Les données sont-elles vraiment la monnaie de demain? (2/2)
La puissance relative des données
Comme nous l’avons vu lors d’un article précédent, les données peuvent créer de la valeur en remplissant les trois fonctions de la monnaie (unité de compte, réserve de valeur et pouvoir libératoire). Mais il est intéressant de poursuivre l'analogie en se demandant ce qui confère à une monnaie sa force et lui permet d’effectivement remplir ces trois fonctions dans les meilleures conditions. En effet, toutes les monnaies ne se valent pas. Les cartes Pokémon sont à la fois des unités de compte (PV, Ex etc.), des réserves de valeur et elles possèdent un pouvoir libératoire phénoménal dans les cours de récréation. Mais on pourra leur préférer des euros ou des dollars dans certaines circonstances. Il en va de même pour les données. Comment donc s'assurer que les données collectées et générées ont une valeur plus proche de l'euro que de la carte Pokémon?
La force d'une monnaie se fonde sur deux caractéristiques clefs: la confiance et la fluidité, et ici aussi l'analogie avec les données fonctionne parfaitement. Mais malheureusement la confiance et la fluidité sont bien trop souvent négligées et mettent en péril bien des stratégies numériques qui se targuent d'être pilotées par la donnée.
Confiance
La confiance tout d'abord. L'étymologie de «fiduciaire» et de «confiance» rappellent leurs origines communes «fides», la foi en latin, tandis que le «crédit» vient de «credere», croire. En l'absence de confiance dans son pouvoir libérateur ou dans sa persistance dans le temps, la valeur d'une monnaie s'effondre. L'exemple le plus spectaculaire fut l'hyperinflation en Allemagne dans les années 1920, aujourd'hui la Livre subit l'inquiétude qu'a fait naître le Brexit. Pour la donnée, la perte de confiance (et donc de valeur) se joue à plusieurs niveaux:
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La confiance dans la cohérence et la fiabilité de la donnée. La démultiplication des outils analytiques, l'impossibilité de mesurer de manière homogène les différents supports (Web, application, offline), l'absence de certification, ou simplement la piètre qualité de la collecte et du stockage ruinent encore trop souvent la confiance des décideurs dans les données qui leur sont présentées. Pour que des décisions vraiment stratégiques soient informées par la donnée, il est impératif de s'assurer de la crédibilité et de la persistance des chiffres, leur force de conviction en dépend directement. Il n'est pas raisonnable de chercher à convaincre un comité de direction avec des outils bricolés, non exhaustifs (échantillonnés), et des indicateurs incomparables, invérifiables, non certifiés.
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La confiance des clients. Les données collectées, avant d'appartenir à l'entreprise qui les collecte, appartiennent aux utilisateurs du service, aux clients. Il est impératif de travailler en toute confiance avec eux sous peine de les voir à terme se détourner du service en question. Le respect de la vie privée n'est pas uniquement une contrainte légale qui ne devrait aller qu'en se resserrant notamment via la GDPR. (lien en anglais ici). C'est aussi la condition sine qua non du contrat qui doit lier l'entreprise et son client. Accessibilité, transparence, sécurité et usage proportionnée doivent encadrer l'usage des données clients afin d'assurer qu'elles seront utilisables et garderont leur force dans le temps.
- La confiance dans vos fournisseurs de technologie. Le développement des services en Saas et du stockage dans le cloud généralise l'usage d'outils analytiques tiers. Il est donc indispensable d'être certain que vos prestataires technologiques ne réutilisent pas vos données pour des usages qui les démonétiseraient complètement. Un exemple fréquent consiste à aller nourrir des DMP permettant de développer des algorithmes de ciblages qui vont ensuite servir potentiellement tout le marché (et donc vos concurrents), tout en rompant le contrat de confiance avec vos utilisateurs. Dans ce cas-là, la valeur de vos données vient d'abord enrichir votre prestataire et vous prive d'un avantage concurrentiel. L'exemple le plus absurde, et le plus fréquent, consiste probablement à déverser ses données clients chez son principal concurrent qui pourra en tirer profit pour se renforcer à vos dépens (cf. la situation ubuesque des médias utilisant les outils analytiques ou d'intelligence marketing de Google, mais j'admets avoir probablement un avis partisan sur la question). En outre, non seulement le pouvoir libérateur de la donnée est dilué, voire transféré à un concurrent, mais en plus ce dernier peut lire à livre ouvert dans votre comptabilité numérique. Et comme cerise sur le gâteau, vous décuplez le risque précédent lié au respect de la vie privée des internautes. La commission européenne, via Margrethe Vestager (@vestager), et de nombreux journaux de référence commencent heureusement à se saisir de cette question sensible. Ce sont des problèmes de souveraineté qui concernent chaque entreprise mais les dépassent largement in fine et révèlent de sérieux enjeux politiques et sociaux.
