C’est logique, mais ça ne marche pas: péril de l’orientation client
Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)
Toutes les entreprises veulent être «orientées client», mais ce qu’elles entendent exactement par là n’est souvent pas très clair, et leurs efforts en la matière, lorsqu’elles en font réellement, sont souvent largement contre productifs, comme j’ai récemment eu l’occasion d’en faire l’expérience. Cette expérience rentre dans une catégorie très fournie en management que dans notre ouvrage Stratégie Modèle Mental, Béatrice Rousset et moi résumons par: «C’est logique, mais ça ne marche pas».
Au retour de mes vacances, je monte dans ma voiture que j’avais laissée dehors durant trois semaines. Le moteur démarre au quart de tour mais aussitôt une alarme retentit: «Incident moteur, rendez-vous immédiatement au garage le plus proche». C’est évidemment une mauvaise surprise, d’autant que le véhicule en question a moins d’un an. Je descends et monte téléphoner au garage du coin pour savoir si je peux passer, mais je tombe sur un centre d’appel; le garage n’est plus joignable directement.
J’explique ma situation à un conseiller fort sympathique. «Pas de problème me dit-il, je peux vous avoir un rendez-vous pour le 22 août.» Nous sommes… le 6 août. Je m’étrangle, et lui fais remarquer que l’intervention est urgente. «Je comprends bien monsieur, mais je n’ai pas de créneau avant.» Obligeamment, il regarde les autres garages de la région, et peut me proposer un rendez-vous à l’autre bout de la ville (la ville est grande, c’est Lyon) pour le 18 août. Énorme progrès. «Je ne peux pas faire mieux me dit-il, d’un air désolé.»
Ni une ni deux, et dans un réflexe dont je resterai fier longtemps, je monte dans ma voiture qui bipe dans tous les sens en m’interdisant de conduire tout en m’intimant l’ordre de me rendre dans le garage le plus proche, ce que je fais effectivement. J’arrive donc au garage, qui a récemment été refait. Il y a donc à l’accueil une jeune femme qui m’accueille très aimablement. Je lui explique ma situation. Elle prend un air un peu embêté et me dit: «Il y a un peu de monde en ce moment, je crains bien que vous ne deviez attendre.» Combien de temps? «Eh bien au moins une dizaine de minutes…» Tu parles!
Entre ça et attendre le 22 août, j’ai du mal à contrôler ma joie… Pile poil dix minutes plus tard, rayonnante, elle m’envoie vers son collègue –Jérôme– qui me reçoit et à qui j’explique la situation. Effectivement Jérôme est débordé, les dossiers clients s’empilent sur son bureau, mais me dit qu’il va quand-même regarder la voiture, ce que nous faisons. Il n’arrive pas à voir ce qu’il y a, il faut donc regarder en détail, ce qui nécessite de rentrer la voiture à l’atelier, qui est complètement plein. «Bon je vais voir avec mon collègue s’il peut regarder quand-même.» Il revient dix minutes plus tard, ayant entre temps traité un ou deux dossiers – il est vraiment très occupé –pour me dire que oui, son collègue va regarder la voiture.
30 minutes plus tard, il m’appelle dans l’atelier et son collègue montre le moteur, rayonnant: «Ça y est on a trouvé, c’est un rongeur qui a mangé vos câbles électriques», (la joie de la vie à la campagne). Du coup la question qui me brûle les lèvres est: «Et est-ce que vous pouvez me réparer ça?» Mais j’ai un avantage: ma voiture est dans son atelier, un peu difficile pour lui de me dire non et de la ressortir pour me planter sur place en me disant de revenir plus tard. Il en a bien conscience et finit par me dire: «Bon on va s’en occuper.» Finalement, le soir-même à 17h, je récupérais ma voiture réparée, dans laquelle je montais après un dernier au revoir sympathique avec la jeune femme de l’accueil.
