Comment la peur de l’insignifiance mine peu à peu une génération entière d’entrepreneurs
Vous connaissez certainement le syndrome FOMO (Fear Of Missing Out), comprenez cette dépendance aux mails et aux notifications qui vous fait scruter votre téléphone, parfois plusieurs centaines de fois par jour. La peur de rater quelque chose. Le FOMO crée un état de dépendance dont s’alarment les médecins. Mais le FOMO est directement à relier avec un autre syndrome, FOBI: Fear Of Being Insignificant. Notre culture, et particulièrement celle de notre écosystème digital, est en train d’affecter une génération entière d’entrepreneurs sous pression de cette peur, avec les conséquences dramatiques qu’on devine. Explications.
Le regard que la société projette sur les entrepreneurs aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celui d’il y a vingt ans. Dans les années 90 (époque pré-«start-up»), un créateur d’entreprise était une espèce d’animal rare qui intriguait. Aujourd’hui, créer son entreprise est devenu banal. L’écosystème, les grands médias, mettent en lumière les levées de fonds à deux chiffres, les licornes et les réussites fulgurantes, celles qui fascinent et attirent. A tel point qu’on finirait par penser que même celles-ci sont banales.
Exister dans ce contexte lorsqu’on est un entrepreneur «normal» relève d’un véritable défi. Ces dernières années j’ai croisé avec tristesse des entrepreneurs s’excusant de ne faire qu’un million d’euros de chiffre d’affaires; des startupeurs s’échangeant leurs montants levés comme on s’échange des cartes de visites. J’ai croisé des entrepreneurs se forçant à aller aux soirées mondaines organisées par les fonds, vantant leur bonne santé avec le masque de la bonne humeur alors que des mandats de vente à la casse circulaient. J’ai croisé des entrepreneurs épuisés, souvent très jeunes, ne comprenant pas pourquoi ils n’arrivaient pas à devenir le nouveau Mark Zuckerberg ou le nouveau Xaviel Niel.
Hier il était encore possible de se «consoler» en se disant que ces réussites étaient permises par l’argent de la famille, les relations, la chance. Mais aujourd’hui les histoires mises en valeur par l’écosystème sont celles de personnes parties de rien, ayant formidablement réussi, philanthropes qui plus est. La barre est tellement haute qu’elle est inatteignable, et pourtant tout est fait pour laisser à penser que le standard attendu est bien là et pas ailleurs.
Le FOMO n’est pas loin. Le FOMO, ce n’est pas que la peur de rater quelque chose. C’est aussi la peur de se retrouver un peu plus loin de la barre à passer. De se sentir misérable et inutile face aux histoires extraordinaires de gens extraordinaires dont nos murs Facebook sont tapissés. Il faut vérifier. Regarder les notifications.
Les médias se sont saisis de l’affaire Theranos et ont fait de l’audience sur l’ascension comme sur la descente aux enfers de l’entreprise. Des entrepreneurs du monde entier ont suivi la formidable histoire de l’extraordinaire Elizabeth Holmes, tout comme sa chute. Car l’échec retentissant –triste à dire– rassure sur soi-même. Comme ces millions de personnes scotchées devant la télévision se rassurant sur le fait que leur vie n’est pas si misérable en regardant les malheurs du monde.
Cette pression de l’insignifiance pousse des armées d’entrepreneurs, coachés et élevés au bon grain en batterie, dans une terrible spirale. Il faut plus de millions levés, plus de belles histoires qui feront lever plus de millions jusqu’à la cession. Le système est tellement bien fait qu’il s’est industrialisé. Des milliers d’entrepreneurs dans des roues de hamster, côte à côte, vitesse maximale, tous à courir plus vite pour construire le nouveau Facebook ou le nouveau Tesla. L’impatience et la quête de sens de la génération des Millenials, dépeinte récemment par Simon Sinek, c’est la formidable opportunité de ceux qui construisent les roues à hamster.
