Vin et numérique: de la vigne au consommateur, le basculement d’un monde aux fortes valeurs
Le vin est un produit complexe, et c’est d’ailleurs une qualité que l’on recherche dans ses arômes. Chaque millésime réserve une nouvelle surprise: météo, terroir, cépage, travail de la vigne, date de la vendange, méthode de vinification, barriques choisies, durée d’élevage… lorsqu’un seul de ces paramètres vient à changer, le vigneron façonne un vin différent. Beaucoup se demandent alors comment piloter leur itinéraire technique pour aboutir au produit souhaité. Le consommateur, quant à lui, essaye de rationnaliser un maximum son achat, à l’heure de la personnalisation: quel est le meilleur choix, celui qui correspondra le mieux à son goût, à son objectif et à son budget parmi les milliers de références disponibles?
Il semble que la donnée peut potentiellement apporter de nombreuses réponses à ces besoins; mais si la dynamique prend place, le vin reste attaché fortement à la tradition. Ou bien serait-ce plutôt l’inverse? Un point sur ces évolutions en 2017.
Du digital pour un vin plus accessible, plus «green», plus social
Les consommateurs actuels deviennent exigeants vis-à-vis du secteur agroalimentaire dans son ensemble: ils souhaitent des produits à la fois bons pour l’environnement et pour la santé, toujours au plus près de leurs goûts… le tout, en réduisant leurs dépenses! Le vin ne faisant pas exception à la règle – loin de là, puisque l’on est toujours plus sévère envers un produit «noble» – comment le numérique peut-il l’aider à surmonter tous ces défis?
Des vignobles et chais de plus en plus connectés pour gagner en temps, en productivité et en qualité
Véritable chef d’orchestre de sa production, le viticulteur doit maintenir un pied dans la vigne et dans le chai, tout en gardant l’œil sur sa gestion. Cette multiplicité d’opérations induit une multiplicité de données, et leurs relations se complexifient à mesure que la recherche avance. Comment le cerveau humain pourrait-il les rationnaliser sans faire d’erreur? De cette problématique est apparue la notion de viticulture/oenologie de précision.
Elle commence par l’acquisition physique de la donnée: que ce soit pour surveiller l’évolution de la vigne ou celle du vin dans les cuves, on retrouve aujourd’hui toujours plus de capteurs sur les parcelles, embarqués sur des tracteurs, quad ou fixes dans les vignobles (proxydétection), dans les chais… L’objectif étant d’obtenir les données les plus précises possible pour mieux comprendre ce qui influence la qualité finale. En témoigne la récente digitalisation du secteur de la tonnellerie : Seguin Moreau commence à introduire des bondes pour mesurer le niveau de ses barriques, tandis que Chêne & Cie (Taransaud) installe des capteurs de température, couleur, teneur en oxygène, etc.
A l’échelle de la parcelle, la télédétection est utilisée pour mesurer des paramètres comme la vigueur de la vigne (croissance des feuilles et rameaux), traiter et cartographier la donnée acquise par satellite, par avion ou encore par drone comme par exemple avec la solution VITIDRONE développée et commercialisée par la société Vitivista, aujourd’hui en partenariat avec Telespazio.
Une fois toutes ces données collectées et ces cartographies du vignoble réalisées, les fournisseurs développent alors des OAD (Outils d’Aide à la Décision), qui permettront, comme leur nom l’indique, d’assister le vigneron dans ses décisions : l’application Vintel d’ITK permet, par exemple, de mesurer le stress hydrique de la vigne en temps réel et d’alerter lorsqu’il faut irriguer.
La tendance actuelle est de dépasser la pure traçabilité et la collecte réglementaire pour intégrer ces données dans une véritable logique d’aide à la décision et de gestion de la donnée. On les intègre alors dans des outil de planifications de type ERP, comme l’outil EXAPTA : aujourd’hui en phase de commercialisation en version Beta, il permet d’optimiser les opérations au vignoble et de réduire de façon significative les coûts, en libérant le viticulteur d’une partie des contraintes d’organisation qui l’accaparent quotidiennement.
