Chronologie d’une application digitale « thérapeutique » en cancérologie
Par Denise Silber pour FrenchWeb
J’ai eu la chance, il y a trois ans de connaître l’inventeur d’une application digitale thérapeutique efficace, lorsque l’application était encore au milieu du gué. L’inventeur, un clinicien, est venu présenter les tout premiers résultats de son outil en plénière, au congrès de santé digitale que j’ai créé, Doctors 2.0&You. Revoyant ce médecin intervenir au ForumIOT trois ans plus tard, la semaine dernière, et frappée de constater que l’application n’est pas encore commercialisée, j’ai décidé de relater la chronologie ici.
Quel est le contexte de la mise sur le marché d’une application digitale thérapeutique?
Il y a plus de 300 000 applications mobiles en santé. La majorité de ces applications s’intéressent au bien-être des bienportants, leur nombre de pas quotidiens, les heures de sommeil, les régimes, les exercices… Certaines peuvent avoir une valeur thérapeutique pour le patient atteint d’une maladie majeure et ne peuvent être proposés que sous prescription médicale. Si elles sont ainsi encadrées, ces applications deviennent des «dispositifs médicaux» et ont vocation à être remboursées.
De tels applications et dispositifs constituent l’univers naissant de la thérapie digitale «ou digiceuticals» en anglais. La mise au point d’une thérapie digitale suit dans les grandes lignes le même processus de mise sur le marché que le médicament pharmaceutique.
Pour les médicaments, il faut plus de dix ans entre les premières recherches et la commercialisation. Qu’en est-il de l’application digitale? Environ 300 seulement des 300 000 applications ont fait ou font l’objet d’études cliniques randomisées, et seulement cinq ont démontré leur intérêt pour réduire la mortalité. C’est néanmoins un début prometteur.
Revenons à la chronologie de Moovcare, conçu et porté par le Dr Fabrice Denis, spécialiste du cancer du poumon à l’Institut interrégional de cancérologie Jean-Bernard du Mans.
Le Dr Denis sait depuis quelques années que les intervalles de temps importants entre les scanners se traduisent par une détection de complications tardive pour les patients. Est-ce qu’une application peut faire mieux?
En 2011, le Dr Denis a l’idée de créer une application digitale pour améliorer le suivi des patients diagnostiqués d’un cancer du poumon. Il souhaite leur proposer de remplir un questionnaire hebdomadaire. C’est simple! Mais cette collecte des données n’est que le début. Le Dr Denis voudrait ensuite faire examiner ces données, par un algorithme capable d’identifier une évolution chez le patient qui serait passée inaperçue.
En 2012, avec des collègues, le Dr Denis réalise les premières recherches prospectives afin de déterminer les composantes de cet algorithme.
En 2013, il lance une étude pilote sur les premiers patients, sans groupe contrôle ou comparateur. L’étude confirme l’intérêt de l’algorithme.
En 2014, le Dr Denis lance une étude randomisée, dite de Phase III, pour voir si la survie des patients est réellement allongée grâce au questionnaire par rapport à un suivi classique par scanners. L’application digitale apporte-t-elle un bénéfice thérapeutique sur la survie?
En 2016, l’étude est arrêtée précocement car l’analyse intermédiaire planifiée des 121 premiers patients montre un bénéfice en survie médiane de 7 mois, 19 mois pour le groupe avec application et 12 mois pour le groupe sans! Le Dr. Denis présente les résultats le 6 juin, 2016, à Chicago au congrès célèbre de l’American Society of Clinical Oncology (ASCO). En plus, l’application optimise le temps de travail requis par oncologue par patient. Il y a moins d’appels téléphoniques, 50% de moins de scanners inutiles.
En 2017, Moovcare, le nom retenu pour l’application, reçoit le statut de dispositif médical avec marquage CE de classe 1. La même année, une étude américaine confirme, sur 766 patients, l’allongement de la survie de 5 mois par une application du même type.
En 2018, le docteur Denis publie les résultats finaux.
En avril 2019, Moovcare reçoit un accord de remboursement, dont la mise en œuvre est attendue pour bientôt.
Moovcare aura fait l’objet de 10 publications scientifiques, une en 2012, trois en 2014, une par an en 2015, 2016, 2017, 2018, et deux en 2019.
Si une thérapie digitale contribue à améliorer l’état d’un patient tout autant qu’un médicament, nous sommes néanmoins obligés de patienter pendant les longues recherches, faute de quoi, on risque de proposer des applications inefficaces, voire dangereuses.
Il reste encore des challenges. Tous les dix ans, les technologies du numérique sont elles- mêmes transformées. Est-ce que le dispositif étudié pendant 8 à 10 ans sera encore adapté aux usages, à la fin de son parcours d’études ? Et en mai 2020, la législation portant sur le dispositif médical sera modifiée et risque d’augmenter les investissements nécessaires. Que deviendront les petites structures?
La contributrice:
Denise Silber, présidente de Basil Strategies et fondatrice des événements Doctors 2.0 & You, est conférencière et consultante en communication de la santé digitale. Sa volonté d’améliorer la qualité des soins et de renforcer le rôle des patients la conduit depuis les débuts du Web à s’engager dans ce nouvel écosystème.
Conseillère des acteurs de santé publics et privés et communicante sur les réseaux, par l’intermédiaire des événements, et des publications pour l’Institut Montaigne, elle devient rapidement leader d’opinion digital en France et à l’international. Décorée de la Légion d’honneur en 2011, puis nommée aux «Inspiring Fifty», le top cinquante femmes inspirantes de la tech en France en 2018, Denise Silber, franco-américaine, est titulaire du MBA de Harvard et vice-présidente du Harvard Club de France.
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