Coronavirus: après la crise, un bouleversement complet du système?
Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)
La crise du coronavirus remet en question nombre de nos modèles mentaux, ces croyances fondamentales par lesquelles nous appréhendons le monde. Cette remise en question crée un vide, qui est aussi un espace où plein de choses merveilleuses ont pu se produire depuis quelques semaines, et où l’espoir d’une réinvention de nos modèles a émergé. Cette réinvention pourrait voir chacun s’engager dans la joie et la légèreté créatrice.
Au lieu de cela, nous assistons, alors qu’un espoir de sortie de crise se dessine, au retour de vieux modèles existants, dans une sorte de concurrence sordide où les suspects habituels tentent de nous imposer leur lecture du monde, pour combler le vide facilement et rapidement. Les masques tombent et chacun avance avec son offre de pensée toute faite, de façon pas toujours subtile. C’est triste, on se dit « ça y est, ça recommence! » mais ce n’est pas inéluctable, à condition de savoir décrypter ce qui se passe et, surtout, de ne pas réagir en spectateur.
« j’étais aveugle, et à présent je vois. » — Jean (9, 1‑41)
Dans les années 1840, Ignace Semmelweis est un obstétricien choqué par le taux très élevé de mortalité des femmes dans la clinique qu’il gère. Ce taux est tellement élevé (près de 18%) que certaines femmes préfèrent accoucher… dans la rue! Après une série d’observations et de tests, il finit par penser que la mortalité est due à une infection. Les médecins de sa clinique pratiquent des autopsies, qu’ils interrompent pour aller faire un accouchement, sans se laver les mains. L’idée de Semmelweis est intuitive car la théorie des microbes n’existe pas encore. Il demande aux médecins de se laver les mains et le taux de mortalité tombe à moins de 1%! On pourrait penser que cela suffit à convaincre les autres médecins, mais il n’en est rien. Incompris, malhabile politiquement, se brouillant avec ses collègues, il finira par quitter sa clinique et mourra seul. Il faudra 20 ans pour que le lavage de mains devienne chose courante.
Qu’est-ce qui explique que, malgré les chiffres qui semblent offrir des preuves irréfutables, il n’a pas réussi à convaincre les médecins? Étaient-ils stupides? Non, simplement Semmelweis a attaqué de front deux modèles mentaux très forts des médecins: le premier, c’est qu’un médecin sauve la vie, et qu’on obstétricien, de surcroît, la donne, il ne la supprime pas; le deuxième, c’est qu’à l’époque, la maladie est due à un déséquilibre des humeurs internes. Ces deux modèles mentaux sont constitutifs de l’identité-même des médecins. Les remettre en question, c’est remettre en question leur identité. Leur demander de se laver les mains est aussi insensé que de leur demander d’opérer en fonction de la forme des nuages du jour. L’échec de Semmelweis, c’est de penser qu’il suffit d’avoir raison pour changer les autres, qu’il suffit d’avoir les preuves pour les convaincre.
Attaquer les modèles mentaux de front, c’est contre-productif
Or tout psychologue vous le dira, et ma co-auteure Béatrice Rousset et moi le vérifions avec toutes les entreprises avec lesquelles nous travaillons en ce moment sur les questions de transformation, on n’amène pas quelqu’un à changer en attaquant de front ses modèles mentaux même si ceux-ci semblent stupides. On n’avance qu’en lui faisant prendre conscience que son modèle n’est ni universel, ni éternel, et qu’il peut donc être ajusté sans remise en cause identitaire.
Aujourd’hui, avec la crise du coronavirus qui évolue progressivement d’une crise sanitaire à une crise économique et sociale, et donc bientôt politique voire géopolitique, nous assistons à une éclosion de petits Semmelweis partout. Un tel veut accélérer la transition écologique, un autre mettre fin au capitalisme, un autre encore restaurer la souveraineté industrielle ou mettre fin à l’austérité. Ou réformer l’état, ou créer un comité de salut public, lancer un Grenelle citoyen, ou libérer la société du carcan de l’état. Tous sont sans doute sincères, mais tous commettent la même erreur.
Prenons deux exemples récents. Le premier, c’est le président du MEDEF déclarant récemment vouloir un moratoire sur les lois environnementales pour permettre aux entreprises de survivre à la crise. Les problèmes créés par ces lois sont indéniables. Par exemple, elles rendent plus difficile la construction d’une usine, ce qui peut inciter les industriels à ouvrir l’usine à l’étranger; ça ne résout en rien la pollution, mais ça fait perdre à la France emplois et revenus. Sur le fond, il y a clairement matière à débat sur les arbitrages qui sont faits dans ces questions. Mais comme avec Semmelweis, le fond ici n’est pas le problème. Le problème c’est la forme, c’est la façon dont la question est abordée, qui est totalement contre-productive. Qu’est-ce qu’une déclaration comme celle-ci peut provoquer d’autre qu’une levée de boucliers tant elle apparaît cynique et opportuniste? Comment ne pas penser que le MEDEF veut se servir de la crise du virus pour reprendre la main sur certains sujets?
Second exemple, la tribune signée dans le JDD par 60 « personnalités » libérales appelant à « libérer la société ». Là encore, on pourra partager le texte sur le fond: défaillance de l’état, menaces sur nos libertés, mise en cause des entreprises, contrôles des prix et réquisitions, arbitraire des fermetures, etc. Mais qu’est-ce que va apporter cette tribune? Rien.
Alors que le pays vient de vivre un moment d’unité nationale autour de la sauvegarde des plus faibles, est-il opportun de se regrouper en tribu pour se poser en contre? Alors que nous célébrons le courage des soignants payés au SMIC, ne comprend-on pas que le pays trouvera insupportable que des « personnalités » viennent lui dire quoi penser? Là encore on dira comme avec Semmelweis, que le fond est bon, c’est la forme qui pèche. Mais peut-on vraiment distinguer forme et fond? La forme, disait Hugo, c’est le fond qui remonte à a la surface… Il faut donc interroger les modèles mentaux sous-jacents à ce type de posture.
Comme le proverbial ivrogne qui cherche ses clés non pas où il les a perdues mais où il y a de la lumière, chacun avance dans « l’après » en restant bien au pied de son propre lampadaire. On peut bien-sûr se complaire dans l’affrontement; un bon coup de gueule, ça soulage toujours. C’est confortable et sa vertu est proprement signalée à son groupe de référence; Ça n’avance à rien mais l’honneur et le statut social sont saufs « Tu as vu ce qu’on leur a mis? ».
On peut proclamer des déclarations de principes, on peut promettre des lendemains qui chantent ou des Grenelle de ceci ou de cela, on peut énoncer que « le virus montre bien que… » en mettant sa propre lubie à la place des trois petits points. Et sera-t-on plus avancé? Le camp opposé (il y a toujours un camp opposé dans cette démarche, c’est son principe) se sera raidi, une pétition succédera à une autre pétition, et c’est tout. Alors qu’une crise devrait être l’occasion de revoir ses modèles mentaux, il semble bien que celle-ci ne soit pour l’instant que l’occasion pour chacun de les renforcer, et de compter ses troupes. Ne pourrait-on pas éviter le « je t’écrase ou je m’écrase », le jeu à somme nulle, le combat de coq?
Ouvrir un espace
Oui, sans aucun doute. Il faut pour cela opérer un mouvement inverse. Non, le « monde d’après » ne sera pas un bouleversement complet du système. Les gens ont trop envie de retrouver les plaisirs d’avant, boire un verre à la terrasse d’un café, retourner au bureau voir les collègues, ou prendre l’avion, n’en déplaise aux révolutionnaires ou moralistes de salon. Le « monde d’après » ne sera pas non plus un pur et simple retour au statu quo ante. Il s’est passé trop de choses pour que tout revienne comme avant. Et d’ailleurs ce n’est pas tant d’un « monde d’après » qu’il faut parler que d’un monde d’aujourd’hui qui va devoir évoluer en fonction de ce que le virus nous impose.
Ce monde d’aujourd’hui va changer, ni révolution, ni retour en arrière, et il faut le construire. Il ne pourra être construit que si chacun accepte de créer un espace pour laisser danser les modèles mentaux. Cet espace n’a pas à être grand. Chacun peut et doit garder ses convictions et ses valeurs, mais il doit exister. Et ce n’est pas difficile, ça nécessite juste un peu de pratique: se forcer à essayer de comprendre le point de vue de l’autre, formuler sa pensée en des termes que l’autre peut accepter, etc. Si la réglementation environnementale pose un problème à l’industrie, discutons-le en des termes concrets, mettons en avant les termes de l’arbitrage, ce n’est pas forcément A ou B, pollution ou chômage, c’est sûrement plus subtil que ça. C’est toujours plus subtil que ça.
Tout cela n’est au fond rien d’autre que l’esprit de compromis qui est le super modèle mental des démocraties parlementaires: il est vomi par tous les idéologues, mais c’est celui qui nous a rendus grands. Les prochains mois verront qui des premiers ou des seconds l’emportera dans la grande compétition des modèles mentaux qui s’est ouverte avec la crise. Mais nous n’assisterons pas à cette compétition en tant que spectateurs: A chacun d’entre nous d’y prendre notre part, en commençant par dire non aux vendeurs de modèles tous faits.
Sur l’impact de l’épidémie de coronavirus sur nos modèles mentaux et comment ceux-ci sont la clé de ce qui se joue en ce moment, lire mon article: Le coronavirus ou comment les crises bouleversent nos modèles mentaux. Sur le monde « d’après », lire mon article Crise du coronavirus: ce que traduit la quête du monde d’après.
Sur les modèles mentaux, constitutifs de notre identité et sur la base desquels nous prenons nos décisions, voir mon ouvrage Stratégie Modèle Mental co-écrit avec Béatrice Rousset.
Le contributeur:
Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.