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Face aux ruptures: Votre organisation a-t-elle besoin d’une raison d’être?

Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)

Il y a un malaise dans les entreprises: la désaffection des collaborateurs est patente dans la plupart d’entre elles. Les niveaux d’engagement sont très bas. Il y a également un malaise avec les entreprises: les scandales et malversations ayant conduit à la crise de 2008 ont durablement miné la confiance que la population pouvait avoir envers les entreprises, les banques en particulier. Une des réponses à ce malaise mise en avant à l’heure actuelle est de favoriser le développement d’une raison d’être de l’entreprise. L’idée est attrayante, mais elle a ses limites et risque de nous détourner du véritable enjeu: A l’heure des grandes ruptures de l’environnement, c’est le management qu’il faut réinventer.

Nicole Notat déclarait récemment à l’Institut de l’Entreprise qu’une innovation de son rapport sur les entreprises à mission est d’avoir proposé la notion de raison d’être de l’entreprise, qui va pouvoir notamment guider les dirigeants dans la façon d’élaborer leur stratégie.

La notion de raison d’être, en fait, n’est pas nouvelle. Elle fait partie des figures imposées du management stratégique depuis au moins les années 60 qui pose qu’une entreprise doit avoir une vision, une mission (ou raison d’être) et une stratégie. Cette notion a même été remise au goût du jour il y a une vingtaine d’années par l’auteur américain Jim Collins avec ses deux ouvrages Built to Lastet Good to Great qui ont chacun connu un succès mondial.

Historiquement, il y a deux justifications à la mise en avant de la raison d’être. La première est de nature morale, la deuxième est de nature stratégique. Plus récemment s’est ajoutée une justification de nature sociale.

La justification morale de la raison d’être: La justification morale de la raison d’être repose sur l’idée qu’il faut donner un sens moral à la mission d’une entreprise, car celle-ci ne saurait se réduire à la recherche du profit. On retrouve ici une vieille idée chrétienne selon laquelle toute richesse est coupable et la recherche de profit est immorale. Si l’entreprise doit être acceptée, ce n’est qu’à condition que le profit généré, dont on admet dès lors avec réticence qu’il est nécessaire, serve un objectif plus élevé, notamment sociétal. C’est bien évidemment un jugement de valeur.

La justification stratégique de la raison d’être: La raison d’être est également mise en avant de manière très différente par certains penseurs de la stratégie parce qu’elle serait une condition de la performance de l’entreprise. Elle fournirait un cap qui, comme le précisait Nicole Notat, guiderait les choix de la direction générale. Elle permettrait de passer les aléas et les décisions de court terme. Elle serait ainsi une condition de la performance à long terme. C’est notamment ce qui ressort des recherches de Jim Collins cité plus haut. Par exemple, la raison d’être de Fannie Mae, institution financière américaine, est de permettre aux ménages modestes de s’acheter une maison. Les collaborateurs de Fannie Mae prennent leurs décisions au quotidien à la lumière de cette raison d’être et font en sorte que, selon l’expression des stratèges, celles-là soient alignées avec celle-ci. Les problématiques de transformation organisationnelle face aux ruptures ont remis cette notion de raison d’être au goût du jour: certains estiment en effet que seule une raison d’être claire permettra la transformation. Après tout, il semble bien évident que si on ne sait pas où on va, on n’a guère de chance d’y arriver.

