Faut-il créer un pôle « innovation de rupture » au sein de son entreprise?
Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)
La pression monte dans les grandes organisations confrontées aux ruptures de leur environnement. Conscientes de leur retard, certaines d’entre elles mettent désormais en place une entité « innovation de rupture » pour reprendre l’initiative, conscientes que le reste de l’organisation reste concentré sur une amélioration incrémentale, au mieux, des produits et services existants. Cette création d’entité innovation de rupture est-elle une bonne idée? Comment peut-elle réussir? C’est loin d’être simple.
Dans le modèle mental prévalent du management actuel, il n’est pas de problème qu’une décision de la direction générale ne puisse régler par un plan stratégique. Nous sommes enfermés dans une logique incrémentale. Créons une entité innovation de rupture avec un mandat très clair: produire des innovations de ruptures pour prendre le relai des activités actuelles qui sont en déclin. Très logique en apparence, cette approche est cependant loin d’être évidente. L’entité innovation de rupture va en effet se retrouver face à trois difficultés liés à la nature particulière de son objet: la première c’est qu’une innovation de rupture ne se décrète pas; la seconde c’est qu’une innovation de rupture met très longtemps à avoir un impact significatif en termes de chiffre d’affaire; et la troisième c’est que le risque est grand que l’entité soit rapidement isolée du reste de l’organisation
Première difficulté: Une innovation de rupture ne se décrète pas. Beaucoup de ruptures commencent en effet de façon très innocente. Airbnb est une rupture majeure pour l’industrie hôtelière et pourtant elle commence avec deux individus qui gonflent un matelas pour sous-louer leur salon. Un tel projet aurait paru ridicule dans une entité innovation de rupture d’une grande entreprise où prévaut souvent le modèle mental « rupture = technologie coûteuse » et surtout « rupture = grand pari ». On risque donc de dépenser du temps et de l’énergie à chasser des ruptures sans en trouver, à viser « grand », et pendant ce temps beaucoup d’innovations auront été ignorées. Comme me le disait un cadre d’une grande entreprise française: « De nos jours la direction générale est tellement obsédée par les ruptures que si on ne vient pas la voir avec un projet d’au moins un milliard, elle ne nous écoute même pas. Nous laissons du coup passer beaucoup d’opportunités dans nos marchés historiques. »
Deuxième difficulté: Une innovation de rupture met du temps à avoir un vrai impact, à passer à l’échelle. Rappelons qu’il a fallu 21 ans à Nespresso pour arriver au point mort et décoller vraiment. Les dirigeants qui, en substance, disent à leurs équipes, « je veux trois licornes pour l’année prochaine » non seulement ne saisissent pas la nature particulière de la rupture, mais créent d’entrée de jeu les conditions de l’échec de leur entité d’innovation de rupture. Celle-ci doit donc gérer cette impatience. C’est du domaine de la politique mais les innovateurs n’ont que rarement conscience de cet enjeu, persuadés qu’ils sont souvent que la justesse de leur combat se suffit à elle-même pour convaincre.
Troisième difficulté: L’entité risque de se retrouver rapidement isolée du reste de l’organisation. Souvent créée en fanfare, elle est généralement présentée comme l’avenir de l’organisation tandis que le reste de celle-ci est implicitement décrite comme ringarde, hostile au changement, trop lourde dans ses processus et incapable d’innover. Sans surprise, les « ringards », qui paient chaque mois les factures de l’organisation et assurent sa réussite actuelle, ne se sentent pas motivés et, surtout, en veulent à l’entité innovation vue comme dépensière et prétentieuse. L’opposition entre les deux est contre productive d’autant qu’elle semble accréditer l’idée que les innovations de rupture ne pourront venir que de l’entité spécialisée, ce qui est faux. Au lieu d’être pensée comme une addition, l’entité est pensée comme une alternative en opposition, ce qui met en péril sa réussite dans la mesure où elle aura toujours besoin du reste de l’organisation pour réussir. L’enfermement dans le modèle mental « modernes contre anciens » ou pire encore « bien contre mal » est coûteux.
Trois pistes pour l’entité innovation
Que peut faire l’entité innovation de rupture face à ces défis? D’abord et avant tout résister à cette opposition face au reste de l’organisation, et adopter un principe de réalité. Comme me le faisait remarquer un responsable innovation récemment, il y a des figures imposées par l’organisation et ses modèles mentaux auxquelles on ne peut pas échapper. Il faut partir de ce qu’on a et accepter ce qui est, et ces figures imposées font partie de ce qui est. Hormis une crise majeure, aucun innovateur ne peut réussir en attaquant de front les modèles mentaux de l’organisation existante. Les grands innovateurs ne s’attaquent pas à l’existant, ils en tiennent compte et proposent des alternatives en les rendant attractives.
