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Ce qui bloque votre transformation organisationnelle, ce sont vos modèles mentaux

Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)

Qu’est-ce qui bloque la transformation organisationnelle? Face à ce problème les explications ne manquent pas. Problème d’exécution, manque de vision, résistance au changement, etc. Les solutions non plus, toutes plus logiques les unes que les autres. Et pourtant rien ne change. Rien ne change parce que ce qui pose problème n’est pas le problème, mais la façon dont on le formule, et cette façon est dictée par le modèle mental sous-jacent, c’est à dire la façon dont nous voyons le monde. Sans changement de modèle mental, les organisations resteront coincées dans une transformation sans fin qui n’avance pas. Passons en revue quelques-unes de ces explications «logiques» à la lumière de cette notion de modèle mental.

Un problème de vision? 

L’idée qu’il faille une vision pour accomplir de grandes choses est une manière de voir les choses, un modèle mental, et on peut en avoir un tout à fait différent: démarrer sans vision pour ne pas en être prisonnier et construire cette vision chemin faisant. Ce modèle existe, c’est celui de nombreux entrepreneurs comme l’a montré la recherche sur l’effectuation avec des centaines de cas d’étude. Mark Zuckerberg, par exemple, n’a pas démarré avec la vision de créer un réseau social planétaire. On peut accomplir de grandes choses sans vision initiale et cela vaut également pour un plan de transformation. La vision peut même être contre-productive, car elle peut figer l’organisation dans un objectif alors que le monde, la réalité, changent à vive allure.

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Un problème d’exécution?

« Notre stratégie est claire, nous avons juste un problème d’exécution. » Cette pensée reflète également un modèle mental très fort, celui d’une conception cartésienne du management, séparant la conception — du ressort de la direction générale —, de l’exécution — du ressort des collaborateurs —. Penser qu’on peut avoir un excellent plan, mais qui bute sur une mise en œuvre déficiente, c’est penser que les deux sont dissociables. On peut cependant envisager un autre modèle et faire observer que si la stratégie bute sur la mise en œuvre, c’est qu’elle est mal conçue au sens où elle ne tient pas compte de la réalité de l’organisation, et qu’il faut donc repartir de celle-ci pour bâtir un plan.

Le charretier embourbé, fable de La Fontaine (Source: Wikipedia)

Un problème de résistance au changement?

Le terme même de «résistance au changement» est systématiquement utilisé lorsque les plans de transformation s’enlisent. Il traduit là encore un modèle mental selon lequel il y aurait un groupe — la direction générale —, qui aurait tout compris à ce qu’il faut faire, et le reste de l’organisation qui, pour des raisons inavouables, s’opposerait à ce que le bon sens réclame. On sépare le monde en deux, les intelligents et les imbéciles, nous et les autres, les dirigeants et les salariés, etc.

Ce qu’on appelle «résistance au changement» correspond en fait à une force qui ramène systématiquement les tentatives de transformation à leur point de départ. Celle-ci traduit généralement la protection identitaire de l’organisation, c’est-à-dire de la puissance des modèles mentaux collectifs auxquels tous les acteurs, direction et employés, se conforment en priorité. Cette «résistance» provient du conflit entre une volonté affichée — la transformation —, et un niveau de contrôle inconscient doté d’un rôle régulateur — l’identité de l’organisation.

Un problème de communication?

Là encore, le modèle mental oppose un groupe de gens intelligents et un groupe de gens qui ne comprennent pas et à qui il faut expliquer et « vendre » la solution, comme si les collaborateurs n’étaient pas capables de comprendre le sens de la transformation. On a là un modèle de généralisation, faisant fi de la capacité des humains à donner un sens à partir des modèles mentaux ; on pense que si la direction générale dit « vert » et que la bonne campagne de communication est menée (posters, vidéos, fonds d’écran, autocollants, journées dédiées) tout le monde entendra, verra et comprendra « vert » et agira en fonction, et hop ! la transformation sera opérée.

Eh bien ! dans la réalité ce n’est pas le cas. Les humains répondent à « ce qui est », c’est-à-dire la réalité quotidienne faite de décisions et d’actions concrètes. Celles-ci découlent des modèles mentaux de l’organisation. Si le modèle mental est « bleu », toutes les actions se traduisent par « bleu » ; les humains comprennent bien « bleu » et agissent dans ce sens, même si on ne leur parle que de « vert ». Aucune campagne de communication, quelle qu’elle soit, n’y changera rien. Au contraire : au bout d’un moment, le décalage entre « bleu », la réalité de ce que vivent les collaborateurs au quotidien, et « vert », ce qui est proclamé par la campagne de communication, devient insupportable ; c’est souvent ce qui explique le cynisme, le désengagement et le burn out.

Un problème de leadership?

Une responsable RH me confiait récemment, lorsque je l’interrogeais sur la raison de l’échec du plan de transformation de son entreprise : « C’est parce que nos managers manquent de courage ! » Les managers ne s’emparent pas de la transformation et ne jouent donc pas leur rôle de « courroie de transmission » (autre exemple de modèle mental) des projets de la direction générale. On a là un modèle de perspective unique : à un problème correspond une cause unique, qui va être traitée par une action ciblée ; peut-être ici une formation au courage, ou le recrutement de personnes plus courageuses.

Une autre façon de voir les choses est que même s’ils sont sincèrement convaincus de la nécessité de changer, de développer de nouvelles activités innovantes, les managers subissent une forte pression sur leurs résultats et doivent s’occuper en priorité de l’activité historique de l’organisation. Le problème n’est peut-être donc pas leur manque supposé de leadership ou de courage, mais la non-prise en compte des réalités présentes.