Guide-moi vers la lumière, la morale et, accessoirement, vers la performance économique

La justification sociale de la raison d’être: Plus récemment, l’importance de la raison d’être a été mise en avant en lien avec la question de la motivation des salariés et le sens du travail. Le désengagement des salariés dans les grandes organisations est un fait avéré et un véritable problème stratégique dont sont vivement conscients les dirigeants: l’engagement est en effet le facteur premier de performance économique. Perdus dans une grande machine dont ils n’ont l’impression d’être que des rouages, les salariés ne voient pas le lien entre ce qu’ils font et l’objectif de l’organisation. Leur travail semble n’avoir plus aucun sens. Peut-on être motivé quand on passe ses journées à colorier des diapo PowerPoint? L’idée est alors de réaffirmer une raison d’être pour l’organisation afin que les collaborateurs puissent s’identifier à celle-ci et redonner un sens à leur travail; Chacun se rappelle la fameuse histoire: on demande à un ouvrier sur un chantier ce qu’il fait, il répond: « je découpe des pierres ». On demande la même chose à un autre, il répond: « je bâtis une cathédrale ». Au lieu de couper des pierres, les collaborateurs bâtiront à nouveau des cathédrales.

Les limites de la raison d’être en tant que finalité

A cette triple aune, morale, stratégique et sociale, la notion de raison d’être est donc très attrayante. Qui n’y souscrirait pas? L’expérience montre toutefois malheureusement que celle-ci trouve très vite ses limites. Bien souvent en effet, la raison d’être est créée artificiellement par un cabinet de conseil et est déconnectée de la véritable identité de l’organisation. Elle n’est là que pour le décorum et la fameuse cathédrale est en carton-pâte. Les collaborateurs ne s’y trompent pas et le remède est alors pire que le mal car il alimente le cynisme et le désengagement. Ensuite, si noble soit-elle, la raison d’être n’empêche pas les dérives morales et éthiques (on pense au scandale Oxfam) et elle ne pallie certainement pas un management inepte. Elle n’est pas non plus gage de management économiquement performant. Ainsi, la plupart des entreprises que Jim Collins avait célébrées comme des modèles de raison d’être… ont disparu! Fannie Mae, que nous évoquions plus haut, guidée par sa noble raison d’être de permettre aux familles modestes de s’acheter un logement, est considérée aujourd’hui comme la principale responsable de la crise immobilière de 2008 car elle a abondamment prêté à des particuliers qui n’en avaient pas les moyens, les conduisant à la faillite personnelle.

Enfin, donner sens à son travail peut se faire autrement qu’en travaillant pour une organisation dont la raison d’être est noble et généreuse. En effet, l’expérience montre que la perte de sens du travail vient souvent plus des formes de management qui sont ineptes ou obsolètes que d’une absence de finalité.

La raison d’être telle qu’elle est envisagée aujourd’hui, c’est à dire comme finalité, est donc une impasse. Pour sortir de cette impasse, il est intéressant de faire un détour par l’entrepreneuriat qui propose une approche très différente de cette notion.

Une autre conception de la raison d’être: Apprendre des entrepreneurs

Dans ce domaine, comme en tant d’autres, l’entrepreneuriat peut nous fournir une bonne source d’inspiration. Quelle est la motivation des entrepreneurs? Pour certains c’est la recherche du profit; pour d’autres, la satisfaction d’un ego qui se traduit en une vision grandiose. Mais ce que les recherches plus récentes ont montré, notamment avec la théorie de l’effectuation, c’est que pour la plupart d’entre eux, la motivation d’entreprendre est souvent plus prosaïque: elle vient du plaisir de créer « quelque chose » avec d’autres; du plaisir d’être par ce qu’on crée. Et cette chose peut être très banale, comme vendre des sandwiches, ou extraordinaire, comme envoyer des hommes sur Mars. Cela n’a pas d’importance. Ce n’est donc pas tant l’objet de l’association qui est important que l’association elle-même qui devient dès lors la justification morale de l’entreprise. C’est le cœur de l’éthique marchande.

Dans le domaine du management des entreprises, les recherches sur la notion de fair process (processus juste) tirent des conclusions similaires. Elles montrent que les gens sont plus sensibles à la façon dont les décisions sont prises qu’à la substance des décisions elles-mêmes. Autrement dit, ils accepteront plus facilement une décision, même s’ils ne l’approuvent pas, s’ils estiment qu’elle a été prise en respectant un processus juste (consultation, discussion des objections, etc) tandis qu’une décision qui a été prise sans processus juste les laissera insatisfaits même s’ils l’approuvent. C’est dans cet esprit que les recherches actuelles en management les plus intéressantes se consacrent aux formes nouvelles de gestion et de prise de décision (entreprise libérée, holacratie, organisations teal, etc.) et non à la recherche de finalité métaphysique.

Ainsi, l’un des exemples phares du fameux ouvrage de Frédéric Laloux sur l’avenir des organisations est Morning Star. L’entreprise a développé un style d’organisation très innovant, supprimant les rôles de managers et mettant en œuvre une philosophie de « self management ». Laloux décrit longuement son fonctionnement et son succès. Que fait Morning Star? Elle produit de la sauce tomate! On peut être un modèle de management libéré au sein duquel les collaborateurs se sentent bien et ne pas avoir de raison d’être au-delà de produire des tomates de qualité. La finalité métaphysique n’est donc pas nécessaire à la résolution d’une question morale, stratégique et sociale.

Une autre conception de la raison d’être

Ce à quoi Frédéric Laloux, et avec lui les entrepreneurs, nous invitent donc, c’est à considérer la notion de raison d’être de façon totalement différente de la version métaphysique en vogue actuellement. Tandis que celle-ci adopte une conception téléologique, plaçant la raison d’être au-delà de l’organisation, on peut au contraire replacer celle-ci au sein même de l’organisation et de l’individu. C’est ce à quoi nous invite Spinoza avec la notion de conatus. Ce terme latin signifie littéralement l’« effort » ; pour Spinoza, toute chose qui existe fait l’effort de persévérer dans son être ; Spinoza nomme conatus la puissance de tout être à persévérer dans cet effort pour conserver et même augmenter sa puissance d’être. C’est un principe de vie qui ramène la raison d’être au niveau de l’individu, dans une conception non téléologique, par laquelle celui-ci définit en lui-même et par lui-même, et par son existence même, une raison d’être. Dans cette conception, l’individu et l’organisation ne sont donc plus le moyen d’une nécessité supérieure, au service d’une finalité métaphysique; ils deviennent, ou redeviennent, leur propre objet, et n’ont plus à justifier leur existence en termes moraux. Ils sont, point. C’est après tout la grande révolution de la philosophie humaniste opérée par Érasme et Montaigne et que nous avons un peu oubliée. On retrouve cette idée avec le principe n°1 de l’effectuation, la logique d’action des entrepreneurs, qui précise que ceux-ci démarrent avec ce qu’ils ont sous la main, c’est à dire qui ils sont.

Impact des grandes ruptures

Ainsi, à la quête d’une finalité métaphysique, on pourra substituer la recherche de modes nouveaux d’organisation et de management, que nous avons évoqués plus haut. Cette recherche est d’autant plus importante que les grandes ruptures de nos environnements appellent à une refonte de nos modes de management. L’entreprise hiérarchique moderne est née de la révolution industrielle et de l’automatisation à la fin du XIXème siècle. Une partie du malaise actuel vient du décalage croissant entre ces principes anciens (autorité, difficulté du partage de connaissance, subordination au sachant, centralisation des ressources) et les changements socio-démographiques et culturels actuels qui font que les gens sont plus autonomes, plus éduqués, et moins enclins à s’affilier à une organisation sans poser de questions. C’est là que se situe le véritable enjeu.

A l’heure des ruptures et du désenchantement des collaborateurs des grandes organisations, qui ne sont que des manifestations différentes du même phénomène, ce qu’il faut n’est pas forcer celles-ci à se trouver une raison d’être artificiellement, et encore moins ne leur concéder de légitimité que si leur raison d’être est socialement acceptable, mais réinventer le management du XXIème siècle.

Photo by Austin Chan on Unsplash

Le contributeur:
Philippe Silberzahn

Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.

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