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Trump et Twitter: le casse-tête du contrôle des propos des personnages publics

Par Florence G’sell, agrégée de droit privé et professeur à l’Université de Lorraine

Pour la première fois, le 26 mai, Twitter a décidé de signaler plusieurs tweets de Donald Trump en leur apposant un signe d’avertissement et un lien vers des informations vérifiées. Trois jours plus tard, le 29 mai, le réseau social a restreint, de manière inédite, l’accès à un tweet du Président,  en le masquant derrière un avertissement signalant que le tweet fait l’apologie de la violence (“glorification of violence“), en contrariété avec les règles de Twitter. La possibilité de le commenter ou de le partager a été exclue.

La démarche de Twitter intervient dans des circonstances bien particulières, qui ont provoqué un débat intense aux Etats-Unis, comme souvent à propos de l’activité du Président sur Twitter. Les premiers tweets ainsi signalés portent sur la question controversée du vote par correspondance que la Californie, comme d’autres Etats, est en train de mettre en place pour l’élection présidentielle de novembre prochain. Bien qu’ayant lui-même voté par mail en Floride en mars dernier, comme le souligne The Guardian, le Président américain estime que le vote à distance ne pourrait que conduire à une fraude massive et redoute manifestement qu’un tel système n’avantage les démocrates. Ses tweets, qui évoquent une « élection truquée » (« rigged election »), ont été affublés par Twitter d’un lien en direction d’une page crée par la plateforme, qui regroupe les contributions de différents médias et fact-checkers montrant en quoi les affirmations de Trump sont peu étayées, voire erronées.

La décision de Twitter d’insérer ce label soulignant l’inexactitude des propos du Président constitue un véritable tournant. Jusqu’à présent, le réseau social avait toujours refusé d’intervenir face aux excès de Trump. Ce pas décisif peut peut-être s’expliquer par un nouvel écart de langage ayant suscité une forte réprobation outre-atlantique. En effet, ces derniers jours, le Président américain s’est permis d’insinuer, dans une série de tweets à la tonalité conspirationniste, que Joe Scarborough, ancien élu républicain de Floride aujourd’hui présentateur sur MSNCB, aurait joué un rôle dans la mort de son ancienne collaboratrice, Lori Klausutis, décédée d’une maladie du cœur non diagnostiquée. Révolté par les accusations de Trump, le mari de la défunte a adressé au directeur général de Twitter une lettre dénonçant ces « mensonges  horribles » et demandant la suppression des tweets concernés (Timothy Klausutis’s Full Letter to Jack Dorsey and Twitter’s Response, New York Times, 26 mai 2020), demande relayée par de nombreux chroniqueurs et personnalités (Kara Swisher, Twitter Must Cleanse the Trump Stain, The New York Times, 26 mai 2020).

A cette demande de suppression, Twitter a toutefois opposé un refus ferme en affirmant que ces tweets ne contrevenaient pas à sa politique, suivant en cela une ligne adoptée de longue date.

Pas de censure, mais des signalements

Twitter refuse traditionnellement de censurer les tweets des responsables politiques, en invoquant le fait que ces publications sont d’ « intérêt public ». Les personnages publics ne se voient donc généralement pas appliquer les modalités imposées aux autres utilisateurs. Même en présence d’écarts de langage, la plateforme ne recourt pas aux moyens habituellement employés en cas de violation des règles d’utilisation du réseau, comme l’injonction de retirer un tweet, le verrouillage du compte de l’utilisateur ou sa suspension. Cependant, le réseau social a été conduit, au cours de l’année passée, à infléchir sa position en réponse aux multiples contestations que l’activité en ligne de certains dirigeants, à commencer par Trump, ne manque pas de susciter.

En juin 2019, Twitter a annoncé avoir adopté de nouvelles règles applicables aux responsables politiques. Pour bénéficier de ce régime dérogatoire, les intéressés doivent présenter les caractéristiques suivantes : avoir été ou pouvoir être élu ou nommé à un emploi public, être suivi par plus de 100 000 utilisateurs et disposer d’un compte vérifié. Même si les tweets de tels responsables violent les règles de la plateforme (incitation à la violence, harcèlement etc.), ils ne sont pas retirés dès lors qu’ils ont une valeur d’intérêt public (« clear public interest value »). Ils peuvent, en revanche, être masqués par un message d’avertissement devant en fournir le contexte.

Cette annonce n’a toutefois guère été suivie d’effet. Début juillet, Donald Trump a tenu des propos à connotation raciste concernant quatre élues démocrates sans la moindre réaction du réseau social, qui s’est contenté d’affirmer que les tweets ne violaient pas la politique de Twitter, alors même que les règles en vigueur sur le réseau interdisent en principe de « cibler les individus par des insultes répétées ou des contenus visant à déshumaniser, dégrader ou renforcer les stéréotypes négatifs ou nuisibles relatifs à certaines catégories de personnes ».  

A l’automne 2019, Twitter a renforcé son dispositif en annonçant une mise à jour de sa politique relative aux dirigeants. Le réseau social a rappelé le principe adopté en juin : pas de censure des tweets violant les règles de Twitter dès lors que ceux-ci présentent un intérêt public, mais possibilité de leur apposer un avertissement. Dans le même temps, la plateforme a prévenu qu’elle interviendra -quel que soit l’intérêt du tweet – en présence de contenus comportant des violations graves comme la  promotion du terrorisme, des menaces claires et directes d’actions violentes envers les individus ou la diffusion d’informations à caractère privé. En ce cas, les tweets d’intérêt public des responsables politiques feront l’objet du même traitement que les autres et pourront, le cas échéant, être masqués ou supprimés, les sanctions pouvant aller jusqu’à la suspension du compte. Fin novembre, Twitter a proscrit les tweets sponsorisés à visée électorale ou politique.

Ces nouvelles dispositions n’ont toutefois pas permis à la sénatrice démocrate Kamala Harris d’obtenir l’intervention de Twitter à la suite d’une série de tweets du Président Trump visant le lanceur d’alerte à l’origine de l’affaire ukrainienne. Soulignant que les tweets comportaient des intimidations et des menaces envers les témoins impliqués dans l’affaire, Harris a réclamé sans succès la suspension du compte de Donald Trump.

Un contrôle accru à la faveur de la crise sanitaire

La crise sanitaire a conduit Twitter à revoir encore sa doctrine. Dès le 18 mars, la plateforme a introduit de nouveaux principes, et annoncé que le site supprimerait les contenus constituant un appel clair à adopter un comportement pouvant directement créer un risque pour la santé ou le bien-être des personnes.  Les nouvelles catégories de fausses informations visées par Twitter recouvrent la contestation des décisions de confinement prise par les autorités locales, la promotion de traitements inefficaces contre le covid19, la contestation de faits scientifiques avérés concernant la transmission du virus, l’incitation à adopter des comportements pouvant causer des paniques ou des désordres… S’agissant des gouvernants, précise la plateforme, leurs tweets contrevenant à ces règles ne seront, en principe, pas supprimés mais signalés lorsqu’ils présentent un intérêt public, conformément aux principes antérieurement adoptés.

Régulièrement mise à jour, cette nouvelle politique, qui se fie aux informations transmises par les autorités de santé officielles, a permis de lutter contre les fausses informations, notamment de nature conspirationniste. Fin mars, Twitter n’a pas hésité à retirer deux tweets postés par le président brésilien Jair Bolsonaro, qui comportaient des vidéos faisant la promotion de la fameuse hydroxychloroquine et appelant à mettre fin aux stratégies de distanciation physique. De même, un tweet du president vénézuelien Nicolas Maduro évoquant une décoction capable d’éliminer les pathogènes du coronavirus a été retiré.

Pour autant, les tweets de Trump vantant les bienfaits de l’hydroxychloroquine n’ont pas suscité de réaction de Twitter.  Certes, la plateforme n’a pas hésité à censurer, fin mars, l’avocat Rudy Giuliani, qui avait cité un tweet suggérant que l’hydroxychloroquine présente un taux d’efficacité de 100% contre le coronavirus. Mais le partage, par le directeur de campagne du Président américain, d’un article affirmant que la chloroquine a 90% de chances d’aider les malades du coronavirus n’a pas généré d’intervention, Twitter n’y voyant pas un appel clair à adopter une action dommageable pour le public. Mi-avril, Twitter a, à nouveau, refusé d’intervenir lorsque Trump a paru inciter les résidents du Michigan, du Minnesota et de la Virginie à résister au confinement instauré dans ces Etats en appelant tout simplement à les « libérer », ce qui n’a pas paru au réseau social comme étant de nature à mettre la population en danger.

Le 11 mai, toutefois, la plateforme a décidé de renforcer sa lutte contre les contenus en contradiction avec les avis des experts en santé publique en s’attaquant aux tweets qui ne génèrent pas un risque évident et immédiat, mais peuvent induire le public en erreur. Elle a prévenu que de nouveaux signalements seraient ajoutés à ce titre et a, à nouveau, précisé que les dirigeants mondiaux (world leaders) sont concernés par ces nouvelles règles. Dans ce cadre, les tweets comportant des inexactitudes peuvent être retirés si la désinformation est flagrante et de nature à provoquer des dommages dans le monde réel. Les tweets comportant des affirmations discutables et générant un risque sévère de dommage peuvent être signalés en étant grisés et affublés d’un avertissement. Enfin, les tweets comportant des contenus controversés mais dont le risque potentiel est modéré ne sont pas grisés mais peuvent se voir apposer un lien orientant l’utilisateur vers d’autres informations sur une page maintenue par Twitter.

C’est donc bien dans cette dernière catégorie qu’ont été classés les tweets de Trump ayant suscité, le 26 mai, l’intervention du réseau social, bien que n’étant pas directement en lien avec la crise sanitaire. A cet égard, les représentants de Twitter ont souligné que ces tweets sont en contradiction avec le principe d’”intégrité civique” (“civic integrity policy“) interdisant aux utilisateurs de se livrer à la manipulation ou d’interférer avec des processus électoraux ou d’autre processus civiques, par exemple en postant des informations trompeuses pouvant dissuader les personnes de participer à une élection. Ils ont précisé que  si les tweets de Trump ne dissuadent pas directement les électeurs de voter, ils comportent néanmoins des informations trompeuses à propos du vote par correspondance de nature à induire en erreur les principaux intéressés. Bref, en employant l’expression d’ “élection truquée”, Trump aurait violé les principes défendus par Twitter.

Trois jours plus tard, le 29 mai, Twitter est à nouveau intervenu pour masquer un tweet du Président suggérant que l’on pourrait tirer à balles réelles sur des manifestants à Minneapolis. Soulignant que le tweet est d’intérêt public, le réseau social ne l’a pas supprimé mais l’a masqué derrière un message d’avertissement, en précisant qu’il viole les règles de Twitter par la “glorification de la violence” qu’il comporte. Si l’on peut toujours partager le tweet en l’accompagnant d’un commentaire, il n’est plus possible de le “retweeter”, d’y répondre ou de cliquer sur le bouton “j’aime”.

Les réseaux sociaux, des espaces publics?

Dans un contexte où la suppression des tweets les plus outranciers de Donald Trump est réclamée haut et fort par un nombre croissant de responsables politiques et d’observateurs, la décision de Twitter de signaler ces tweets vient contrebalancer un refus constant d’intervenir jusqu’à ce jour. Si cette décision constitue un tournant, elle n’en reste pas moins une évolution tardive. La prudence de Twitter sur ce point peut s’expliquer à la lumière de la protection très étendue accordée, en droit américain, à la liberté d’expression garantie par le Premier Amendement à la Constitution américaine. Sur le fondement de ce texte, les juridictions américaines tendent à voir dans les comptes tenus par des personnages publics sur les réseaux sociaux des espaces publics (“public fora”), même si cette qualification fait l’objet d’âpres discussions s’agissant de plateformes administrées par des acteurs privés (voir, sur ce point, l’opinion du juge Brett Kavanaugh dans la décision Manhattan Community Access Corp. v. Halleckqui décide que les acteurs privés hébergeant des espaces de discussion ouverts au public sont libres de les modérer à leur discrétion).

S’agissant du cas particulier des réseaux sociaux, la Cour Suprême a jugé, en 2017, que l’accès aux réseaux sociaux, en l’occurrence Facebook, constitue un droit constitutionnel pour les citoyens américains (Packingham v. North Carolina), qui doivent pouvoir  accéder aux endroits, fussent-ils virtuels, où ils peuvent s’informer et débattre. Cette décision a souligné que les réseaux sociaux fournissent aujourd’hui les mécanismes les plus puissants dont peuvent disposer les citoyens pour faire entendre leur voix (“the most powerful mechanisms available to a private citizen to make is or her voice heard“). Le juge Anthony Kennedy y écrit notamment qu’”un principe fondamental du Premier Amendement est que toute personne doit avoir accès aux lieux où elle peut parler et écouter, et ensuite, après réflexion, parler et écouter encore » (« a fundamental First Amendment Principle is that all persons have access to places where they can speak an listen and then, after reflection, speak and listen once more »).