Mais attention, les figures imposées sont aussi parfois nos propres modèles mentaux. Nous pensons qu’elles sont imposées, alors qu’elles ne le sont pas forcément. Distinguer ce qui est vraiment imposé de ce qui est auto-imposé est l’un des enjeux du responsable disruptif s’il ne veut pas rapidement se faire soit recapturer par le système (trop de compromis), soit satelliser (pas assez); c’est une question de jugement.
Il n’y a bien-sûr pas de recette magique, mais on pourra mettre en œuvre trois principes pour diminuer ses chances d’échec.
- Viser des victoires rapides: pour éviter d’être écartelé entre l’impatience de la direction générale (je veux trois licornes pour l’année prochaine) et le grand silence de cinq ans (on travaille, soyez patients) garant d’une mort certaine, l’entité s’attachera à obtenir des victoires rapides et faciles, qui montreront un impact concret de son action, si petite soit-elle. Il s’agit, en quelque sorte, d’occuper le terrain avec des choses tangibles.
- Apporter de la valeur et donner envie: l’une des clés de réussite des entrepreneurs est de susciter l’engagement de parties prenantes dans leur projet. Il en va de même pour l’innovateur au sein d’une organisation. L’entité doit démontrer son utilité auprès des acteurs internes. Au lieu d’essayer de changer les gens, elle doit leur donner envie de travailler avec elle. Tirant parti de ses relations avec la direction générale, l’entité peut ainsi se poser en facilitateur pour certains projets innovants, même modestes et les faire aboutir en laissant la gloire à leurs porteurs. Elle créera ainsi de la bonne volonté à son égard, qui est une forme de capital qui s’accumule au cours du temps. L’entité capitalisera sur ces réussites et, sur la base d’un réseau croissant de parties prenantes, augmentera progressivement l’ambition de ses projets.
- Tout en se protégeant tactiquement par des victoires rapides et un engagement de parties prenantes, l’entité innovation s’attachera également à engager un travail stratégique de fond pour faire évoluer les modèles mentaux de l’organisation, c’est à dire les grandes croyances à l’œuvre en son sein. Comme nous le montrons avec Béatrice Rousset dans notre ouvrage Stratégie Modèle Mental, c’est là que réside la clé du vrai changement. Le disruptif implique nécessairement un changement au niveau de l’organisation. Il n’y a pas de disruptif limité aux produits et services au sein d’une organisation inchangée. AccorHotels ne peut pas faire Airbnb. Nestlé n’a pu faire Nespresso qu’en séparant le projet dans une entité autonome qui a créé son propre modèle d’affaire.
Ces trois principes doivent permettre à l’entité de préparer le terrain pour que, lorsqu’une innovation de rupture émerge, elle puisse la protéger et la développer et surtout, assurer son passage à l’échelle. La force d’un grand groupe réside précisément dans la capacité à mobiliser rapidement des ressources importantes lorsqu’une opportunité a été identifiée, c’est à dire à faire un grand pari. Après un période d’émergence, il faut changer de logique et passer en mode délibéré. Le capital social accumulé patiemment par l’entité innovation aura créé le contexte lui permettant de réussir à obtenir cette mobilisation.
C’est ce jeu à plusieurs niveaux dans le temps et dans l’espace (produits, projets, modèles mentaux) qui constitue le défi principal de l’entité disruptive et elle ne le réussira qu’en se pensant comme une addition exigeante mais respectueuse au reste de l’organisation.
Pour en savoir plus sur le sujet, lire mes articles suivants: Créer une entité « innovation » dans votre entreprise: une fausse bonne idée?, Quatre conseils à un jeune responsable innovation, Pour se transformer, l’entreprise doit commencer par revoir ses modèles mentaux.
La notion de modèle mental et son importance dans la transformation individuelle, organisationnelle et sociétale est développée dans notre ouvrage Stratégie Modèle Mental co-écrit avec Béatrice Rousset.
Le contributeur:
Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.
Je suis d’accord avec Philippe Silberzahn.
Mais il faut déployer la transformation organisationnelles en 2 phases bien différentes
comme expliqué ci-dessous :
https://benoitsarazin.com/francais/2012/01/comment-dépasser-les-barrières-internes-à-linnovation-de-rupture-dans-lentreprise-.html