Les enseignements de Clayton Christensen, théoricien majeur du management
Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)
Clayton Christensen, à l’origine des travaux sur la notion de rupture, est décédé à l’âge de 67 ans d’un cancer. Il était un théoricien majeur du management, au même titre que des géants comme Peter Drucker ou Michael Porter, et ses travaux sont plus que jamais d’actualité à l’heure où les grandes entreprises continuent à trouver difficile de répondre aux multiples ruptures de leur environnement. Dans ce qui suit, je propose une synthèse de ses travaux pour montrer en quoi ils peuvent être très utiles.
La notion de rupture
Une rupture est un changement profond dans un environnement qui redéfinit les règles du jeu. L’émergence du low cost dans le transport aérien, celle du numérique dans la photo ou encore l’invention d’Internet, sont des exemples typiques de ruptures. Celles-ci ne sont toutefois pas que technologiques: l’augmentation du niveau général d’éducation est également une rupture, la baisse de la natalité ou les changements de mœurs (comme le mariage homosexuel) sont des exemples de ruptures non technologiques aux conséquences très importantes.
De façon importante, Christensen souligne qu’une rupture est un processus, pas un événement. Ainsi, le low cost émerge à partir des années 70 et il met environ 15 ans à avoir un réel impact sur les compagnies aériennes classiques. Cet impact persiste aujourd’hui. Ce très long délai entre le début d’une rupture et ses premiers impacts explique pourquoi elle est généralement sous-estimée par les acteurs en place. Par ailleurs le propre d’une rupture est de souvent puiser ses premier clients dans ce qu’on appelle les non-consommateurs: les premiers clients du low cost étaient ainsi, non pas les clients existants des compagnies aériennes, mais les utilisateurs de bus.
Pendant presque 15 ans, le low cost ne prend donc aucun client aux compagnies, qui dès lors ne le perçoivent pas comme une menace. Mais peu à peu, le low cost se généralise, des générations d’étudiants sont devenus adultes et continuent de l’utiliser: il empiète désormais sur les segments classiques mais il est bien tard pour les acteurs en place pour réagir. Un autre aspect important est la notion relative d’une rupture: ce qui est une rupture pour un acteur n’en est pas forcément une pour un autre. Le numérique est une rupture pour Kodak, car il rend ses films inutiles, mais pas pour Nikon qui continuera à vendre des appareils, qu’ils soient mécaniques ou numériques.
Modèle mental
Une rupture est aussi un défi pour un acteur en place parce qu’elle représente un modèle mental tout à fait nouveau et en contradiction avec son propre modèle. Un modèle mental est une façon de voir le monde. Lorsqu’Apple lance son iPhone en 2007, celui-ci est techniquement inférieur aux téléphones de Nokia (il n’est même pas compatible 3G) et la facilité d’utilisation n’est pas à l’époque considérée comme importante. C’est finalement le modèle d’Apple qui gagne. Le propre des innovateurs de rupture est donc d’inventer de nouveaux modèles mentaux et de réussir à les imposer, comme Henry Ford qui réussit à faire passer l’idée que chaque américain devrait avoir la possibilité d’acheter une voiture, une idée qui était pourtant considérée comme tout à fait ridicule à l’époque. 5 ans après la Ford T, cette idée était évidente pour tout le monde.
Le dilemme de l’innovateur
Plus fondamentalement, Christensen explique pourquoi il est difficile à un acteur en place de répondre à une rupture en illustrant ce qu’il appelle le dilemme de l’innovateur. Par définition, celle-ci correspond à un modèle d’affaire différent. Le propre de la rupture c’est donc qu’elle n’est pas la continuité de l’activité existante, mais une activité différente. Un acteur en place a réussi en mettant en œuvre un modèle d’affaire correspondant à son activité historique. Ses ressources, ses processus et ses valeurs (priorités) sont définis et optimisés pour servir ce modèle. Comme on ne peut pas être optimisé pour servir deux modèles différents, cette optimisation, qui sert l’acteur en place dans son marché historique, le dessert dans le nouveau marché correspondant à la rupture.
Ainsi, AccorHotels est optimisé pour fournir une prestation similaire dans tous ses hôtels; le critère-clé de performance choisi est celui de l’homogénéité de service: lorsque je vais dans un hôtel Ibis, je sais exactement à quoi m’attendre, j’achète l’absence de surprise. Avec AirBnB, c’est l’opposé: j’achète un élément de surprise et le fait que deux propriétés ne seront jamais les mêmes; le critère de performance choisi par AirBnB n’est pas le même. Cela explique pourquoi souvent, pour un acteur en place, cela n’a aucun sens de s’intéresser à une rupture car il la jugera à l’aune de son modèle actuel. Le disrupteur peut jouer sur ce désintérêt rationnel pour prendre une place qui n’est même pas défendue.