En outre, la protection accordée par le Premier Amendement ne permet pas aux responsables publics d’empêcher les citoyens, en les « bloquant », d’accéder aux contenus qu’ils postent sur les réseaux sociaux. Donald Trump lui-même a fait les frais de cette jurisprudence à propos d’internautes qu’il avait « bloqués » sur Twitter. Les juridictions fédérales ont, dans cette affaire, jugé en 2019 que Donald Trump, dans la mesure où il s’exprime sur Twitter en tant que Président des Etats-Unis, ne peut exclure des utilisateurs américains sans violer leur droit d’accès à un espace public protégé par le Premier Amendement (Knight First Amendment Inst. at Columbia Univ. v. Trump). L’on notera à cet égard le propos éloquent figurant dans l’arrêt de la Cour d’appel du Second Circuit ayant tranché cette affaire : “si le Premier Amendement signifie quelque chose, c’est que la meilleure réponse à des propos que l’on désapprouve sur des questions d’intérêt public est plus de discours, pas moins” (“If the First Amendment means anything, it means that the best response to disfavored speech on matters of public concern is more speech, not less”). A la suite de cette décision, Trump a « débloqué » les plaignants… sans toutefois renoncer à en “bloquer” d’autres.  L’affaire n’est pas sans rappeler la plainte d’un journaliste français « bloqué » par le Président de l’Assemblée Nationale, Richard Ferrand, sur un registre toutefois différent puisque déposée au pénal, et ultérieurement classée sans suite par le Parquet faute d’infraction adaptée.

Quoi qu’il en soit, il est compréhensible, dans un tel contexte, que Trump invoque vigoureusement cette liberté d’expression ayant fondé l’interdiction de « bloquer » des utilisateurs pour refuser tout signalement ou censure de ses tweets. La référence à la notion d’espace public explique également la stratégie de Twitter, qui invoque constamment l’« intérêt public » des tweets des responsables politiques, surtout lorsque ceux-ci sont de premier plan. L’incitation à intervenir est, pour le réseau social, d’autant moins forte que la législation fédérale exonère les plateformes de toute responsabilité quant aux propos tenus en ligne par leurs utilisateurs (Section 230, Communications Decency Act, Title 47 of the United States Code).

La « clarification » de la Section 230 du Communications Decency Act

C’est, paradoxalement ou non, cette Section 230 du Communications Decency Act –ou, à tout le moins, son interprétation- que Trump cherche précisément à modifier désormais, par mesure de rétorsion envers Twitter. Avant l’adoption du Communications Decency Act en 1996, le statut des hébergeurs n’était pas parfaitement clair. On estimait qu’ils jouissaient d’une immunité pour les contenus postés par les tiers sur leurs plateformes, mais étaient pleinement responsables de ces contenus dès lors qu’ils intervenaient d’une manière ou d’une autre. Le Communications Decency Actde 1996 leur a alors garanti une immunité très large, y compris lorsqu’ils pratiquent la modération. Aux termes du texte, les plateformes ne peuvent en aucun cas être considérée comme des éditeurs des contenus qui y sont publiés par des tiers: leur responsabilité du fait de ces contenus est  exclue. En outre,  les plateformes qui se livrent à la modération bénéficient de l’ immunité du “bon samaritain”: leur responsabilité ne peut être engagée pour une action revenant à retirer ou restreindre l’accès à des contenus répréhensibles (“obscene, lewd, lascivious, filthy, excessively violent, harassing, or otherwise objectionable” material), dès lors que la décision est prise de bonne foi.

L’ “ordre exécutif” (“Executive Order“), que l’on pourrait traduire par “décret présidentiel”, signé par Trump le 28 mai 2020 promeut une interprétation restrictive de l’immunité des plateformes, qui, selon le texte, ne devrait pas s’étendre à celles qui se livrent à des “activités éditoriales”. Le texte souligne notamment que l’immunité ne saurait bénéficier aux plateformes qui n’agissent pas de bonne foi et interviennent  aux fins de museler les points de vue avec lesquels elles sont en désaccord (“online platforms that -far from acting “in good faith” to remove objectionable content – instead engage in deceptive or pretextual actions (often contrary to their stated terms of service) to stifle viewpoints with which they disagree“). Les plateformes choisissant de modérer les contenus sans être “de bonne foi” devraient donc perdre leur immunité et être responsables comme le serait n’importe quel éditeur. Le décret enjoint, à cette fin, à la Federal Communications Commission de “clarifier” le texte de la section 230 en préparant une réglementation restreignant le champ d’application de l’immunité et précisant les conditions dans lesquelles la plateforme est réputée agir “de bonne foi”. Le décret ordonne, par ailleurs, à la Federal Trade Commission d’agir à l’encontre des plateformes qui adopteraient des pratiques “déceptives” ou déloyales dans le cadre de la modération des contenus ou agiraient en contradiction avec leurs conditions d’utilisation. Trump donne, sur ce dernier point, satisfaction aux conservateurs qui se plaignent des biais des plateformes à leur égard et demandent, de longue date, la consécration, dans la section 230, d’un principe de neutralité dans la modération des contenus. L’ “Executive Order” précise d’ailleurs que la Federal Trade Commission et le Department of Justice se verront communiquer l’ensemble des plainte reçues par l’outil créé en mai 2019 par la Maison Blanche (Tech Bias Reporting tool) afin de recueillir les plaintes des internautes s’estimant injustement censurés sur les réseaux.