Un problème de valeurs?

Les valeurs de l’entreprise ne sont plus à jour ou pas suffisamment connues de tous. On va donc faire travailler des consultants pour les clarifier puis lancer une grande opération de communication. Penser qu’il est possible de définir des valeurs et les faire adopter à grand renfort de communication, c’est ignorer le fonctionnement même des valeurs. Celles-ci se dessinent progressivement et sont ancrées dans l’identité de l’organisation. Elles sont le résultat des comportements effectivement valorisés depuis toujours en son sein.

Les valeurs, c’est ce qu’on valorise en pratique et non ce que l’entreprise voudrait voir valoriser. Des valeurs définies de manière volontariste sont désincarnées, hors-sol. En substance on met en avant un modèle mental factice qui ne correspond pas au vrai modèle mental et donc s’y oppose. La greffe ne prend pas.

Un problème de méchants?

Cette explication est la traduction du modèle mental selon lequel il y a forcément un coupable concernant les situations que nous jugeons aberrantes (et le management moderne en offre plein d’exemples). Or, le plus souvent, il n’y a pas de méchant et les comportements observés, apparemment stupides ou malveillants, ne sont que des réactions rationnelles à des situations que les managers n’arrivent pas à gérer. Il est plus utile et efficace de penser « individus/situations » et parier sur l’intelligence de l’acteur que de chercher absolument un coupable.

Un problème d’empowerment?

L’empowerment est très à la mode, mais il ne suffit pas de le décréter pour qu’il se produise. Ici, le modèle mental est celui d’une individualisation et d’une décontextualisation de la problématique. Or, la prise d’initiative ne peut se produire que si le contexte le permet sans quoi elle butera rapidement sur la réalité de l’organisation, c’est-à-dire son modèle mental dominant. Par exemple, une prise d’initiative de l’un sera vue comme un empiètement de territoire par telle personne ou comme une distraction par une autre.

Un problème d’entrepreneuriat?

Outre le fait que ce type de slogan repose sur une conception erronée de ce qu’est vraiment un entrepreneur, le modèle mental repose ici sur l’idée que la problématique est celle de la créativité. Or, c’est rarement le cas. La vraie problématique des organisations est celle du manque d’action ; il s’agit d’une mise en mouvement face à la force du modèle mental dominant. Transformer chacun en entrepreneur sera inutile, car ce n’est pas ce dont l’organisation a besoin, et peut même s’avérer contre-productif en étant anxiogène et en perturbant les opérations de l’activité historique.

De nombreuses explications mais un unique problème: notre façon de penser 

On pourrait continuer cette liste longtemps… En creusant chacune de ces explications, nous voyons émerger des modèles mentaux invisibles qui déterminent la manière d’aborder les difficultés aujourd’hui dans les organisations : une cause/un effet, le besoin impérieux d’une vision, l’opposition entre certains groupes d’individus, etc. Le problème de la transformation n’est donc ni lié à une absence éventuelle de vision, ni à un problème d’exécution, ni à la stupidité supposée des collaborateurs, mais à la façon même dont la transformation et plus généralement les problèmes sont abordés qui fige l’organisation dans un modèle qui s’éloigne de la réalité. Autrement dit, la manière dont le problème est abordé fait partie du problème. C’est la logique même qui ne marche pas.

Le problème, c’est que face à un problème, on essaie de trouver un coupable, on croit qu’une méthode va nous sauver, ou on pense qu’il y a forcément une solution. La solution c’est de recruter un nouveau CEO, de mettre en place un incubateur de start-up, de changer de business model ; la solution c’est l’agilité ! le design thinking ! le lean start-up ! l’intelligence collective ! le coaching ! l’entrepreneuriat ! la mindfulness ! l’engagement sociétal ! l’entreprise libérée ! Le corporate hacking ! Avec chaque nouvelle méthode, chacun peut croire qu’il a une nouvelle chance, mais le jeu est écrit d’avance : après beaucoup d’énergie et d’enthousiasme pour celle-ci, les effets seront limités et les troupes seront fatiguées et démoralisées. La prochaine solution miracle sera accueillie avec scepticisme, on appellera ça «résistance au changement», et le problème que l’on voulait régler se sera aggravé.

Dans cette affaire, c’est le « comment on pense » qui pose problème et pas ce que l’on pense ; c’est le filtre que nous utilisons pour décrypter le monde : c’est notre modèle mental. C’est lui qui nous fait chercher un responsable quand il y a un problème, qui nous fait penser qu’une méthode résoudra tout, qui veut un plan pour agir, qui sépare le monde entre les concepteurs et les exécutants, etc. Et tout cela indépendamment de la réalité du monde. La façon dont on pose le problème induit le type de solution ; si au bout de tant d’années, les solutions basées sur ces modèles ne fonctionnent pas, n’est-il pas temps de remettre en cause cette façon de penser?

Cet article est tiré de mon ouvrage co-écrit avec Béatrice Rousset: «Stratégie modèle mental: cracker enfin le code des organisations pour les remettre en mouvement.» Voir également mes articles précédents: Les gilets jaunes ou la confusion des modèles mentaux dans un monde qui change. Lire également Comment le modèle mental s’oppose au changement: la tragédie des colons du Groenland.

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Un commentaire

  1. Merci Philippe,
    Quelques pistes pour illustrer des façons de faire évoluer le « comment on pense » ?

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