Entrepreneuriat : toute solution n’a pas son problème
Par Simon Hamelin, co-fondateur et président de Lumeeo.immo
On vit une époque étonnante et quelque peu dérangeante de l’entrepreneuriat, il s’agit aujourd’hui d’innover coûte que coûte, de disrupter des marchés existants ou d’en créer de nouveaux. C’est ce qui est considéré sexy, ce dont parlent les médias qui gravitent autour de l’écosystème et ce qu’attendent investisseurs et organismes d’accompagnement. C’est ce qui a guidé mes premiers pas et ce qui a participé à forger la vision pour ma première entreprise. J’avais cette image en tête d’un nouveau marché, de nouvelles pratiques, de nouveaux acteurs et cela m’a complètement déconnecté de la réalité du marché que je voulais disrupter, à défaut de vouloir le servir.
Et la vision qu’un entrepreneur a pour son entreprise est vitale, sacrée presque. Elle est mise en avant dans tous les ouvrages sur le sujet, ce point de repère au loin qui doit nous guider, nous réconforter en période de doute et quand les choses ne se déroulent pas comme on l’espèrerait. On a vu des entrepreneurs prendre des mesures extrêmes pour la voir se matérialiser, mais on en a vu d’autres pour qui les conséquences ont été toutes autres que celles attendues, l’aventure Theranos vient à l’esprit.
Ceci est le récit de mon expérience, d’une vision bâtie sur une solution géniale qui n’a jamais trouvé de véritable problème à résoudre.
Il y a 3 ans je prenais le statut de « university dropout » tant convoité. C’est comme ça que commencent toutes les plus grandes success stories et c’est le chemin que je me voyais déjà tout tracé. J’avais alors 25 ans et la liste Forbes 30 under 30 en ligne de mire, et j’étais confiant dans mes chances de voir ces rêves se réaliser.
Après six années d’études juridiques dont trois à chercher une porte de sortie, elle se présentait enfin à moi sous la forme d’une idée de création d’entreprise apportée par mon père et qui pouvait toucher à un marché qui m’intriguait depuis longtemps, celui de l’immobilier. Il était question d’un produit alors encore relativement révolutionnaire, la possibilité de s’équiper et de participer à cette révolution à notre niveau, c’est comme ça qu’est né Lumeeo, fournisseur de visites virtuelles 3D.
Première apparition de la solution, on trouvera le problème plus tard
Le produit donne un effet « wow », c’est littéralement la réaction de toute personne qui le visionne pour la première fois, c’est une expression qui intègre alors notre discours commercial, parce que dans ma naïveté je crois que l’effet wow fait vendre. Ou plutôt devrais-je dire suffit pour vendre.
Et je crois que sur certains marchés, ça peut être le cas, notamment sur des produits ou services B2C et avec des paniers moyens plus faibles, mais lorsqu’on est une jeune entreprise sans réelle légitimité encore, qui tente de convaincre les secteurs de la restauration et de l’immobilier où la pression concurrentielle est forte et où on veut préserver sa marge, là c’est autre chose. L’effet wow ne suffit pas.
Quelques mois que la solution est là, toujours pas de problème en vue
Au bout d’un certain temps à commercialiser notre première offre, il devient évident qu’il nous faut réduire le marché cible, notre discours est diffus, éparpillé entre plusieurs industries.
La cible du restaurateur aurait représenté pour nous une rentrée d’argent one shot pour un effort commercial tout aussi important, voire plus important, que le professionnel de l’immobilier, car ce dernier peut consommer notre service de manière récurrente, à chaque fois qu’il a un nouveau bien à commercialiser. Le choix était donc fait pour nous, nos moyens commerciaux limités nous poussaient vers le marché de l’immobilier, qui nous intéressait et nous intriguait aussi plus que celui de la restauration.
En plus de tout cela, la visite virtuelle 3D dans l’immobilier semblait être une évidence et nous pensions que ça le serait aussi pour nos interlocuteurs. Et dans un sens ça l’était, nous avons vite compris quels étaient les bénéfices de cette solution vis à vis de ce métier, l’avons transmis à nos prospects qui validaient notre raisonnement, notre vision du marché comme il l’était et vers quoi il se dirigeait, et c’est comme ça que nous avons fait nos premières ventes.
Un an que la solution est là, on sent qu’on effleure un problème du bout des doigts
Les mois passent, les RDV s’enchainent. Courant 2018, le produit provoque toujours la même réaction, le même accueil, la même promesse. Mais il y a une forte décorrélation entre l’engouement manifesté et notre volume de production: dire oui, valider une vision ne coûte rien, mais c’est autre chose quand il faut mettre la main à la poche.
Ce qu’on ne mettra que plusieurs mois à comprendre c’est que le marché est extrêmement dynamique, que nous nous plaçons très bas dans la chaîne de valeur et que ce que nous proposons ne permet que de faciliter de manière limitée un processus qui n’a pas besoin de l’être. Je pensais que nous pouvions créer un besoin là où il n’en existait pas vraiment, transformer un nice to have en must have.
