coûteux et robuste, des articles, des contacts, un club, des partenaires comme Thalys, un tableau de bord suggérant de nouveaux contacts par exemple…sans oublier le système du freemium, gratuité de certains services, paiement pour d’autres (plus haut de gamme…).
J’ai moi-même travaillé avec des plateformes d’e-RH par exemple. On retrouve souvent un peu les mêmes problèmes. La première préoccupation consiste à augmenter le trafic sur le site en question. Il faut alors se faire connaître. Généralement l’offre à ce stade est très diversifiée, c’était le cas au début de Viadeo. On souhaite qualifier des CV, assurer une certaine fluidité dans la vitesse d’exécution de l’offre et de la demande de CV, mais on oublie d’apporter de l’épaisseur (du contenu) et de joindre les deux bouts: c’est-à-dire créer un espace social certes mais avec du contenu et pas uniquement sous la forme d’une vitrine et de plaquage de profils. Grave erreur de bon nombre de start-up américaines, ce qui a conduit à la crise des valeurs technologiques de 2001. On refuse aussi de se laisser du temps à la gratuité. Laisser le marché frémir, bouger, pour ensuite le cas échéant élaguer un certain nombre de branches et se recentrer. C’est aussi l’une des erreurs de Viadeo avec l’idée du freemium trop tôt, l’oubli de solutions audacieuses de valorisation comme le pratique à merveille COOP-TIME, site d’e-cooptation français, avec le système d’incitation par tiers. En clair, COOP-TIME propose un système de recrutement par cooptation en 3 temps: une consultation des offres d’emploi, vous recommandez votre entourage, vous gagnez une prime de 700 euros. Lorsque l’on veut facturer vite, il ne faut pas le faire de manière aussi frontale sans avoir fait la preuve évidente de l’apport de service, mieux vaut passer par un système en triangle (offre d’emploi, demande d’emploi, recommandation).
Je soulignerais 7 facteurs clé de succès observés très concrètement. Il est clair que chez Viadeo, le drame a reposé sur un seul. C’est donc bien un triste sort d’échouer pour une seule raison.
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Il faut une vraie rupture dans l’innovation stratégique. Ici, à la naissance de Viadeo dans le début des années 2000, on peut estimer que c’était le cas. Les réseaux sociaux professionnels en étaient à leur balbutiement. En France, c’était révolutionnaire comme en atteste d’ailleurs la qualité des levées de fonds de Viadeo.
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Il faut un moment idéal. On sortait d’un très grand marché test, les Etats-Unis, et l’on peut dire que les facteurs d’échec étaient bien assimilés.
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L'équipe doit être excellente, et de ce point de vue je n’ai rien à ajouter, les avis publics sont unanimes pour le dire.
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Le produit était visiblement clé en main
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Compte tenu du niveau de chômage en France, de la question des risques liés à l’automatisation des fonctions supports, la création de nouveaux métiers dans la perspective d’une nouvelle Ère, celle du numérique, on peut dire qu’à sa création, les perspectives de croissance existaient déjà à très long terme. Les besoins d’adéquation entre l’offre et la demande de travail, les frictions du marché justifiaient l’existence d’une plateforme électronique comme celle-ci.
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Les parts de marché étaient donc énormes en perspective… Mais où alors Viadeo a-t-il échoué?
- Dans la septième et dernière condition: il faut que ce soit une opportunité unique que personne ne voit arriver, et très spécialisée (local et une seule offre de service). Or tout le monde l’a vu arriver en même temps, et s’est engouffré dans la brèche!! Jobboards, plateforme e-RH en tout genre, des centaines et des centaines sont nées. Même en tentant d’apporter une petite spécificité, le marché a vite saturé.
Par exemple, la concurrence de LinkedIn en France lui fut fatale. Viadeo a subit la concurrence de LinkedIn qui lance sa version française en 2008 et ouvre un bureau à Paris en 2011. A la limite, tant que l’internationalisation produisait des résultats pourquoi pas, mais quand les 25 millions de membres en Chine font perdre de l’argent, en 2015 c’est le début de l’enfer. Il ne reste que la France mais le marché est déjà saturé. En 2014, elle réduit ses effectifs de 447 à 225 sur un an, son CA recule de 3,8% avec une perte abyssale de 13,4 milliards d’euros, 23 millions en 2015. Les cours de bourse chutent.
On opte finalement pour un nouveau plan stratégique en mai 2016, plus raisonnable, plus spécialisé sur 3 ans (Vianext) exclusivement sur le marché français. La morale de l’histoire est que dans le domaine des réseaux sociaux, il vaut mieux mettre tous ses œufs dans le même panier.
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Merci pour ces trois analyses.
J’ajouterais une autre cause qui a été celle qui m’a poussé à ne plus participer : un look and feel (ou UI et/ou UX) assez déplorable et non évolutive pendant 4 ou 5 ans. Aplat de couleurs tristes, lenteur de téléchargement, faiblement customisé pour écran portable, nombre de visites fantaisistes.
A cela est venu se rajouter une sollicitation non autorisée de tous les contacts gmail et yahoo que je pouvais avoir. Et de manière répétitive pendant quelques semaines … et plutôt dommageable venant d’un outil vendant de la … réputation, entre autres.
RIP (pensée spéciale pour tous les salariés qui ont suivi et à qui on a du promettre des montagnes lors de l’IPO).
Si on refait l’histoire (toujours assez facile) mais faisons-le, le fait aussi que Viadeo n’ait pas réellement ouvert d’API à l’extérieur au delà que quelques partenaires très ciblés et très peu nombreux a été fatal. D’où le manque d’évolution, de solutions fluides rusées, d’intégration poussée dans d’autres écosystèmes (crm), etc.
Tout à fait d’accord avec Pierre, l’UX a toujours été catastrophique, quand vous associez à cela un modèle freemium injustifiable en présence d’un concurrent 5* plus gros que vous et que ce concurrent pratique la gratuité vous avez d’emblée creusé votre tombe. Que malgré ces aberrations stratégiques certains continuent à penser que l’équipe en place était excellente me laisse pantois.. Du point de vue de l’actionnaire (que je n’étais pas), la rémunération de l’équipe dirigeante était également totalement scandaleuse pour une entreprise cramant du cash (500K€ et 400K€ en 2014 respectivement pour Serfaty et Lunati) ; ce ne sont pas des cas isolés mais ça devait déjà donner un énorme signal d’alerte.