Faut-il avoir peur du plan de la Chine pour dominer l’intelligence artificielle?
Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)
Il n’y a rien qui fascine autant un intellectuel français, qu’il soit de droite ou de gauche, qu’une bonne dictature. Il en vantera toujours l’efficacité, la clairvoyance, la détermination, et l’ambition, en l’opposant au court-termisme souvent chaotique de nos démocraties occidentales chamailleuses et fatiguées. Nous avons ainsi eu droit récemment à une belle émission (C dans l’air) nous mettant en garde contre le défi chinois dans le domaine de l’intelligence artificielle. Les Chinois, nous y expliquait-on, ont une vision à « 50, 100 ans », avec l’IA, les routes de la soie, et le crédit social entre autres choses tandis que l’Europe avance à tâtons, quand elle avance, ce qui est rare. Alors faut-il avoir peur du plan chinois? Je ne pense pas.
En 1982, le Japon, alors au somment de sa puissance industrielle et économique, dévoile le fameux FGCS (Fifth Generation Computer Systems), son plan pour développer les ordinateurs dits de cinquième Génération, plateformes pour l’intelligence artificielle. Lancé en fanfare par le MITI, le ministère de l’industrie japonais, ce plan terrifie tous les experts occidentaux de l’époque: le Japon a un plan! Il a les moyens! Il a une volonté politique et un bras armé, le MITI, qui est réputé, à tort comme on l’apprendra plus tard, comme étant le maître d’œuvre de la réussite du pays après-guerre. La réussite du Japon semble alors inéluctable. Pourtant, le fameux plan sera abandonné dix ans plus tard dans l’indifférence générale. La montagne a accouché d’une souris. Absolument rien d’utile n’a été produit par le projet. Le plan, la volonté politique, les budgets, n’auront abouti à rien. À rien!
Et pendant que les japonais nous vendaient leur plan et nous terrifiaient, les américains – vous savez, ceux qui sont court-termistes, chaotiques, mal organisés et qui n’ont même pas de ministère de l’industrie pour les guider, ni même de plan à « 50, 100 ans », lançaient la nouvelle révolution industrielle de l’Internet qu’ils dominent aujourd’hui et d’où le Japon est absent. Aveuglés par le plan japonais si séduisant, si logique et si bien huilé, nous n’avons rien vu venir. Les japonais non plus d’ailleurs: à partir de 1990, ils sont entrés dans une phase de récession économique dont ils ne sont pas vraiment sortis depuis, eux qui de l’avis unanime des experts des années 90 devaient devenir la première puissance économique du monde.
Trois croyances discutables sur la vision, le plan et les ressources
L’exemple japonais, ainsi que de nombreux autres exemples historiques dans tous les domaines, suggère que l’inquiétude que nous ressentons face au plan chinois repose sur au moins trois croyances, ou modèles mentaux, qui sont largement discutables.
La première croyance discutable, c’est qu’il est possible d’avoir une vision à « 50, 100 ans ». C’est une belle posture de propagande, car nous aimons tous les belles histoires, mais c’est clairement une vue de l’esprit. Toute l’histoire humaine, et en particulier l’histoire de la technologie, le montre. Nous vivons un monde de surprises dans lequel ce qui se passe est le plus souvent totalement inattendu. Rappelons qu’il y a seulement deux mois, nous nous souhaitions la bonne année en lisant les prévisions des experts pour 2020. Aucun d’entre eux n’avait anticipé l’événement majeur de cette année, qui éclipse pratiquement tous les autres, le virus 2019-nCov.
À quoi sert-il de développer une vision à « 50, 100 ans » si tout est remis en question deux semaines plus tard par un événement qui peut saper les fondements-mêmes du système? Dans un tel contexte, la vision n’est pas tant un signe de force que de naïveté, et donc de fragilité. Au contraire, est robuste celui qui accepte la non prédictibilité du monde qui est le nôtre et reconnaît qu’il n’est pas possible, et qu’il est même dangereux, de bâtir des visions à « 50, 100 ans ». Ça n’est pas romantique, ça n’est pas séduisant, ça n’est pas logique, ça déplaît aux intellectuels cartésiens, mais c’est plus prudent.
La seconde croyance discutable, c’est qu’avoir un plan est un avantage par rapport à celui qui n’en a pas pour le développement économique, et que c’est la volonté politique qui va faire la différence. Que la volonté politique soit là, que l’objectif soit clair, et l’intendance suivra! Si c’était vrai, l’URSS dominerait le monde aujourd’hui, et le Japon dominerait l’informatique. Un plan fonctionne bien pour des univers connus et stables, où les conditions changent peu et les objectifs sont clairement définissables (exemple: organiser l’extraction du charbon après-guerre), mais pas bien pour des univers complexes et en émergence, où les incertitudes sont très nombreuses, ce qui est le cas de l’innovation.
Dans ce contexte, le chaos créatif de nos sociétés démocratiques, tout minable qu’il semble (« aucune volonté politique! »), est plus robuste: il laisse émerger des expérimentations ça et là, des essais différents, et garde ce qui marche. Ce n’est pas clairement organisé, ce n’est pas géométrique, ce n’est pas beau comme un défilé militaire, les fans de Descartes et d’Auguste Comte ne s’y résolvent pas, mais ça marche; c’est comme ça que l’Occident a émergé comme une puissance économique majeure depuis la première révolution industrielle.
La troisième croyance discutable c’est que la probabilité de réussite est directement liée à l’importance des moyens mis en œuvre. La grande différence entre le plan chinois et le plan russe, me dit-on souvent, c’est que les Chinois eux ont les moyens financiers. Mais là encore l’histoire montre que cette croyance n’est pas nécessairement vérifiée. L’histoire, notamment économique, est remplie d’entreprises très riches, ayant consacré des moyens très importants dans des projets qui n’ont rien donné. Il ne suffit pas d’être riche pour devenir plus riche, car l’économie rebat les cartes sans arrêt, aussi bien pour les entreprises que pour les pays; la richesse amène souvent à gaspiller des ressources dans des projets pharaoniques utopiques, tandis que le manque de moyens oblige à la créativité et à la prudence. C’est la grande leçon de l’entrepreneuriat des quarante dernières années: ce ne sont pas les plus riches qui gagnent en économie, mais les plus astucieux, les plus créatifs.
Entrepreneuriat ou plan?
Les Chinois ont naturellement des atouts dans la compétition pour l’intelligence artificielle. Ceux-ci ne résident toutefois pas dans leur supposée vision ou dans leur capacité de planification, mais entre autres dans la grande quantité de données qu’ils sont capables d’accumuler, qui permet l’apprentissage automatique, et dans leurs ressources, surtout humaines, qui alimentent leur créativité. S’ils laissent libre cours à cette créativité entrepreneuriale, ils deviendront des concurrents sérieux. S’ils l’étouffent avec un plan qui séduit tant les intellectuels occidentaux, le risque est grand qu’il se rigidifient alors que le monde est fluide et ratent le train en marche.
En tout cas, lorsque nous regardons ce qu’ils font, comme lorsque nous observons tout système complexe, nous devons le faire en questionnant nos modèles mentaux et les fausses évidences qui trompent notre jugement et nous amènent à sur-estimer un adversaire, à supposer que la Chine soit un adversaire sur cette question, ce qui est bien-sûr un autre modèle mental.
La notion de modèle mental et son importance dans la transformation individuelle, organisationnelle et sociétale est développée dans notre ouvrage Stratégie Modèle Mental co-écrit avec Béatrice Rousset.
Le contributeur:
Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.