Il est grand temps de descendre de la roue. Il est aussi de notre responsabilité, «vieux» entrepreneurs, de rappeler la signification de choses jugées insignifiantes. De rappeler qu’il y a plus de sens à créer une entreprise avec deux emplois stables qu’à lever des millions pour se débarrasser rapidement d’un projet dont tout le monde sait qu’il est construit sur du sable. Qu’il y a plus de sens et d’importance à être plombier, maçon, félicité par des clients heureux et satisfaits, qu’à construire des machines à cash planétaires exploitant la bêtise humaine. Qu’il y a autant de sens à passer deux heures avec son enfant, à lui expliquer sa leçon de math alors qu’on doit éditer des factures, qu’à lancer une école ou une fondation. Qu’il vaut mieux ne pas lever d’argent que de passer des années sous la pression d’un pacte d’actionnaires déséquilibré pour finir épuisé et éjecté. Que ne pas être dans le top 10, 100 ou 1000 des entrepreneurs de France, du monde, n’a aucune importance. Que la rançon du pouvoir et de l’argent c’est l’isolement et la quête sans fin de quelque chose qui aurait davantage de sens encore.
Un collaborateur en entreprise, s’il a un bon manager, se voit rappeler le sens de ce qu’il fait dès qu’il passe par une phase difficile. Un entrepreneur ne peut se retourner vers son patron pour savoir si ce qu’il fait est signifiant, car il n’en a pas. C’est à son entourage, à son environnement de lui dire combien son combat quotidien est formidable. Qu’il n’y a pas besoin d’être Elon Musk pour que son action quotidienne ait un sens. Je dédie cet article à tous les formidables entrepreneurs que j’ai rencontrés en 2016 et dont j’ai perçu l’espace d’un instant qu’ils se sentaient insignifiants, écrasés par la lumière des stars du système. Accrochez-vous, votre travail est admirable.
Diplômé de l’Ecole Centrale Paris, fondateur en 1994 de l’agence digitale FRA cédée 7 ans plus tard à Digitas, Jean-Louis Bénard a participé à la mise en place des premières plateformes e-commerce en France, dont Ooshop.
Depuis 2003, Il est Président de Brainsonic, agence digitale, et CEO de Sociabble, solution d’Employee Advocacy et de Social Selling présente à Paris, Lyon, Londres et New-York. Il est également cofondateur de Novathings (objets connectés). Auteur ou co-auteur de plusieurs ouvrages dont Extreme Programming (Eyrolles), il intervient en tant qu’ Advisory Board Member à Ecole Centrale Paris Executive Education.
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Sans vouloir dénigrer les belles réussites qui sont aussi utiles comme élément de motivations pour beaucoup d’entrepreneurs, un peu de bon sens est bien rafraichissant, merci ! Le contexte entrepreneurial étant tout de même fort précaire, il faut une excellente force de caractère et un vrai travail sur soi-même pour éviter ces travers.
Un discours pragmatique et positif que l’on aimerait lire et entendre plus souvent.
Très bel article, et de surcroît bien écrit (c’est un peu rare par les temps qui courent !)
Tout simplement merci pour ces mots réconfortants, motivants et justes. Ne pas perdre le fil de son entreprise, c’est avant tout garder quelques instants les pieds sur terre, revenir à l’essentiel, savoir se ressourcer et prendre du recul ! Pourquoi pas même s’auto-féliciter du travail accompli dans la journée ? Une bonne résolution pour 2017 !
Bel hommage aux entrepreneurs normaux ! Effectivement, la lumière est en permanence sur les startups alors que les success stories sont très rares et qu’elles ne représentent qu’une infime partie de l’écosystème. 2,8 millions d’indépendants et 3,7 millions de TPE qui représentent 96% des entreprises françaises mais dont on entend si rarement parler si ce n’est quand ils sont « ubérisés » par de grosses startups… C’est notre combat chez LesPetitsEntrepreneurs.com, valoriser ces entrepreneurs qui bien souvent sont seuls face à une multitude de problèmes et qui se battent tous les jours pour trouver des solutions. Nous croyons à l’entraide et la collaboration entrepreneuriale pour essayer de pérenniser des activités qui ont aujourd’hui 50% de chances de disparaître 5 ans après leur création.
De la part d’un entrepreneur pas toujours sûr de ce qu’il fait et de pourquoi il le fait : merci :)