Quel avenir pour les call centers?
Par Emmanuel Mignot, CEO de eb-Lab
Un peu d’histoire d’abord, pour comprendre
En 2000 a émergé l’idée que les call centers allaient vider les agences, les guichets, les magasins. La rentabilité d’un conseiller bien équipé était évaluée alors comme 10 fois supérieure à celle d’un conseiller en agence d’assurance. Les centaines de milliers d’emplois créés depuis en Europe ont effectivement eu un effet très sensible sur l’emploi en points de vente.
L’effet s’est renforcé avec le phénomène off-shore qui a encore réduit les coûts, jusqu’à une division par 10 pour certaines destinations.
Les grandes banques ont été retenues de procéder aux purges brutales auxquelles la logique les conduisait. L’une des plus connues a même proclamé longtemps sa volonté de maintenir le même nombre de points de distribution sur le territoire, sans préciser si leurs effectifs seraient eux aussi maintenus et surtout si leur localisation resterait la même dans les zones rurales.
De la même manière que Virgin avait démodé la FNAC qui elle-même avait vidé les petits magasins de photos, avant se se voir à son tour détrôné par Pixmania qui a été mis à terre par Amazon, les call centers sont au seuil d’un changement qui promet d’être à la fois brutal et violent.
Après avoir représenté l’expression la plus aboutie du capitalisme dans son efficacité, les call centers sont à leur tour menacés par l’Internet et le self-care, entendez la possibilité «offerte» au consommateur de rechercher par lui-même (tout seul) la réponse à ses problèmes sur une FAQ (Foire aux Questions, ou Frequently Asked Questions).
Ce phénomène prend beaucoup d’ampleur, ce qui peut surprendre, un peu comme lorsque les automobilistes se sont servis eux-mêmes leur essence, ou lorsque les clients d’un supermarché scannent les produits qu’ils achètent avant de les payer. Il semble que faire le pari d’une réduction du service rendu est une solution payante pour peu que le consommateur ait le sentiment d’y trouver son avantage.
Ici, on peut imaginer que le self-care apporte une meilleure réponse que le call center: pas d’attente musicale, pas d’identifications à répétition, pas de coût téléphonique.
Mais cela reste surprenant, quand on voit le temps consommé en recherche infructueuse sur Internet. Le service marketing de Bing! l’avait chiffré à plusieurs heures en moyenne pour une même recherche! On pourrait donc en conclure que ce n’est pas tant l’UX procurée par le selfcare qui est bonne, mais plutôt que c’est celle du call center qui a fini par devenir dissuasive.
Pourtant, ce ne sont pas les politiques «consumer centrics» qui manquent, ni les prix et récompenses en tous genres, qui dépeignent un secteur en progrès et au professionnalisme revendiqué. Mais les études récentes, mondiales, d’Accenture, de Frost & Sullivan, ou Rage, reconduite depuis 1976, montrent toute que non seulement le service perçu par le client ne progresse pas, mais qu’il s’écarte chaque année un peu plus de ce qu’espère ce dernier.
Alors, l’IA, panacée de la relation client?
Les recherches sur l’apport de l’intelligence artificielle dans les échanges entre les marques et leurs clients laissent entrevoir des évolutions fulgurantes, qui verront les plateformes, les sites Internet, les médias sociaux répondre de façon très adaptée aux attentes des consommateurs. La puissance de calcul, la mémorisation de milliards de transactions, l’adaptation aux préférences et aux compétences du client feront des systèmes informatiques des interlocuteurs tout à fait acceptables.
Lorsqu’on observe dans le même temps le pilotage de plus en plus serré des conseillers des call centers par les mêmes systèmes d’information, leurs marges de décision de plus en plus réduites, quand on voit plusieurs grandes compagnies d’assurances japonaises confier à Watson (IBM) la gestion des échanges avec les adhérents, on doit se poser la question du devenir des ces centaines de milliers de collaborateurs.
Lorsque les grandes compagnies ont du arbitrer entre des centres de relations clients internes ou externalisés, les défenseurs de la qualité supposée supérieure délivrée par les collaborateurs de l’entreprise ont du très souvent battre pavillon. Lorsque certains professionnels moquaient les conseillers marocains qui ne sauraient jamais faire la différence entre la rue de Paris à Versailles et la rue de Versailles à Paris, on a vu à quel point ils étaient peu capables d’appréhender les évolutions à venir.
Bien sûr, si l’on se réfère à sa propre expérience, on ne peut pas dire que Siri soit le plus performant des assistants, ni que le site de réservation téléphonique automatique de la SNCF soit une réussite. Le consommateur reste toujours aussi allergique aux enchaînements de questions des arborescences des serveurs vocaux.
Mais en y regardant de plus près, les automates de la SNCF ont pris le pas sur les guichetiers dans la majorité des cas. On fait la queue pour ces derniers uniquement en cas de trajet complexe, ce qui est une minorité.
Et c’était cela, l’avenir des call centers: les dossiers complexes? C’est que l’homme a encore cet avantage sur la majorité des systèmes actuels, de savoir déduire, deviner, anticiper. Il sait à l’avance que telle question sera inutile, que telle autre, sous une formulation un peu différente, permettra de gagner plusieurs dizaines de secondes.
D’ailleurs, lorsqu’on fait appel à un guichetier de la SNCF, ne constate-t-on pas que même pour les choses simples, il va bien plus vite que nous avec l’automate?
C’est qu’il est formé, compétent, expérimenté et qu’il est équipé, à cause de ça, de solutions plus efficientes.
Pourtant, les solutions on-line ont un avantage sur les équipes de conseillers en chair et en os: elles peuvent être scrutées et analysées très aisément et complètement, faire l’objet de tests pour déterminer les voies possibles d’amélioration du parcours client.
L’apparition de nouveaux langages, les études sur l’ergonomie des sites, des apps, l’accumulation de millions de conversations les font progresser à toute vitesse.
On peut imaginer que très vite, sans doute beaucoup plus vite que l’on ne l’imagine, ces progrès seront tels que des dossiers considérés comme complexes seront à la portée de ces plates-formes de dialogue intelligent. Ces systèmes sont aujourd’hui encore très coûteux. Mais les coûts de formation des conseillers, dont le turnover reste important, année après année, ne le sont-ils pas tout autant?
Pour assurer une présence 24/7, les solutions techniques ont nettement l’avantage non seulement du coût marginal mais aussi de la fiabilité. Il en va de même pour les questions de langue. Il est bien plus facile de faire traduire les éléments de conversation d’un logiciel de dialogue, que de constituer et piloter une équipe étrangère.
Mais alors, que reste(ra)-t-il au call center?
Spontanément, on aura tendance à dire: «le côté humain», le relationnel. Le problème, c’est que vu par les direction financière, il reste bien difficile de chiffrer ce que vaut ce plus d’humain. En clair, sans cet aspect humain, combien l’entreprise pourrait-elle perdre?
Vous imaginez que c’est bien difficile à dire, pour plusieurs raisons. D’abord parce que l’intervention humaine, telle que nous la connaissons dans les call center d’aujourd’hui, peut ne pas être aimable, au sens de digne d’être aimée. Elle peut manquer de chaleur. Elle peut manquer d’engagement, de qualité, de disponibilité.
Et cela, on le comprend tous en tant que consommateur. Nous avons tous ressenti l’impuissance aimable d’un conseiller qui n’avait pas les moyens de nous satisfaire.
Soit parce qu’il était insuffisamment formé, soit parce qu’il n’avait pas l’autonomie pour décider ce qu’il aurait convenu de faire. Soit parce que sa motivation s’était érodée à buter sur des contraintes et des contrôles.
On sent bien que derrière ce paradoxe de l’humain pas assez humain, il y a une question d’argent.
C’est de deuxième point: à force de rechercher des économies, de la compétitivité, en réduisant les moyens des call centers, on tend à favoriser une solution automatisée, parce que le call center voit ses conseillers de plus en plus réduits à la conditions de robots.
Certains diront qu’ils ont supprimés les argumentaires, les scripts, qu’ils ont accru les temps de formation, amélioré les conditions de travail.
Mais vous n’aurez pas besoin de creuser beaucoup pour retrouver toute la panoplie des outils de contrôle, de normalisation des dialogues avec les consommateurs. La place laissée à l’improvisation, à la gestion de son temps, à la décision personnelle du conseiller n’a jamais été aussi réduite.
A force d’avoir dégradé la qualité humaine des call centers, on a faire disparaître ce qui en faisait l’avantage prédominant.
Alors, quel avenir pour les call centers?
Mais d’abord, pour comprendre que les call centers ont définitivement un avenir, imaginons un monde sans eux. Un monde où toute relation se ferait obligatoirement avec un automate. Un automate parfait, compétent, disponible. Pourquoi pas chaleureux et ayant de l’humour? On pourrait même sélectionner en début d’entretien, le taux d’humour que l’on serait prêt à accepter.
Avouons que nous ne sommes pas à l’aise avec cette idée. Qu’un algorithme décide quel VTC va prendre en charge ma course, nous n’y pensons pas et le résultat étant ce qu’il est, on en est plutôt satisfait. Surtout quand on vit aujourd’hui avec le service de réservation des taxis de Dijon.
Mais en cas de difficulté? L’homo negociatus que nous sommes ne se sent pas vraiment capable d’amadouer Watson, non? Nous avons tous nos domaines d’incompétence, ceux où nous avons besoin de plus de patience qu’un enfant de sixième. Nos expériences actuelles ne sont pas de nature à nous rassurer. Les techniciens, les concepteurs qui transmettent leur savoir à la machine sont si souvent inconscient de la faiblesse des connaissances de l’homme de la rue, qu’on est en droit d’avoir peur du moment où nous devrons nous confronter à des robots sans états d’âmes, répétant à l’infini des explications que nous ne comprendrons pas.
Celui qui a déjà tenté de régler un différent au téléphone avec un technicien de France Telecom me comprendra.
Mais surtout, un quotidien où le contact humain, si imparfait soit-il, aurait disparu de nos échanges commerciaux, n’a-t-il pas pour nous un côté effrayant? Bien sûr qu’au nom de l’efficacité et de la compétitivité, on pourra entendre les arguments des dirigeants d’entreprises, qui nous expliqueront que le robot délivrera, pour reprendre un terme à la mode, bien mieux qu’un humain et pour beaucoup moins cher. Que même un Malgache ne pourra soutenir la comparaison, ni en qualité des réponses, ni en coût.
Mais de la même manière qu’il y a un plaisir inexplicable à s’assoir dans l’herbe, alors que c’est plus salissant qu’un muret en bêton et finalement moins confortable que le plus rudimentaire des fauteuils, il y a un côté rassurant à échanger avec l’un de nos semblables. Pourquoi sommes-nous si nombreux à rechercher la confirmation d’une commande ou d’une promesse d’intervention auprès d’un humain, alors que la preuve écrite adressée par un bot lui est juridiquement supérieure?
La raison, c’est la confiance.
Alors les call centers de demain devront être radicalement différents de ceux que nous connaissons partout dans le monde. Pourquoi un consommateur prend-il un téléphone, alors qu’il vient de passer un temps précieux à naviguer sur votre site, pour chercher une réponse à un problème ou son chemin pour commander précisément ce qu’il souhaite?
Parce qu’il a besoin d’être conformé, rassuré. Alors oui, seule l’échange avec un autre humain peut remplir ce rôle. Mais il reste à doter cette organisation des moyens de jouer pleinement son rôle:
- 100% d’appels pris immédiatement,
- une personne parfaitement compétente en prise directe, au moment où l’on cherche à la joindre,
- un conseiller qui saura immédiatement qui vous êtes, et pourquoi vous appelez,
- vous n’écouterez plus Vivaldi, vous ne répéterez plus qui vous êtes ou votre numéro de client,
- une personne qui aura les moyens de décider sans en référer,
- une personne chaleureuse qui saura se mettre à votre place et vous conseiller ce qui est le meilleur pour vous,
- une personne qui parlera votre langue, votre langage.
J’entends déjà les mille objections. En fait non. Une seule. Ca coûte cher.
Pourtant, qui n’a pas rêvé d’un tel service? Qui n’abandonnerait pas toute idée de selfcare pour une telle expérience? Qui surtout, n’abandonnerait pas instantanément toute idée de chercher ailleurs? Qui ne parlerait pas à tous ses amis, réels ou virtuels, d’une telle expérience?
Voilà. Je suis convaincu que cette voie qui est pour moi la seule possible, la seule raisonnable, ne sera recherchée que par très peu de décideurs. L’époque est au cost-killing. Jusqu’à la mort.
Le contributeur:
Emmanuel Mignot est le CEO de eb-Lab.
Merci pour cet article pertinent. « L’époque est au cost-killing. Jusqu’à la mort » : le pire, c’est que beaucoup de décideurs en ont conscience, et si très peu osent prendre les décisions qui assureront la pérennité de leur entreprise, c’est tout bonnement qu’ils sont très peu à oser braver la dictature des résultats trimestriels. Manque de vision pour certains, et manque de courage pour d’autres. Mon analyse est certes sévère, mais hélas réaliste.
Vous avez raison, il y a un manque de courage pour agir selon ses convictions, ses principes ou son éthique. Mais il y a aussi un consensus mou, qui conduit à suivre le mouvement, à mettre en oeuvre ce que d’autres ont fait auparavant, parce que l’aversion au risque se généralise dans les grandes structures où l’important est devenu de faire carrière.
Mais surtout, il manque, pour lutter contre la logique du ROI, des outils fiables pour mesurer les gains procurés par des politiques « humanistes » de gestion des relations avec les consommateurs.
Ce sont ces outils qu’il faut prioritairement implémenter dans les organisations.
Article très pertinent, même si j’avoue très volontiers que je ne suis pas impartial sur ce sujet.
En tant qu’éditeur de solutions répondant à ces enjeux, ce que nous constatons au fil des années, c’est que les clients ont compris tous les problèmes des calls centers et qu’ils ont changé leurs parcours de relation client … et désormais ils veulent se servir eux-même avant d’appeler le service client (qui devient un recours).