Et pourtant, si. L’entrepreneuriat nécessite de l’anticipation
Par Philippe Bonnet et Antoine Martin, fondateurs de la plateforme Impactified.com
L’entrepreneuriat est un sujet complexe. Souvent inspirant et créateur d’ambition, il peut aussi être très polémique et, d’une certaine manière, frustrant. La récente op-ed du Professeur Philippe Silberzahn relativement cinglante à l’égard des recommandations de BPI France était de ce type.
Répondant à une infographie qui suggère que créer une entreprise nécessite de passer par un plan strict en six phases, le Professeur Silberzahn prend un parti qui peut laisser sceptique.
Avant tout, écrit Silberzahn, un entrepreneur « fait ». Il part d’une idée et progresse en fonction des circonstances de vie imprévisibles, qu’il est donc illusoire de vouloir prévoir de manière cartésienne. Sa conclusion, donc, est que « l’absence de but c’est la liberté [et] la vie » mais que la vie n’intéresse pas vraiment les institutions accompagnant la création, qu’il décrit d’ailleurs comme des « cartésiens vendeurs de plans ». Dit différemment, oublions les carcans et contentons-nous de créer, on verra bien ce qui arrive…
Sauf que l’argument est problématique parce qu’il ne dresse qu’un portrait partiel de l’entrepreneuriat donnant la part belle à un certain idéal, sans prendre en compte une réalité avec laquelle la plupart des entrepreneurs se battent au quotidien.
Effectivement, on comprend sans difficulté l’argument selon lequel créer une entreprise est un processus qui se met en place progressivement, sans avoir besoin d’évaluation, de validation, d’analyse, de chiffrage et de financement de prime abord. À ce titre, créer et structurer sont des concepts différents, et effectivement structurer pour créer revient à enfermer la créativité dans un carcan épouvantable que peu de gens ont les moyens de surmonter.
Mais au-delà de l’idée d’arrêter le massacre, quelle est l’alternative proposée? Ne pas avoir de buts dans la vie pour être libre et ne pas avoir l’ambition de ses moyens pour vivre pleinement? Enfin…
Agir, mais pas n’importe comment
Au fond, associer l’entrepreneuriat au fait de mettre un pas devant l’autre est plutôt réaliste et pragmatique, parce qu’un business naîtra effectivement plus facilement dans un garage ou autour d’un verre que dans un tableur.
Le coup de gueule du Professeur porte sur les contraintes imposées par les institutions, on a compris le message. Pour autant, notre expérience de conseillers d’entrepreneurs nous dit que, dans la réalité, les difficultés vécues au quotidien par ceux qui créent et par ceux qui ont créé sont belles et bien celles que l’article critique vaillamment.
Le livre « La Startup à cent dollars » de Chris Guillebeau a probablement incité des milliers de personnes à passer à l’action, simplement parce qu’une idée méritait d’être creusée. Mais cent dollars dans la vie d’une entreprise ça ne fait pas long feu, et très vite la réalité revient au galop.
Mettre un pied devant l’autre ça permet de commencer, mais si on ne sait pas où l’on va ça sert à quoi? On tâtonne? On fait ce qu’on peut? On ne s’entoure pas, et six mois plus tard on arrive où?
Qu’on le veuille ou non, planifier et anticiper, eh ben ça aide quand même pas mal.
Prêcher l’absence de but comme refrain de liberté et de vie, pourquoi pas, mais au final est-ce réellement rendre service aux entrepreneurs en herbe que de suggérer qu’il faut aller de l’avant sans se préoccuper de là où l’on va? Est-il réaliste de suggérer que l’entrepreneuriat est un monde de Bisounours dans lequel on a des chances de faire un carton parce que la vie c’est la vie?
Pas franchement. Silberzahn parle de la doctrine du Lean selon laquelle « on construit une entreprise en marchant », mais le Lean va beaucoup plus loin que ça. Le Lean dit que les choses s’apprennent en trébuchant -nuance- de sorte que la meilleure manière de construire est de prévoir dès le début comment se planter le plus rapidement possible pour apprendre, réagir (‘validated learning’ dans le texte) et redresser la barre. Éric Ries (Lean Startup) et An Mei Chan (Lean Impact) en font un cheval de bataille du côté de la Silicon Valley, Guy Kawasaki aussi, on en passe et des meilleurs.
Pas de plan, pas d’aventure
Concrètement? On ne rentre pas dans la démagogie et on se tient droit dans ses bottes: pas de plan, pas d’aventure. Celui qui part a l’aventure ne fait pas le tour du pâté de maison en se disant qu’il verra bien où les choses imprévisibles de la vie le mènent. Non, on prend un train ou avion et on va quelque part, en général plutôt loin. L’entrepreneuriat ça marche pareil. On se débrouille au fur et à mesure, mais on suit un objectif et on se sent vivre parce qu’on à justement la liberté d’aller là où on veut aller.