Fluidité
La fluidité est la deuxième caractéristique d'une monnaie (et d'une donnée) fortes.
L'étymologie explique l'évolution des monnaies dont le pouvoir était d'abord limité à des zones et des échanges restreints. Le «capital» dérive de «capita», la tête de bétail, tandis que «pécuniaire» vient de «pecus = le bétail», car à l'origine les troupeaux représentaient la principale richesse sur laquelle étalonner les marchandises. Autant dire que les risques du trading à haute fréquence étaient limités. Le pouvoir de la monnaie dans les échanges a été multiplié à mesure que celle-ci s'allégeait, passant de la pièce métallique, à la monnaie scripturale pour finalement se dématérialiser totalement. Or il en est de même pour les données. Plus elles peuvent circuler vite, dans de bonnes conditions, plus leur valeur est décuplée. Si on peut assurer la triple confiance évoquée plus haut (fiabilité et sécurité, notamment pour la vie privée), une donnée prend de la valeur quand elle peut s'échanger et arriver rapidement, non altérée et en toute sécurité à destination. Concrètement, pour assurer la fluidité de la circulation des données, il est nécessaire:
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D’assurer des passerelles entre la collecte et les diverses utilisations possibles. Les APIs jouent ainsi un rôle absolument fondamental et sont aussi importantes que les capacités de processing et de calcul sur lesquelles l'attention se focalise trop souvent.
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De ne pas être enfermé dans des systèmes propriétaires. Les gros systèmes dominants cherchent naturellement à contraindre leurs clients dans des écosystèmes fermés, en promettant justement une fluidité plus grande, mais nécessairement bornée. Il convient de privilégier les systèmes les plus ouverts possibles. Une monnaie dont l'usage se limite à une cour de récréation n'est pas bien puissante, aussi grande soit la cour de récréation… En outre, et cela peut paraitre paradoxal, ces systèmes fermés sont bien plus dangereux pour la vie privée des internautes car ils démultiplient les risques de croisements opaques. Il est évident à quiconque connaît le monde des données que Google possède aujourd'hui une connaissance effroyablement intime de la totalité des internautes de la planète (hors Chine et Russie peut-être…).
- D’offrir aux utilisateurs finaux des interfaces lisibles et faciles à manipuler. La démocratisation de la donnée est en marche, et dans ce domaine les progrès ont été spectaculaires. Il reste à s'assurer que les connecteurs entre les outils de collecte et de visualisation, d'exploitation sont efficaces. C'est bien souvent là que le bât blesse. Les interfaces de visualisation de la donnée sont superbes, mais les données peu fiables et homogènes.
En conclusion, les données peuvent être la monnaie du monde numérique, encore faut-il la traiter comme telle. Il faut pouvoir lui faire confiance, en garantir la fluidité, la consistance et la pérennité. Il faut également prendre en compte ses trois fonctions et ne pas mépriser son caractère descriptif, qui est premier, sous peine de rendre ses autres fonctions toxiques.
Enfin, rappelons-nous que frapper monnaie a toujours été une prérogative royale, celui qui contrôle l'émission et la diffusion de la monnaie possède un pouvoir décisif. La gouvernance des données est ainsi un enjeu de souveraineté majeur. Hors de l'entreprise, il est impératif de ne pas laisser à des fournisseurs externes, en particulier les GAFA, des prérogatives sans contrôle sur ce gisement de valeur. Au sein de l'entreprise, ceux qui contrôleront l'accès aux données vont naturellement prendre des positions de plus en plus stratégiques.
Mathieu Llorens est CEO et co-fondateur d’AT Internet. Membre du Collège Editeur du Syntec Numérique et du comité Stratégique FrenchTech Bordeaux, il a été professeur associé à l’Université Bordeaux III pendant 6 ans et continue d’intervenir dans diverses écoles et conférences.
AT Internet (ex-XiTi) propose des solutions de Digital Analytics depuis 1996 et a été reconnu parmi les leaders de son secteur par Forrester Research Inc. (The Forrester Wave™: Web Analytics, Q2 2014).
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