Environnement : réduire les intrants, une priorité n°1
Culture vulnérable aux maladies, particulièrement en climat océanique (comme en Bordelais), la viticulture est au cœur des débats écologiques actuels ; malgré leurs effets indésirables, les pesticides restent aujourd’hui le moyen le plus répandu pour maintenir un niveau de production. Le numérique offre cependant des pistes pour réduire leur utilisation, et ce de trois manières
- En prévenant le risque de maladies
Les maladies de la vigne étant favorisées par certaines conditions météorologiques, prévoir ces épisodes permettrait de traiter avec plus de finesse (puisqu’en anticipant, on utilise moins de produit). Des solutions permettent aussi de prévenir d’autres risques météo mettant en péril la vigne, comme la grêle.
- En permettant de tester des solutions alternatives
L’analyse de la Data est une bonne assistance lorsqu’il s’agit de mener des travaux d’expérimentation : elle permet, entre autres, de mesurer l’efficacité de produits alternatifs aux pesticides (biocontrôle) avant leur mise en marché.
- En réduisant les doses
Traiter moins en fonction du développement végétatif de la vigne ou de sa sensibilité aux maladies ? C’est désormais possible, notamment grâce aux outils d’aide à la décision. La Cave de Buzet, en collaboration avec Ertus Group et Telespazio, mène actuellement le projet collaboratif OISEAU, ayant pour objectif de mettre en place une solution permettant de pulvériser moins de produit en fonction de la vigueur de la vigne cartographiée.
Au chai, l’enjeu se situe au niveau de la réduction du dioxyde de souffre (sulfites) : grâce à des capteurs performants, on imagine pouvoir surveiller l’évolution chimique et microbiologique du vin, afin de réduire au maximum les doses utilisées.
Le boom des applications numériques
Et les start-up dans tout ça?
De nombreuses start-up du vin tentent de faire le lien entre le vigneron et le consommateur final via des applications digitales, réseaux sociaux, sites de e-commerce, etc… Elles se heurtent parfois à la lenteur d’évolution de ce marché particulier et concurrentiel et doivent œuvrer à «l’évangélisation» de ce secteur.
C’est pourquoi, afin d’acquérir davantage de visibilité, elles se regroupent sous forme de collectifs: c’est ainsi que les Wine StartUps ont vu le jour à Bordeaux en 2013. S’en est suivie la création de l’association La Vigne Numérique à Nantes en 2015, puis du collectif WineTech à Paris en 2016.
Au bout de la chaîne, le consommateur cherche aussi de nombreuses réponses dans le digital. Il souhaite en premier lieu comprendre ses goûts, mémoriser ses dégustations, partager son expérience. La recherche se penche beaucoup sur la façon de communiquer son vin… en découlent des applications comme Progusto, qui tentent de simplifier l’expression de la dégustation et capitaliser l’information acquise.
En outre, la recommandation prend aujourd’hui davantage de place dans la décision d’achat : on a tendance à faire plus confiance à l’avis de M. Tout le Monde qu’à celui de l’expert. C’est ainsi qu’une multitude d’applications du type « Trip Advisor du vin » ont vu le jour, souhaitant répondre à cette demande croissante. Néanmoins, en ce qui concerne les grands vins, la référence des experts reste importante ; l’entreprise Wine Services travaille sur le positionnement des grands crus sur le marché grâce à une analyse fine de la data. Elle a développé en complément un outil dont le but est de traiter les notes des experts afin de les lisser sur un seul score (Global Wine Score).
Autre phénomène impactant fortement le monde du vin : la désintermédiation. Traditionnellement, le vin s’est toujours vendu en passant par de nombreux intermédiaires : courtiers, grossistes, négociants, revendeurs… La volonté du consommateur de se rapprocher du producteur étant grandissante, les solutions numériques ont tendance à court-circuiter le système existant: difficile de compter les «Wine Box», «market places» et autres solutions de vente en direct du vigneron désormais proposées.
Enfin, les applications comme celles développées par Advanced Track and Trace permettent de traçer le produit tout au long de sa chaîne de distribution voire de garantir au consommateur l’authenticité de leur produit et éviter la contrefaçon, un phénomène qui ne se limite plus aux grands crus aujourd’hui.
Usages : entre besoins et attachement aux traditions
Si le digital peut potentiellement répondre à de nombreuses problématiques connues des consommateurs, des producteurs et des négociants de vin, le produit n’en reste pas moins fortement lié à des valeurs traditionnelles. Quel impact sur les usages ?
Le virage digital, une nécessité pour le viticulteur
Les viticulteurs ont bien compris l’intérêt de certains outils numériques. Selon le Baromètre du vigneron connecté (une enquête menée par la Vigne Numérique auprès d’une centaine de producteurs du vignoble nantais), 72% d’entre eux auraient un site web, 77% un CRM et 23% une boutique en ligne.