On fait du A/B testing, on ne met pas tous ces œufs dans la même omelette, on formule des hypothèses pour définir ce qui pourrait marcher (ou non), on planifie la manière de tester et on apprend sur le tas. On se plante en ayant prévu de se planter, et surtout on évite de dépenser pour rien l’argent que de toute manière on n’a pas encore. Mais on ne se contente certainement pas de créer et de marcher, juste pour voir.
Silberzahn dénonce aussi la sacro-sainte étude de marché dite « à pleurer » ainsi que les chiffrages stupides ne servant qu’à d’hypocrites adultes consentants. Dans un cadre purement institutionnel et rébarbatif l’argument a du sens mais, pour autant, pourquoi considérer que l’étude de marché est forcément un exercice inutile destiné à satisfaire les banques qui ne prêtent pas et la BPI?
Dans la vraie vie, un entrepreneur voit plutôt l’étude de marché comme un exercice de tests et mesures destiné à voir ce qui peut satisfaire un client ou non. Silberzahn suggère que les entrepreneurs doivent se concentrer sur les clients et non le pitch? Très bien, mais comment on fait si on ne connait pas le client? L’auteur américain Tim Ferriss donne un exemple magnifique d’étude de marché pragmatique dans son livre sur la semaine de quatre heures! Des idées de produits, plusieurs messages à tester, une ou deux pubs sur google (ou autres) pour voir à quoi le public répond ou non, et on avance sans y passer six mois! C’est probablement ce que l’article voulait dire, mais ce n’est pas le message que l’on en retient.
Des dégâts considérables – oui, mais lesquels?
Le carcan dont parle le Professeur Silberzahn est réel et fait des dégâts parce que le sujet de la planification (au sens large) est perçue comme une contrainte. Pour nous, cela dit, les dégâts viennent beaucoup plus largement d’un manque d’éducation et de soutien fourni aux entrepreneurs.
Nos entrepreneurs de clients ont tous les mêmes problèmes, en fin de compte.
D’abord, un manque de vision qui fait que l’on ne sait pas où l’on va, que l’on ne sait pas vraiment comment se démarquer ni comment vendre au bon prix. Parce que l’on a pas vraiment réfléchi à sa proposition de valeur, en fait. Ensuite, un manque d’approche globale qui fait que l’on ne sait pas quoi mettre en place –parce que c’est important au-delà d’être simplement urgent.
Se présente aussi un manque de visibilité, tant d’un point de vue financier que d’un point de vue de positionnement stratégique. Et un manque d’effet miroir, enfin, parce qu’être entrepreneur reste souvent une expérience solitaire et qu’avoir quelqu’un en face de soi pour challenger et remettre en question les décisions stratégiques, c’est bien plus primordial qu’on ne le pense.
Que l’on parle au gérant d’un cabinet comptable (qui est un entrepreneur, normalement), à des CEO de groupes à portée mondiale ou au jeune patron d’une startup a Hong Kong, la problématique est la même: créer, c’est très facile, mais une fois que l’on a créé il faut vivre et grossir sinon on meurt par sélection naturelle. Point.
Cela dit, si la logique est d’avancer sans but parce qu’avoir un but est une contrainte, alors on ne peut pas s’étonner qu’une startup puisse avoir de la peine à identifier son client et, par la même occasion, n’ait aucune chance de trouver les financements dont elle a besoin pour se développer.
On le sait parce qu’on le voit au quotidien. Vu, vu, et re-vu ! Lorsque une startup nait, une idée toute seule ne vaut pas grand-chose. Au lendemain de la création, il faut travailler à l’identification du client et à la manière de devenir unique. Lorsqu’une société est solide, se développer passe ensuite par un exercice de réinvention. Dans les trois cas, travailler sur son business -c’est a dire anticiper, prévoir, planifier, automatiser, formaliser- est primordial. Car si on ne prévoit pas, on ne progresse pas, et on perd sa place au profit de celui qui, lui, ne nous a pas attendu.
Que l’on parle des bons vieux principes de Porter, de la stratégie du Blue Ocean poussée par l’INSEAD, du Lean, ou du fameux Canva que tout le monde utilise (pour prévoir les bases cela dit en passant), rien ne se passe sans avoir une idée globale, une vision à pousser et suivre, un bilan de compétences pour savoir ce que l’on peut faire (ou non) tout seul (ou pas), et un but pour lequel il faut se battre.
Le sujet du but
L’absence de but, c’est la liberté, écrit Silberzahn pour qui prévoir et construire c’est «s’éloigne[r] de la vie». Mais là, clairement, on s’autorise à ne pas être d’accord.