C’est logique, mais ça ne marche pas
La leçon de tout ça? Nous concevons plein de systèmes parfaitement logiques, mais qui ne marchent pas. La logique, c’est d’être «orienté client», et donc d’avoir un centre d’appel unique pour tous les clients de la marque, pour rationaliser (sic!) les prises de rendez-vous. La logique, c’est de vouloir libérer ainsi le garage de cette tâche fastidieuse et, comme on dit en management «non créatrice de valeur.» La logique c’est de séparer cette tâche purement administrative, ou plutôt de la voir comme une tâche purement administrative, des tâches importantes comme la réparation. C’est parfaitement logique, mais ça ne marche pas.
Ça ne marche pas parce que ce n’est pas ainsi que la vie fonctionne. Ça place le pauvre opérateur du centre d’appel dans une position impossible, dans laquelle le système l’empêche de faire un bon travail, c’est à dire de me trouver un rendez-vous rapidement. Tel que le système est conçu, une telle chose est impossible par design. Car vous l’aurez bien compris, sous une soit-disante orientation client, il s’agit en fait de rationaliser (comme ils disent) la prise de rendez-vous, c’est à dire de la faire le moins cher possible. Ayons une pensée pour l’opérateur qui est forcé de faire un mauvais travail et qui le sait.
A l’autre bout vous avez trois acteurs qui aiment leur travail et qui essaient de le faire malgré le système kafkaïen qui leur est imposé. La jeune femme à l’accueil fait tourner la boutique en gérant tous les rendez-vous et toutes les arrivées imprévues avec calme et un plaisir qui semble évident. L’atmosphère (the smell of the place comme disent les anglais) est légère et pourtant ça tourne! Elle semble réellement heureuse de vous voir, et sincèrement embêtée lorsqu’elle va devoir vous faire attendre dix minutes. Dix minutes! Jérôme, lui, passe beaucoup de temps à taper sur son ordinateur (quand je le lui fais remarquer il acquiesce), mais malgré ça lui aussi a l’air heureux de vous recevoir et de régler votre problème. Son collègue à l’atelier est bien décidé à ne pas me laisser en plan même s’il a beaucoup à faire par ailleurs, et son plaisir, lorsqu’il a trouvé l’origine de la panne, est évident.
Ah oui, à la fin, le fort sympathique Jérôme que j’ai naturellement chaleureusement remercié, me glisse, un peu embêté: «Vous allez recevoir un mail pour une enquête de satisfaction. Si vous êtes content de moi, il faut absolument répondre 10/10, sinon je serai mal noté.» In cauda venenum. Car comme si ça ne suffisait pas au planificateur cartésien de pourrir la vie de ses clients et de ceux qui travaillent vraiment, il s’arrange également pour que ce soit Jérôme qui soit puni si le client n’est pas content. Car le planificateur n’est pas noté bien-sûr! Ni aucun des 149.999 autres employés que compte l’entreprise! Non, seulement Jérôme! Même pas la jeune femme de l’accueil qui pourtant fait tourner la boutique. Et surtout le planificateur s’arrange non seulement pour terroriser et humilier Jérôme mais aussi pour faire pression sur moi.
D’un côté des planificateurs cartésiens qui découpent le monde en briques logiques, et pourrissent la vie de leurs clients et de leurs collègues avec les meilleures intentions, et de l’autre des gens compétents qui aiment leur travail et qui sauvent la boutique malgré l’inanité des méthodes qu’on leur impose. Qui est le plus «orienté client» d’après-vous? D’où vient cette idée qu’il faut «noter» Jérôme comme on note des écoliers qui ont bien rempli leur cahier? Cette idée que seul son travail doit être évalué? Que ce travail doit être évalué par moi via un email auquel je répondrai si j’ai le temps, qui penserai bien faire si je mets 8/10 alors que seul un 10/10 peut sauver Jérôme de l’épouvantable vengeance du planificateur cartésien? Que son job dépend de mon humeur? Comment expliquer qu’on obtient un résultat que personne ne souhaite sincèrement?
Dans Stratégie Modèle Mental, nous montrons que lorsque nous faisons face à des situations inextricables ou qui semblent aberrantes, il faut commencer par reconsidérer les modèles mentaux à l’œuvre dans ces situations, c’est à dire les croyances qui nous semblent des évidences universelles et qui n’en sont pas. Qu’est-ce qu’on entend donc par «orienté client»? Pourquoi cette idée de notation? Est-il si évident que Jérôme sera «performant» si on le note alors que tout montre le contraire? Doit-on concevoir la prise de rendez-vous comme un acte purement administratif, ou comme le point de départ essentiel d’une relation dans laquelle l’appréciation des circonstances va être essentielle? Etc.
Sans un examen approfondi de ces modèles mentaux, nous générons des situations impossibles et nous faisons des gens qui s’y trouvent coincés des monstres potentiels. Car enfin un jour, Jérôme sera peut-être fatigué de compenser les dysfonctionnements du système. Il pourra soit devenir cynique et simplement appliquer les règles, et refuser de me prendre avant le 22 août, ou quitter son job pour aller quelque part où le système est moins insensé. L’effet pervers d’une «bonne gestion», d’une gestion logique, aura été, une nouvelle fois, de casser ce qui marche pour le remplacer par ce qui ne marche pas.
La notion de modèle mental et son importance dans la transformation individuelle, organisationnelle et sociétale est développée dans l’ouvrage Stratégie Modèle Mental co-écrit avec Béatrice Rousset.
Le contributeur:
Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.
Que n’etes vous lu ou entendu par tous ces managers mediocres qui gerent la plupart de nos eti ou grandes entreprises. Le saucissonnage des tâches avec des organisations matricielles a conduit a une déresponsabilisation vis a vis de la chaîne de valeur globale, chacun se focalisant sur son petit tableau d’indicateurs a destination de la hierarchie en mettant tout en oeuvre pour faire ressortir une fausse réalité.
Perso, j’ai pris mon pied en etant responsable informatique dans une filiale très petite (50 a 200 personnes) et responsable de projets incluant la partie commerciale jusqu’a la maintenance soit en direct soit au travers de mon equipe. Un centralien a la retraite depuis 1 mois.
Bonjour,
J’aime beacuoup votre travail, et c’est toujours un plaisir de vous lire.
Je partage totalement votre analyse qui à mon sens rejoint celle d’Isaac GETZ, dans son livre l’entreprise libérée, avec cette question qui est primordiale. Intéressons-nous au pourquoi on fait les choses plutôt que comment? en responsabilisant les personnes dans leur rôle.
Merci de nous permettre de prendre du recul, sur des évidences que l’on ne voit plus parfois dans notre quotidien.
Au plaisir de lire votre prochain article.
Merci pour le partage d’expérience et l’analyse que vous en faites. Toujours un vrai plaisir de vous lire. A vouloir rationaliser les process, optimiser les organisations en les tirant au cordeau, on se coupe souvent de la vraie vie et des attendus de ses clients. La bonne vieille méthode des personas qui consiste à poser des chemins d’expérience en se mettant à leur place permet de remettre les choses dans le bon ordre ;-) Et heureusement que dans ces cas kafkaiens on peut encore compter sur l’initiative, le professionnalisme et le sens de la relation client des femmes et des hommes du terrain qui sont ceux qui nous connaissent finalement le mieux.
Merci pour cet article.Mais je n’en partage pas la conclusion. L’orientation client n’est effectivement viable que s’il s’agit d’une approche globale pour l’ensemble de l’entreprise. Dans une réelle orientation client, les opérateurs du centre d’appel sont évalués … sur la satisfaction client, peut importe que l’opérateur passe 2 mn ou 2 heures pour aider le client à trouver une solution. Dans une réelle « orientation client », on ne poserait pas sans arrêt la question de la recommandation qui désormais contribue plus à une expérience client négative qu’a un réel apport pour l’entreprise qui la pose.
Donc oui, aujourd’hui, peu d’entreprises sont dans une réelle orientation client (je parlerais même de culture client) ce qui contribue à une expérience client plus que mitigée.