Transformation: En finir avec la notion de résistance au changement
Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)
Tout le monde s’accorde à reconnaître que la plupart des programmes de transformation échouent à atteindre leurs objectifs. Ils ne respectent pas leurs délais. Ils ne vont pas assez loin. Les grandes organisations dépensent beaucoup d’énergie mais font du sur-place. Et pendant ce temps-là les barbares, entendez les startups, avancent. Est-ce une question de résistance au changement? Est-ce, d’ailleurs, la bonne question?
C’est logique, mais ça ne marche pas
Ces programmes, conçus par les plus grands cabinets de conseil et théorisés par les chercheurs des plus grandes écoles de commerce, sont d’une grande logique, découpant parfaitement le problème en une série de tâches cohérentes. Ils appliquent le dicton de Henry Ford: rien n’est particulièrement difficile si vous le découpez en petites tâches.
Ainsi, exemple parmi tant d’autres, le prestigieux cabinet de conseil McKinsey propose une approche de la transformation en cinq étapes: d’abord établir la trajectoire de changement, puis planifier des actions pour les haut-dirigeants; passer ensuite à la phase de mise en œuvre à l’échelle de l’organisation, agir pour changer l’état d’esprit puis enfin mettre en place les gens, les processus et les outils pour permettre une exécution sans faille. Ces plans sont parfaitement logiques: ils préconisent de bien définir l’objectif à atteindre avant de commencer, puis de planifier les actions avant de les mettre en œuvre. Ils sont logiques, mais ils ne marchent pas. Ils sont logiques mais rien ne se passe.
Les spécialistes du changement, et plus généralement “l’industrie de la transformation” qui depuis des années conçoivent ces programmes qui ne marchent pas se sont naturellement inquiétés. D’après eux, la principale raison pour laquelle le changement échoue est la résistance au changement. En d’autres termes: c’est la faute des gens, c’est à dire des collaborateurs de ces organisations. Oh les méchants!
Dans un article précédent je montrais que parler d’un problème d’exécution pour un plan stratégique traduisait une erreur de conception de ce qu’est un tel plan: un plan qui n’a pas anticipé un problème d’exécution est un mauvais plan car il est conçu sans tenir compte des spécificités de l’organisation qui le met en œuvre. Plus généralement, la distinction entre conception et mise en œuvre traduit une vision cartésienne du monde et du management dans laquelle il y a les penseurs, qui ont toutes les informations et savent où il faut aller, et les exécutants qui sont simplement là pour faire ce qu’on leur dit.
De la même façon, le plan qui n’a pas anticipé la « résistance au changement » est un mauvais plan car il est conçu sans tenir compte, et donc souvent sans comprendre voire sans même s’intéresser à ce que pensent les collaborateurs. Cette « résistance au changement », à supposer qu’elle existe, est souvent la traduction d’un problème plus profond.
Mal nommer les choses…
Comme souvent, les termes qu’on emploie pour qualifier un problème traduisent notre façon de voir le monde et contraignent les solutions qu’on apporte au-dit problème. Ils peuvent même créer des problèmes qui n’existent pas. Par exemple, un policier verra la consommation de cannabis comme un crime, un médecin comme un problème de santé publique tandis qu’un libertaire la verra comme un non problème. Tous les trois auront une définition différente de la question et proposeront donc des solutions différentes.
Le terme même de “résistance au changement” traduit ainsi un modèle mental selon lequel il y aurait un groupe, la direction générale, qui aurait tout compris à ce qu’il faut faire, et le reste de l’organisation qui, pour des raisons inexpliquées, ou inavouables (sabotage!), s’opposerait à ce que le bon sens semble réclamer. On sépare le monde en deux, les intelligents et les imbéciles, nous et les autres, les cadres et les agents, les pro et les anti, comme on le sépare entre riches et pauvres oubliant que 80% de la population est dans un 3e groupe intermédiaire qui n’est plus pauvre mais pas encore riche. Souvent, la façon dont la transformation est présentée est elle-même source de blocage: Dans ce modèle, la direction explique généralement que la situation actuelle est insatisfaisante, mais que l’avenir peut-être radieux à condition de souffrir beaucoup pendant un certain temps. Ce modèle conçoit donc la transformation comme traumatique, un épisode bien identifié dans le temps, et partant d’un présent insatisfaisant dont il faudrait avoir honte (soyez comme Google!) pour aller vers un futur souhaitable.
Ici la direction générale: transformez-vous pour devenir plus entrepreneuriaux, c’est un ordre! (Source: Wikipedia)
Mais peut-être les collaborateurs ont, eux, un modèle différent: la direction leur impose un énième plan conçu en secret avec des consultants en vue sur la place de Paris. Ce plan est générique, on a vu le même dans toutes les entreprises du CAC 40. On sait ce qu’on va perdre avec la transformation mais pas ce qu’on va gagner. Le programme de transformation perturbe notre travail sur lequel nous sommes évalués à la fin de l’année. Quoiqu’il arrive, les grands dirigeants empocheront leur bonus, tandis que les échecs nous seront imputés. On ne nous a pas demandé notre avis (ou pire: on a fait semblant en nous envoyant des consultants juniors dont l’arrogance n’avait d’égal que la méconnaissance de notre métier). La direction générale ne comprend pas comment l’organisation fonctionne, car de toute façon ce sont des mercenaires qui viennent d’arriver et repartiront bien vite. Et ainsi de suite.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas des collaborateurs hostiles au changement, naturellement (y compris au plus haut niveau c’est fréquent). Le changement dérange, il force à sortir du confort douillet du déclin. Il remet en question des situations acquises. Il nécessite un effort. Mais formuler le problème en termes de résistance au changement plaque un modèle de culpabilisation d’un groupe par un autre alors même que l’engagement du groupe culpabilisé est nécessaire au changement. C’est contre-productif.
Ce qu’on appelle “résistance au changement” peut en fait être reformulé avec un autre modèle mental dans lequel l’absence de progrès traduit un manque de confiance des collaborateurs envers la direction générale, le manque de légitimité interne des managers qui sont censés relayer la stratégie (autre modèle mental) ou peut-être le caractère inapplicable du plan car conçu sans tenir compte de la réalité quotidienne des collaborateurs.
Changer de modèle mental, clé du déblocage
La question n’est évidemment pas qui a raison avec son modèle: chacun un peu, bien-sûr, c’est que si chacun reste campé dans son modèle, rien ne changera. On continuera à travailler plus dur dans un système bloqué.
On aura donc intérêt à poser ces modèles mentaux de façon explicite pour les confronter et essayer de les accorder. La transformation est certainement indispensable, mais la façon de la concevoir doit faire l’objet d’un large accord. Le partage d’un diagnostic commun est essentiel. Il est surprenant de constater que dans beaucoup d’entreprises, lorsque je demande les véritables raisons pour lesquelles un plan de transformation a été engagé, tout le monde n’est pas capable de me répondre, y compris au plus haut niveau, et les réponses, quand il y en a, varient énormément. Souvent, j’obtiens le « Ah ben à cause du digital. » Mais si je presse en demandant « Comment le digital vous impacte-t-il », j’ai rarement une réponse.
La réussite ne tiendra pas nécessairement à un accord parfait sur tous les aspects du modèle mental, c’est impossible; le simple fait de rendre explicite les hypothèses et de les discuter sera déjà un énorme progrès. Chacun pourra comprendre que la direction, au cours de cet exercice, doive trancher en cas de désaccord. Les recherches sur la notion de fair process (processus équitable) ont montré que les gens sont souvent plus sensibles à l’équité dans le processus (la façon dont ils sont traités, le fait qu’ils soient réellement consultés, que leur avis soit pris en compte et même qu’ils soient co-créateurs de la décision) qu’à la décision elle-même, y compris si elle leur est défavorable.
Les grands programmes de transformation butent en effet sur une contradiction: d’une part, la transformation est rendue nécessaire par l’avènement d’une société plus entrepreneuriale dans laquelle la réussite et la performance futures reposeront sur la créativité et l’autonomie. Mais d’autre part, ils restent piégés dans des modèles mentaux anciens : un but fixé par la direction générale, un plan d’exécution, une méthode, des exécutants… des notions bien éloignées du monde entrepreneurial…
Un changement de modèle permettra de voir les choses différemment, de mieux identifier les problèmes et d’ouvrir des possibles inimaginables. Il ne peut advenir qu’en repensant complètement la façon-même de procéder. Si notre époque change radicalement, il ne faut pas juste changer ce qu’on fait, mais la façon dont on le fait et, surtout, la façon dont on conçoit ce qu’on fait. C’est donc la façon même de se transformer qu’il faut changer.
Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.
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Dans le cas d’une entreprise, les évolutions sont possibles mais comment faire évoluer le modèle mental dans une structure dont on sait qu’elle est figée « institutionnellement » comme une administration ?
Oui, bien vu !
Les hommes et les femmes ont besoin d’être écoutés, entendus, respectés. Ils ont besoin de trouver du sens dans ce qui leur est proposé. Pour réussir un changement il s’agit donc de prendre le temps de donner aux personnes des raisons objectives d’accepter ce changement : l’acceptation des idées est le véritable moteur de toute réforme, la résistance émotionnelle en est le frein. À l’inverse, le changement par rupture, celui brutal n’aboutira jamais. Ce type de « chamboulement » est voué à l’échec parce qu’il est (et sera) toujours perçu comme une pression illégitime.
Alain Astouric
D’après, Encadrer une équipe : La conduite des hommes dans une période de mutation.
C’est une vision très intéressante mais un brin décalée de mon point de vue. Je suis d’accord que tirer un peu les traits aide certainement à comprendre ce qui n’a pas fonctionné dans le passé avec une vision du changement command and control to execute. Aujourd’hui beaucoup d’entreprises et certains partenaires qui les accompagnent ont à coeur de voir les choses différemment. L’équipe dirigeante donne des moyens et encourage les collaborateurs à penser le changement de manière permanente. Mis en position de définir au fil du temps les changements dont ils ont besoin, de les éprouver sur des cycles courts et de partager leurs expériences, les collaborateurs sont auteurs des évolutions dont ils sont les premiers destinataires et utilisateurs. Le changement n’est plus prescrit dans des organisations plus vivantes et moins mécaniques, des organisations qui ont renoncé à croire qu’un cerveau central a les capacités d’appréhender seul la complexité qui pèse sur l’entreprise. Au contraire, l’intelligence collective, à grande échelle – idéalement celle de l’entreprise – est mobilisée pour prendre des décisions plus pertinentes et prendre l’initiative de changement qui n’ont plus l’ampleur des transformations rupturistes du passé dont tant ont échoué.
Dans le cas d’une entreprise, les évolutions sont possibles mais comment faire évoluer le modèle mental dans une structure dont on sait qu’elle est figée « institutionnellement » comme une administration ?
Oui, bien vu !
Les hommes et les femmes ont besoin d’être écoutés, entendus, respectés. Ils ont besoin de trouver du sens dans ce qui leur est proposé. Pour réussir un changement il s’agit donc de prendre le temps de donner aux personnes des raisons objectives d’accepter ce changement : l’acceptation des idées est le véritable moteur de toute réforme, la résistance émotionnelle en est le frein. À l’inverse, le changement par rupture, celui brutal n’aboutira jamais. Ce type de « chamboulement » est voué à l’échec parce qu’il est (et sera) toujours perçu comme une pression illégitime.
Alain Astouric
D’après, Encadrer une équipe : La conduite des hommes dans une période de mutation.
C’est une vision très intéressante mais un brin décalée de mon point de vue. Je suis d’accord que tirer un peu les traits aide certainement à comprendre ce qui n’a pas fonctionné dans le passé avec une vision du changement command and control to execute. Aujourd’hui beaucoup d’entreprises et certains partenaires qui les accompagnent ont à coeur de voir les choses différemment. L’équipe dirigeante donne des moyens et encourage les collaborateurs à penser le changement de manière permanente. Mis en position de définir au fil du temps les changements dont ils ont besoin, de les éprouver sur des cycles courts et de partager leurs expériences, les collaborateurs sont auteurs des évolutions dont ils sont les premiers destinataires et utilisateurs. Le changement n’est plus prescrit dans des organisations plus vivantes et moins mécaniques, des organisations qui ont renoncé à croire qu’un cerveau central a les capacités d’appréhender seul la complexité qui pèse sur l’entreprise. Au contraire, l’intelligence collective, à grande échelle – idéalement celle de l’entreprise – est mobilisée pour prendre des décisions plus pertinentes et prendre l’initiative de changement qui n’ont plus l’ampleur des transformations rupturistes du passé dont tant ont échoué.