L’expression dilemme de l’innovateur vient du fait que l’acteur en place est partagé entre deux choix également perdants: défendre son activité historique, au risque de compromettre son avenir s’il ignore le potentiel de la rupture, ou parier sur celle-ci au risque de compromettre son activité historique, sans être par ailleurs certain que la rupture donnera lieu à un marché. D’ailleurs, la défense de l’activité historique sera toujours le choix par défaut: on préfère rationnellement protéger celle-ci car elle correspond à quelque chose de certain, alors que la rupture n’est qu’un potentiel lointain. Autrement dit, mettre en danger l’activité historique c’est être certain de perdre beaucoup et à très court terme, tandis que miser sur la rupture c’est espérer gagner beaucoup dans très longtemps mais sans en être certain.
La théorie de la rupture de Christensen est donc avant tout une théorie de la réponse stratégique d’un acteur à un changement de son environnement. Elle explique pourquoi cette réponse est rationnellement difficile: ce n’est pas par manque d’information, ce n’est pas par manque de volonté, ce n’est pas par manque de temps; c’est parce que l’acteur en place est encombré par son activité historique qu’il se doit de protéger que sa réponse est freinée.
Contrairement à ce qui a pu être écrit par certains critiques, la théorie de Christensen ne propose pas du tout une méthode d’innovation à coup-sûr, et encore moins que l’innovation de rupture est un Graal toujours souhaitable. Elle permet seulement, mais c’est déjà beaucoup, de prévoir comment l’acteur en place réagira, toute chose étant égale par ailleurs, s’il n’a pas conscience des mécanismes liés à la rupture. Intel, qui s’est inspirée des travaux de Christensen, a ainsi réussi à éviter de laisser tout l’entrée de gamme à ses concurrents lorsqu’elle s’est aperçue qu’elle était victime du dilemme.
Malgré l’intérêt des travaux de Christensen, il n’a pas été traduit en français (sauf son ouvrage L’ADN de l’innovateur, qui n’est pas je pense le plus intéressant). Une difficulté supplémentaire est que sa théorie a évolué au cours du temps. Dans son ouvrage initial, The Innovator’s dilemma paru en 1997, et qui reste une référence incontournable, un ouvrage profond et pourtant très lisible, il parlait de technologie de rupture. Ensuite il a évolué pour montrer qu’une technologie n’est jamais en elle-même une rupture. C’est pour fournir une synthèse en français de ses travaux qui soit utilisable par des managers que j’ai écrit mon ouvrage Relevez le défi de l’innovation de rupture.
Une théorie… très pratique
Christensen a, au travers de livres et d’articles, tracé des pistes pour essayer de détecter des ruptures (Innovator’s solution, Seeing what’s next) et appliquer son modèle à différents secteurs comme la santé (Innovator’s prescription, remarquable) ou l’éducation (Innovative university). Très religieux, Christensen avait également essayé d’appliquer certaines de ses théories aux questions d’éthique et de développement personnel, avec un ouvrage comme How will you measure your life (comment évaluerez-vous votre vie) où il prodiguait des conseils aux étudiants de Harvard et aux managers en général. J’avais trouvé ce travail peu intéressant car il n’évitait pas les écueils de l’exercice, flirtant avec les banalités (fixez-vous des objectifs clairs, prenez soin de votre famille, restez honnête tout le temps plutôt que souvent, etc.) et le sentimentalisme. Chaque théorie a ses limites…
Christensen restera comme un penseur majeur du management, un de ceux qui m’intéressent vraiment dans la mesure où il offre une théorie solide qui est directement utilisable par des acteurs économiques, ce qui est très rare (l’autre étant Saras Sarasvathy avec l’effectuation). Comme je le vérifie régulièrement en travaillant avec des entreprises, la théorie de la rupture permet d’expliquer des phénomènes a priori incompréhensibles et surtout de fournir des pistes d’action très concrètes. Les entreprises qui s’interrogent sur leur avenir gagneraient à mieux connaître les travaux de Clayton Christensen.
Pour en savoir plus sur le dilemme de l’innovateur et les travaux de Christensen, on pourra lire mon ouvrage de synthèse en français: Relevez le défi de l’innovation de rupture, paru chez Pearson. Voir aussi la série d’articles que j’ai écrit sur le dilemme de l’innovateur: La source du dilemme de l’innovateur ou la tragédie du modèle d’affaire: 1 – La rupture de nouveaux marché. Pour une discussion des critiques faites à sa théorie, lire Innovation de rupture: Le mauvais procès fait à la théorie de Clayton Christensen.
Le contributeur:
Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.