Études d’opinion: regards croisés sur un marché en pleine évolution
Par Fabien Giuliani, Doctorant en prospective chez Conservatoire National des Arts et Métiers
L’un réfléchit sur l’avenir en sa qualité de prospectiviste, l’autre est entrepreneur et travaille à le structurer. Les deux sont passionnés par le marché des études, comme objet d’étude ou comme enjeu business. Fabien Giuliani (doctorant aux Arts et Métiers) a défini quatre grandes problématiques sur lesquelles il a échangé avec Tarek Ouagguini (fondateur d’Happydemics).
Le marché des études d’opinion (Brand Performance, Market Insights, Customer Insights) était jusqu’à hier structuré par de grands acteurs (Kantar, CSA, Ipsos, Nielsen…) imposant aux marques grand public leurs modes d’enquête. L’accès universel au canal digital et la modification des habitudes de consommation qui s’ensuit viennent cependant remettre en question cette position structurante des acteurs traditionnels.
Quels est le rôle des études de marché dans la proposition de valeur des entreprises?
Fabien Giuliani : Dans une perspective historique, l’essor des enquêtes d’opinion s’inscrit dans la vaste histoire de la « fabrique du consommateur », pour reprendre le titre de l’excellent ouvrage d’Anthony Galluzzo. La thèse de Galluzzo est que l’essor de la société de consommation s’explique par l’expansion des normes consuméristes de la bourgeoisie à l’ensemble des classes sociales depuis la fin du XIXe siècle. Cette rapide dilatation de l’espace marchand ne va pas sans heurt : s’il est aisé de comprendre, de satisfaire, voire de normer les goûts d’un groupe social relativement homogène et de taille restreint, le jeu se complexifie dès lors qu’il faut servir l’ensemble de la population. Un problème de gestion de la data avant l’heure, si l’on veut !
Tarek Ouaggini : Avant la généralisation de la grande distribution, les commerçants, plus ou moins structurés en réseau, entretenaient en direct des échanges significatifs avec leurs clientèles. L’émergence d’une distribution de masse a contribué à détruire la figure du client, et à créer celle du consommateur, avec lesquels les échanges sont fugaces et anonymes. Les instituts d’étude émergent alors, et essaient de capturer l’opinion des consommateurs en calquant leur approche sur celle de la psychologie sociale. Ils s’arment de méthodes statistiques, font remplir des questionnaires dans la rue et plus tard par téléphone, se dotent de focus group… