L’évolution du retail en Asie du Sud-Est (Partie 1)
A l’heure ou la rumeur va bon train sur l’arrivée imminente au premier trimestre 2017 d’Amazon à Singapore, il est temps de faire un point sur la situation du retail dans la région, et de tenter de détecter les challenges marketing de ce nouvel entrant. L’impassible visage du retail asiatique qui a surpris plus d’un acteur cherchant à se développer à l’Est serait-il sur le point de changer et l’arrivée d’Amazon pourrait-elle finalement accélérer les choses?
Le retail prend un nouveau visage
Nous passons d’un monde où le Web se frayait une place dans l’univers du retail à un monde de retournements d’intérêts où les foncières doutent, les marques révisent leurs ambitions alors que les acteurs en ligne mettent les bouchées double.
A l’heure où plus de 400.000 mètres carrés sont prévus d’être livrés ces deux prochaines années, à Singapour, le taux d’inoccupation du retail n’a jamais été aussi haut. L’autorité du redéveloppement urbain de Singapore (URA -«Urban Redevelopment Authority») a publié les chiffres de l’immobilier commercial au troisièmeme trimestre 2016. Le taux d’inoccupation a, pour la première fois depuis de nombreuses années, dépasse les 8% à 8.4%, en particulier sur Orchard Road, les Champs-Élysées locaux. On atteint même près de 14% dans certains quartiers du centre. L’univers brick & mortar est moins séduisant, composé, pour les foncières, de gestionnaires d’actifs conservateurs, peu commerçants, et de l’autre de belles marques qui apprennent douloureusement que la croissance ne se fera plus seulement par la duplication sans fin de leurs points de ventes. Cette offre boutique s’est, pour beaucoup de marchands, «commoditisée». Les «bonnes» raisons de se rendre en magasin plutôt que sur le Web ne sont plus si évidentes. Les centres villes congestionnés par le trafic routier rendent souvent le déplacement pénible et l’expérience désagréable.
Les transactions mobiles n’ont jamais été aussi fortes et les chiffres asiatiques dépassent de loin toutes les espérances. Et certains acteurs comme Criteo s’y intéressent de près. Dans le dernier rapport «State of Mobile Commerce» sur le premier semestre 2016, les devices mobiles représentent 54% de toutes les transactions e-commerce en Asie du Sud-Est. Une part des transactions totales qui évolue de plus de 19% par rapport à l’année dernière. Seule la Grande-Bretagne, en Europe, affiche un taux similaire au-dessus de 50%. Historiquement, les populations d’Asie ont découvert Internet à travers le mobile et non le desktop. Le e-commerce lui doit son développement éclair. Le mobile a permis aux populations des régions reculées d’avoir accès à des marques qui n’avait pas encore eu le temps de se rendre disponible à travers un réseau de retail traditionnel. Comme le précise Adrien Barthel, CMO de Sephora Digital: «quel retailer pourrait accéder aussi simplement qu’en ligne aux 17 000 îles indonésiennes qui représentent une formidable opportunité de revenu, toutes ces iles étant désormais accessibles pour un pure-player?»
En somme des malls qui subissent une baisse de trafic, des taux d’inoccupation grandissants et une activité e-commerce qui se développe rapidement et à travers le mobile. Tout laisse à penser que le contexte est optimal pour le géant américain qui devrait poser ses premières bases dans ce Sud-Est asiatique et tenter de séduire 600 millions d’habitants avides de consommation. Pour autant n’oublions pas que les shoppings malls, ces market place offline, sont très ancrés dans la culture asiatique: un atout à ne pas perdre de vue pour les foncières et un challenge à relever pour Jeff Bezos et l’équipe qui aura pour mission de développer l’offre Amazon dans le Sud-Est asiatique.
Les challenges à relever
Bien plus que des challenges marketing, ils sont avant tout culturels. Les acteurs chinois (Alibaba/Tencent) ont déjà mis la barre très haute en termes de coûts et de services. Certains n’ont pas oublié de s’intéresser au Sud-Est asiatique en soutenant les belles initiatives locales: ainsi Alibaba annonça cette année investir près d’un milliard de dollar dans la plateforme Lazada afin de mettre un cap sur des pays comme le Vietnam, les Philippines, La Malaisie ou la Thaïlande.
Pierre ROBINET (VP OgilvyRed), Alexis LANTERNIER (CEO LAZADA), Alexia SICHERE (CEO Try&Review) et Adrien BARTHEL (CMO Sephora Digital) lors d’un évènement French Tech Singapour dédié à l’e-commerce.
Une arrivée sur ce marché ne pourra être réussie qu’à travers une orchestration parfaite de l’expérience client. Dans certains pays, comme Singapour, il existe déjà plus de pages produits hébergées sur LAZADA que de résidents singapouriens. L’offre est donc incroyablement vaste et les gagnants seront ceux qui sauront proposer à l’utilisateur l’expérience la plus fluide, la plus simple, adaptée à la culture locale, prenant en compte l’ultra-utilisation des mobiles dans la région. Selon Adrien Barthel, «l'expérience d'un retailer doit être multicanal, entre un magasin qui joue le rôle de showroom et de flagship store, et un site e-commerce, qui propose des services additionnels aux clients en magasin, ou alors plus simplement va chercher de nouveaux consommateurs loin de ses magasins.»
«Premiumiser» le produit et l’offre est désormais nécessaire et Amazon l’a bien compris depuis longtemps. Investir dans le service de qualité permet de financer l’expansion du commerce: ainsi la plateforme a misé sur de nombreuses offres comme Amazon Prime, Prime Video, ou la livraison en une heure pour optimiser sa relation client. Ces services représentent d’ailleurs une part non négligeable de la croissance du groupe. Tous les acteurs de l’e-commerce n’ont pas eu la manne financière et l’opportunité de lancer de tels services pour proposer une expérience enrichie à leur audience. Face à un marché ou le service est omniprésent, où les classes moyennes locales (Thaïlandaise, Indonésienne, Malaysienne, Vietnamienne) voient leur pouvoir d’achat grandir chaque année, et se tournent vers des produits de qualité, il semblerait que les opportunités de croissance résident dans la premiumisation de l’offre plutôt que dans la course au discount. «Face au match à venir Alizada (NDLR: Alibaba + Lazada)/Amazon, les prochaines victoires se joueront dans les verticales de niche, ou l'on trouvera produits exclusifs/haute qualité, expérience client 5*****, et contenu pluri-format de haute qualité (vidéo, article, etc…)», explique Adrien Barthel.
Attaquer le Sud-Est asiatique, deux fois plus large que le continent américain, si vaste et déstructuré, peut vite coûter très cher en coût d’acquisition client. Bien qu’ayant les reins solides, il est toujours bon de minimiser les coûts et le trafic organique sera certainement une clé de succès incontournable pour Amazon. Ainsi, quand 61% des consommateurs consultent des reviews online avant leur acte d'achat et lorsque les avis conso sur un site marchand peuvent faire augmenter les ventes de près de 20% on comprend vite la valeur du verbatim. Pour Alexia Sichere, entrepreneuse française ayant lancé Try and Review à Singapour, «Amazon l’a bien compris et depuis longtemps, a déjà acquis la confiance des consommateurs du monde entier et excelle en SEO avec un référencement naturel hors pair. Face à quoi Lazada doit encore intensifier sa politique d’authentification des produits pour en finir avec une image ternie par les imports parallèles et la copie». Il est donc certain qu’Amazon aura comme challenge d’inciter très rapidement ses premiers clients à devenir de vrais ambassadeurs mais il faudra pour autant s’adapter aux différences culturelles et aux différentes langues, comme le Bahasa (Indonésie), car l’utilisation de l’anglais est loin d’être omniprésente en Asie.
Niveau de service irréprochable, qualité et fluidité de l’experience clients, séduction des premiers consomateurs dans l’espoir qu’ils deviennent les meilleurs ambassadeurs de l’offre, feront partie des nombreux challenges a relever pour s’attaquer a un marché qui en a supris plus d’un. 2017 sera egalement une année décisive pour les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) et ces derniers ont certainement du anticiper l’arrivee de ce géant americain. 2017 sera sans aucun doute une année charnière pour le commerce asiatique et nous aborderons très prochainement les changements qui pourraient voir le jour et en surprendre plus d’un.
Clément Turnier est un expert et consultant spécialisé dans le développement en Asie. Il vit depuis 7 ans en Asie. En 2016, il fonde sa société de conseil pour les entreprises, le Saas en particulier, qui souhaiteraient s'installer en Asie. Il est aussi business angel au sein de la société d'investissement Betcha. En Europe, il a travaillé chez Richemont et à la banque Merrill Lynch.
Pierre Robinet est le vice-président d’Ogilvy Red Asie Pacifique.
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