Êtes-vous sérieux à propos de l’empowerment de vos collaborateurs?
Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)
Parmi les nombreux remèdes proposés au désengagement des collaborateurs et au blocage des programmes de transformation, l’empowerment (ou subsidiarité en français) figure en bonne place. Il s’agit de donner plus de pouvoir aux collaborateurs, et surtout au management, dans l’idée qu’un problème se règle plus facilement au niveau où il prend sa source qu’aux niveaux supérieurs.
L’empowerment semble très pertinent à une époque qui se veut plus entrepreneuriale et dans laquelle l’organisation prend conscience qu’elle a tout à gagner à permettre une large initiative à ses collaborateurs. Pourquoi les résultats ne sont-ils alors pas à la hauteur des espérances? En grande partie parce que l’empowerment, à supposer qu’il traduise une intention sincère de la direction, n’est souvent qu’un slogan vide de sens décorrélé de la réalité de l’organisation et de son fonctionnement.
«Il faut que les collaborateurs prennent plus d’initiative!» L’empowerment (subsidiarité) est très à la mode, mais il ne suffit pas de le décréter pour qu’il se produise. Ainsi, dans cette grosse PME, les managers sont insatisfaits depuis des années des KPI (indicateurs de performance) utilisés pour mesurer leur performance commerciale. La situation est arrivée à un blocage. Le PDG, sensible à l’idée d’empowerment, décide de jouer cette carte et leur propose de redéfinir ces KPI eux-mêmes. Mais rien ne se passe. Le PDG est déçu; alors que les managers se plaignent de leur manque de pouvoir, ils ne saisissent pas l’occasion qu’il leur offre! Il conclut que l’empowerment ne marche pas, qu’il faut tout faire soi-même.
Si l’on interroge les-dits managers, ils vous diront qu’il est impossible de s’organiser pour travailler sur les KPI. C’est une tâche complexe, qui nécessite une expertise et la collaboration de plusieurs domaines ; leur agenda ne leur permet pas de dégager du temps pour cela, car ils sont surchargés de travail. Ils ont l’impression que le PDG cherche seulement à leur en ajouter. Ils estiment que c’est à lui de porter la cohérence de l’ensemble, alors qu’eux n’ont qu’une partie de l’équation. Ceci alors qu’en incertitude, le monde est tellement complexe que plus personne n’en a la totalité! Chacun n’en a qu’une partie.
Intention sincère contre modèles mentaux enfouis
Ce qui est demandé va à l’encontre des modèles mentaux collectifs de l’organisation («C’est au PDG de porter la cohérence de l’ensemble» et/ou «C’est le travail du PDG. Nous demander cela est un manquement à ses responsabilités.»). Le contexte généré par les modèles mentaux ne permet pas à la subsidiarité de fonctionner. Sans un contexte adéquat, et l’explicitation des modèles mentaux collectifs pour permettre leur discussion, l’empowerment n’est qu’un slogan. L’intention sincère s’écrase, comme toujours, sur la réalité identitaire de l’organisation, c’est à dire ses modèles mentaux, d’autant que ceux-ci sont bien enfouis et bien difficiles à identifier.
Plus généralement l’utilisation même du mot empowerment traduit un modèle mental particulier, dans lequel la direction générale donne un certain pouvoir à ses managers et pensent -hop!- qu’ils seront en mesure de l’utiliser. Mais bien évidemment ce n’est pas comme cela qu’une organisation fonctionne. Dans empowerment, il y a power, c’est à dire pouvoir. Or le pouvoir est forcément une dialectique.
On ne peut pas donner du pouvoir comme on donne du grain aux poules. On ne peut pas imaginer que des collaborateurs tétanisés depuis des années se transforment soudainement en entrepreneurs; d’une part parce que ceux qui en avaient la capacité sont partis depuis longtemps vers des structures plus propices à leur expression; d’autre part parce que des années de passivité ne sont pas annulés par un coup de baguette magique; et enfin et surtout parce que pour que ça marche il faut à la fois que la direction soit sincère et que les collaborateurs aient confiance en elle, ce qui, après des années d’autoritarisme est rarement acquis. L’approche actuelle d’empowerment revient à lâcher des enfants dans une piscine en espérant qu’ils vont nager du premier coup. Évidemment, ils se noient et on conclut «Ah vous voyez ils ne sont pas courageux!».
Créer le contexte
C’est donc tout un contexte de confiance et de dialogue qu’il faut reconstruire, ce qui prend du temps et nécessite une méthode, et non pas s’imaginer qu’un mot d’ordre avec un slogan va tout résoudre. Et pour que ce contexte se crée, il faut aider tous les collaborateurs à comprendre comment leur organisation fonctionne vraiment, c’est-à-dire à apprécier la dynamique des modèles mentaux, et leur fournir les moyens d’agir vraiment dessus. Pour qu’une transformation organisationnelle réussisse, l’exposition, le test et l’ajustement des modèles mentaux doit donc devenir une compétence managériale essentielle.
Sur l’importance des modèles mentaux dans la transformation organisationnelle, voir mon ouvrage co-écrit avec Béatrice Rousset: « Stratégie modèle mental: cracker enfin le code des organisations pour les remettre en mouvement. » Voir mes articles précédents: Les gilets jaunes ou la confusion des modèles mentaux dans un monde qui change. Lire également Comment le modèle mental s’oppose au changement: la tragédie des colons du Groenland.
Le contributeur:
Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations. Pour suivre ses écrits, rendez-vous sur son blog.
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