Mais je m’avance un peu.
Lorsque je prends note de ce décalage entre l’enthousiasme manifesté par nos prospects et leur propension à commander nos services, je fais la rencontre d’un représentant d’une sous-catégorie de notre marché cible qui révolutionne ma vision de celui-ci, il s’agit des agents immobiliers indépendants et ils sont nos clients parfaits — sur le papier.
Ils sont plus sensibles aux enjeux du digital, sont leur propre patron, ont besoin de gagner du temps et de diversifier leur offre de service, ils n’ont pas forcément la capacité d’investir dans du matériel et si c’est le cas alors n’ont pas le temps d’effectuer eux même le travail nécessaire.
Et j’ai alors cru qu’on y était, tout faisait sens et un partenariat national avec un des plus gros réseaux d’agents immobiliers indépendants de France vient valider mon hypothèse. J’ai cru qu’on avait notre marché, l’offre qui lui correspondait et qu’il ne nous restait alors plus qu’à exécuter.
Si j’avais su …
Quelques mois passent et les chiffres ne montent pas, ils baissent même parfois, on pense alors que c’est notre communication qu’il faut améliorer, notre site qu’il faut refaire, notre offre commerciale qu’il faut rééquilibrer, notre présentation commerciale qu’il faut revoir, on pense ensuite qu’il faut aller rencontrer les équipes une par une partout en France. On change tout et rien ne change.
Deux ans et toujours pas de problème à cette solution
Dans tout marché financier, l’ultime rapport entre offre et demande reste le prix. Et c’est le dernier combat qu’on a mené.
De notre point de vue extrêmement biaisé et encore optimiste une grande partie des problèmes qui se dressaient entre nous et ce fameux point de traction à partir duquel une aventure décolle avaient été résolus : un semblant de croissance était visible et nous avions effectué un important développement commercial à travers la France qui devait commencer à porter ses fruits de manière imminente (lol), les voyants demeuraient verts.
À leur lumière on décidait donc de procéder à une refonte complète de notre modèle économique, avec une réflexion autour non plus de la propriété des contenus créés mais de leur utilisation dans le temps, puis même d’un modèle quasi-collaboratif avec nos clients et basé sur la réussite des ventes immobilières par eux. Ce dernier modèle était pour nous le modèle ultime, il correspondait parfaitement à celui des agents immobiliers, ne comportait presque aucun risque financier pour eux.
Un modèle tellement parfait qu’il n’a pas fonctionné.
On s’est acharnés pendant des mois avec itération sur itération, si on m’avait demandé, j’aurais probablement affirmé avec une grande confiance qu’on écoutait le marché et qu’on effectuait des changements pour refléter les besoins qu’on relevait ça et là. J’avais l’impression qu’on fonctionnait selon la méthode lean. Sauf qu’on ne fonctionne pas en lean quand le postulat de départ est une hypothèse. C’était une hypothèse que j’essayais de vérifier par tous les moyens possibles et avec un très fort biais de confirmation. Tout ce temps là, on n’itérait donc pas sur de véritables métriques mais sur des moyens de valider notre propre narratif, narratif qui était renforcé par un effet de group think : en travaillant ensemble sur cette problématique, nous ne nous remettions pas en question autant que nécessaire mais renforcions les sentiments et postulats des uns et des autres.
Sauf que le marché n’écoute pas ce que nous autres entrepreneurs nous racontons, c’est une entité vaste et complètement irrationnelle et qui m’a appris beaucoup de leçons.
Fin 2019, après plusieurs semaines à travailler sur ce dernier projet, mon associé et moi nous rendons compte qu’on a perdu l’engouement du début, malgré tous nos efforts aucun problème ne s’est finalement manifesté pour répondre à notre solution et il est temps de regarder ailleurs pour canaliser notre énergie créatrice.
En tant qu’entrepreneur, ta vision est vitale, je ne prétendrai pas le contraire. Mais ta capacité à écouter véritablement et objectivement ce que te dit ton marché l’est tout autant. Le véritable enjeu est de trouver l’équilibre, d’avoir une ligne directrice mais de savoir s’en détourner quand les conditions du marché le rendent nécessaire.
Et pour la suite ?
À la fin de l’année 2019 j’ai compris qu’un changement majeur était nécessaire, mais je ne voulais pas non plus complètement quitter le marché immobilier. Je savais qu’on avait notre pierre à apporter à l’édifice, mais que cette fois il fallait faire page blanche, faire l’inventaire de nos ressources et partir cette fois non pas d’une solution qu’on voulait apporter mais d’un véritable problème d’une partie de la population. Et si vous voulez en savoir plus, il faudra attendre le prochain article 😉.
Le contributeur:
Simon Hamelin est co-fondateur et président de Lumeeo.immo – facilitateur immobilier – coach en business et développement personnel et professeur de Yoga.