L’usage semble cependant se limiter globalement à la gestion, à la communication et à la commercialisation. Lors de son périple dans le vignoble, la Vigne Numérique a pu constater que le numérique était bien souvent absent de la vigne et du chai.
L’adoption des technologies digitales : des freins, des opportunités
Le 27 avril 2016, à l’occasion des Vinitiques #9*, viticulteurs et conseillers viticoles étaient réunis lors d’une table ronde autour du thème « la révolution digitale confrontée aux besoins ». Ils ont alors pu témoigner de leurs visions d’utilisateurs.
De nombreuses solutions leurs sont aujourd’hui proposées pour effectuer un certain nombre de mesures. Mais laquelle choisir en priorité ? Comment croiser les données pour en tirer des conclusions intéressantes? Beaucoup d’entre eux craignent de perdre leurs repères dans la multiplicité des résultats, tandis que le coût peut rapidement grimper. Si les Outils d’Aide à la Décision apportent aujourd’hui des éléments de réponse et permettent de gagner du temps, la véritable attente réside dans la possession d’un seul outil qui permettrait de centraliser toutes les données et de piloter toutes les opérations du vignoble. Des entreprises comme Fruition Sciences tentent alors de répondre à ce problème en proposant des tableaux de bord permettant de comparer les différents résultats des mesures obtenues et d’en tirer des conclusions plus aisément.
Si ces outils deviennent toujours plus performants dans le processus décisionnel, on peut raisonnablement supposer qu’ils prendront, à terme, de meilleures décisions que n’importe quel être humain. Cela voudrait-il dire que le digital finirait par prendre la place des métiers existants: laboratoires d’analyse, directeurs technique, œnologues conseil? Leur rôle pourrait-il être réduit à la simple mise en exécution de la machine? On comprend là une des raisons pour lesquelles les professionnels du vin n’ont pas vraiment envie d’encourager le développement de ces technologies. Tout comme les nombreux intermédiaires entre producteur et consommateur, qui ressentent une certaine menace face aux évolutions digitales ayant tendance à bouleverser ces organisations traditionnelles.
Là se pose un frein philosophique important, qui va au delà du simple problème de digitalisation des métiers. En effet, il existe toujours une part de mystère, d’imprévisible, de savoir empirique, de rêve (en bref, d’irrationnel?) qui appartient au vin et qui, finalement, en fait son charme. Beaucoup de grands crus qui utilisent la technologie pour maximiser leur productivité choisissent encore de cacher leurs innovations au profit de l’esthétique, du patrimoine et de l’histoire… aussi, plus on se rapproche du luxe, plus la mise en valeur savoir-faire est importante pour l’image du domaine : elles est donc supposée incompatible avec les nouvelles technologies.
Le consommateur, entre tradition et nouveaux modes d’achat
L’usage révèle que l’on se sert du numérique avant tout pour aller chercher l’information dans le processus d’achat. Il constitue donc une belle opportunité pour les produits de se faire connaître en racontant leur histoire d’une façon différente. Le jeu Vinoga est un bel exemple de cette stratégie, qui permet au joueur de découvrir comment faire du vin sur Facebook, l’amenant à la possibilité d’acheter le vin qu’il aura produit virtuellement : la solution proposée aux producteurs est un canal de communication original, pouvant mettre en avant leurs produits auprès d’un public (féminin, CSP+, 25-45 ans) difficile à toucher autrement. C’est en outre une porte d’entrée bien exploitée par les créateurs du jeu, qui à présent s’attaquent à de nouveau marchés avec Vinoga Quests (Etats-Unis et maintenant Hong-Kong).
Il existe bien des opportunités de gagner de nouveaux segments grâce au numérique. Cependant, à l’image de la production, le mode de consommation en France est encore imprégné de tradition, même chez les nouvelles générations. Une récente enquête IFOP/Vin & Société révèle que la transmission des valeurs familiales est très importante dans la consommation de vin pour la génération Y. Seuls 19% des jeunes français vont sur les réseaux sociaux pour aller chercher de l’information sur le vin et 7% utilisent des applications. Il privilégient encore grandement la famille (40%), le conseil sur les points de vente physique (28%) ou encore les amis (27%).
La relation avec le digital dans la consommation de vin semble donc varier selon les pays. Les amateurs recherchent de plus en plus une proximité avec le produit, que ce soit dans la compréhension du processus d’élaboration ou encore dans la connaissance de l’histoire du créateur (vigneron). Le numérique peut aider dans ces deux aspects, en facilitant cette relation en permettant, par exemple, de réserver des visites directement sur le web, ou en vivant la journée d’un directeur technique sur Youtube. Mais il aura besoin quelque part de concrétiser son expérience par un contact physique avec le produit… Le baromètre SOWINE 2016 montre que le consommateur va avant tout chercher l’information chez son entourage et les professionnels, internet arrivant en 3e position. En revanche, parmi les 36% de ceux qui ont déjà acheté du vin en ligne, la moitié de ces personnes l’a acheté directement sur le site du producteur. C’est ainsi que les professionnels de la grande distribution privilégient de façon croissante des stratégies « cross-canal » (en considérant que les canaux d’acquisition du client sont complémentaires, et non concurrentes).
Demain, quelles perspectives?
La Data devenant «BIG», il est nécessaire de développer les clés de compréhension sur plusieurs millésimes tout en développant la capacité de stockage et de capitalisation des informations afin de pouvoir les croiser pour obtenir de nouvelles informations (1+1=3 !). En gardant l’usage au cœur de la conception de nouveaux outils d’aide à la décision, l’intelligence artificielle pourra sans doute permettre, au terme de nombreuses expérimentations, de comprendre l’influence de tels ou tels paramètres sur tel ou tel arôme du vin. Après le Mas Numérique à Montpellier, voici qu’un projet de «Digilab Vitivini» naît à Bordeaux pour répondre aux besoins des fournisseurs de solutions comme des producteurs et accélérer le développement d’innovations numériques dédiées au secteur vitivinicole.
Si on arrive à mieux concevoir les usages liés au numérique, il n’en demeure pas moins que le matériel servant à acquérir ces données (capteurs, robotique, imagerie) devra également faire un bout de chemin! En effet, ces derniers sont parfois peu précis pour transmettre des informations pertinentes (position GPS, netteté des images), et de nombreuses pistes restent à explorer hors du champ visuel: hyper-spectral, Térahertz, capteurs biochimique etc.
On peut imaginer que demain, des «super-capteurs» pourront détecter les maladies de la vigne avant les premiers symptômes visibles (et donc limiter le traitement au seul pied infecté), nous dire quand exactement vendanger selon le type de vin que l’on souhaite, ou encore authentifier la composition moléculaire d’un vin unique (pour les bouteilles rares, par exemple…). De nombreuses applications robotiques découlant de cette viticulture/œnologie de précision du futur sont donc envisageables. Les métiers actuels du vin devront sans doute s’adapter à ce nouveau paradigme, qui peut être vu autant comme une menace qu’une opportunité. Il en est de même en aval de la chaîne de valeur, où on peut supposer que l’avis de milliers d’individus tend à supplanter l’influence d’un seul expert.
Enfin, qu’en est-il du consommateur: acceptera-t-il ces changements ou bien, au contraire, va-t-il privilégier le savoir-faire, quitte à payer plus cher?
Deux tendances voient ainsi le jour. L’une, plutôt virtuelle, dans la recherche rationnelle d’efficacité, de temps et de prix compétitifs, où le numérique constitue une valeur ajoutée au produit. On peut sans peine concevoir des applications futures de la réalité virtuelle pour l’oenotourisme, ou encore la dégustation. L’autre, plutôt sensible, dans une recherche épicurienne d’authenticité, de contact humain et de « naturel », où une certaine résistance peut être exprimée face aux transformations digitales. Si l’on a tendance à opposer ces deux approches, elles ne sont pas nécessairement incompatibles chez une même personne, et peuvent même se révéler complémentaires. Le numérique et le vin font ainsi un curieux mélange, plein d’ambiguïtés.
Il conviendra alors pour le producteur de déterminer quels seront ses choix, afin de satisfaire à la fois ses propres besoins et les attentes de ses consommateurs.
Manon Garcia est chargée d'animation et de communication chez Inno'Vin.
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Avec la digitalisation des modes de consommation, le secteur du vin est lui aussi en pleine mutation. Le champ est vaste mais pour ne parler que de l’aspect informationnel. Les applications d’aide au choix du vin ainsi que les cours en ligne sont désormais plus accessibles. Cette facilité d’accès à l’information rendra-t-elle la jeune génération encore plus avertie que ses prédécesseurs ?