Quoi que l’on en pense sur le fond, et même si une modification de la section 230 -sur laquelle le Departement of Justiceplanche depuis plusieurs mois- paraît indispensable à beaucoup de spécialistes, la méthode employée par le Président américain ne convainc guère. Donald Trump entend, en effet, modifier, par un simple “Executive Order“, le contenu d’une loi fédérale votée au Congrès en 1996 et appliquée depuis lors par les tribunaux américains, qui ont développé une jurisprudence solide. Le texte pose donc plusieurs difficultés d’ordre constitutionnel: non seulement la modification de cette loi revient en principe au Congrès, mais sa compatibilité avec le Premier Amendement peut être discutée, d’autant celui-ci protège (aussi) le droit des plateformes, en tant qu’entreprises privées, de fixer leurs propres conditions d’utilisation et de les faire respecter. L’on peut, pour cette raison, douter que l’”Executive Order“, qui sera inévitablement contesté, produira véritablement ses effets. A supposer même que ce soit le cas, ce texte pourrait conduire des plateformes désormais juridiquement responsables à pratiquer une modération particulièrement stricte, en retirant purement et simplement les contenus pouvant engager leur responsabilité, sans prendre la peine de les vérifierUne modération aussi sévère serait à l’opposé de ce que recherche le Président Trump, manifestement partisan d”une conception jusqu’au boutiste de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux. Au final, alors même que Trump souhaite dénier tout droit de modération aux plateformes en s’appuyant sur la notion d’espace public, il choisit en même temps de les qualifier d’éditeurs, justifiant encore davantage leur intervention sur les contenus.

Si cette bataille, proprement américaine, ne fait que commencer, il semble de plus en plus difficile, pour les réseaux sociaux, d’adopter une posture de pure abstention en refusant toute intervention face à des propos inexacts, diffamatoires ou simplement dangereux. Leur marge de manœuvre est toutefois étroite. Même en France, où la législation comporte, d’ores et déjà, davantage de restrictions à la liberté d’expression et où les plateformes sont incitées à pratiquer la modération, un éventuel signalement, par Twitter, des propos d’un responsable politique ou d’un personnage public (comme, par exemple, le désormais célèbre professeur Raoult) pourrait générer des réactions très virulentes. La nouvelle stratégie amorcée par Twitter suppose, en outre, d’adopter une transparence absolue et une méthode inattaquable pour déterminer les contenus devant être signalés, ce qui n’est pas encore acquis (voir, à cet égard, la section « How will we identify these Tweets ? »). La difficulté est si grande qu’elle explique sans doute pourquoi Mark Zuckerberg -qui soutient depuis longtemps qu’il ne revient pas aux plateformes d’être les “arbitres de la vérité” dans le cadre du débat public- ne souhaite pas se livrer au fact-checking des propos des gouvernants. Ce désaccord illustre toute l’ambiguïté de ce que sont devenus, aujourd’hui, les réseaux sociaux: des lieux publics au sein desquels se joue le débat démocratique, détenus et administrés par des entreprises privées.

L’expert:

Florence G’sell (www.gsell.tech) est agrégée de droit privé et professeur à l’Université de Lorraine où elle enseigne principalement le droit des obligations, le droit des affaires et le droit comparé. Diplômée de Sciences Po Paris, où elle enseigne depuis plusieurs années, elle a commencé sa carrière dans la filiale américaine d’une banque française avant de rejoindre une compagnie d’assurance spécialisée dans la couverture des grands risques industriels, puis de choisir la voie universitaire. Ses recherches portent principalement sur le droit des affaires, le droit privé, les modes de règlement des litiges et les nouvelles technologies, qu’elle aborde de manière comparative, à la lumière des droits de Common Law, notamment le droit américain.

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