Oui, la vie est incertaine, mais alors quelle solution? Se plaindre? Ne pas avancer? Décider d’avancer sans regarder ou l’on va? Refuser de regarder devant sous prétexte que devant va finir par changer? Enfin…
Libre à chacun de penser ce qu’il veut, mais en tant qu’entrepreneurs la prise de responsabilité nous semble vraiment plus efficace. On peut critiquer l’idée d’une vision à long terme, mais il n’en reste pas moins que la capacité d’un entrepreneur à anticiper et structurer dès demain est nécessairement complémentaire à sa capacité à créer, inventer et innover aujourd’hui.
Oui, le management par les objectifs c’est probablement vieux jeu et démodé, mais en attendant les entrepreneurs qui se fixent des objectifs définis ont davantage de chance de se rapprocher d’un résultat voulu que ceux qui ne savent pas où ils souhaitent arriver. Ça semble trivial? Ça l’est, et c’est bien le propos.
Toutes les grosses boîtes qui l’utilisent se sont bien mises à anticiper un jour ou l’autre. Et le patron de Google dans sa préface du livre de John Doerr ‘Measure What Matters’ dit haut et fort que sans objectifs et résultats anticipés l’aventure de Google et Alphabet se serait terminée dans le garage où elle a commencé. Donc, est-il si stupide de suggérer que créer doit aller de pair avec le reste?
Quitte à parler d’entrepreneuriat, n’oublions par les investisseurs qui, entrepreneurs eux-mêmes (parfois venus ou revenus du « monde » du Corporate) ont la même vue. Sans vision et sans plan à déployer, il n’y a ni stratégie ni issue, donc pas d’investissement non-plus, quelque soit la bonne idée et le bon profil.
Et l’innovation dans tout ça…
Reste enfin le sujet de l’innovation, ce mot magique qui plaît tant. L’innovation dans l’entrepreneuriat c’est un peu comme les gros titres dans la presse people. C’est facile et ça fait vendre alors on en parle. Sauf que, pour innover, il faut encore prévoir! Faire un état des lieux, une étude du marché (pragmatique et utile, on s’entend), estimer le potentiel, et se servir de l’existant pour envisager une suite au-delà de la débrouille.
Schumpeter parlait du sujet il y a quatre-vingts ans en disant qu’innover c’est améliorer l’existant, et que le rôle d’un entrepreneur n’est autre que d’anticiper pour transformer des modèles qui ne marchent pas en quelque chose de différent qui fonctionne mieux. Le concept est connu sous le nom de destruction créative (creative destruction dans le texte), mais comment innove-t-on en tant qu’entrepreneur si regarder en avant c’est has been?
Le risque des extrêmes, pour conclure
Le risque, en fait, se situe comme souvent au niveau des extrêmes.
Oui, vouloir imposer de la structuration excessive avant même de créer est castrateur, et imposer aux jeunes pousses un cadre qu’elles ne sont pas prêtes à expérimenter et contre-productif. Mais s’arrêter ici ne donne qu’une facette de la réalité, et oublier que l’anticipation et la pensée stratégique sont indispensables dès qu’un projet entrepreneurial est créé est tout aussi illusoire.
La clé se trouve probablement dans un juste milieu fait de créativité couplée à une dynamique entrepreneuriale qui consiste à entreprendre pour faire une différence et non pas à juste ‘faire’ sans but histoire de rester libre.
Pour en revenir au monde réel, notre point de vue d’entrepreneurs et de partenaires stratégiques est simple. Après avoir suivi, encouragé et soutenu des dizaines d’entrepreneurs et CEO (même des universitaires et des ONG en quête d’Impact) en France et en Asie, le modèle se répète encore et encore.
Oui, on commence par une idée, et parfois on survit un peu sans trop savoir comment. Mais qu’ils soient ici où là-bas, français, irlandais, canadiens, italiens, belges ou chinois nos entrepreneurs de clients ont un point commun: au-delà de l’idée de base, ce qui fait la différence c’est ce besoin vital de prévoir, planifier et anticiper à coup de visions, de chiffres, de bilans de compétences et de suivi personnel, non par pour faire plaisir à la BPI mais simplement parce que celui qui ne regarde pas plus loin que le bout de son nez se prend les pieds dans un tapis qu’il n’a pas vu arriver même s’il était là depuis un moment.
Histoire de mettre les pieds dans le plat jusqu’au bout, la réalité du terrain est que même si l’on n’a pas besoin d’un plan d’affaire pour monter un business, il n’est pas non plus nécessaire d’avoir un doctorat pour se rendre compte que marcher sans savoir où l’on va, ça n’est pas beaucoup plus efficace que d’essayer de monter un lego compliqué sans feuille de route.
Les contributeurs:
Philippe Bonnet et Antoine Martin (Ph.D) sont deux entrepreneurs basés en Europe et en Asie, engagés dans le soutien à la créativité entrepreneuriale impactante. Fondateurs de la plateforme Impactified.com, ils secondent des chefs d’entreprise dans leur quotidien, parlent et écrivent sur les thèmes de l’entrepreneuriat.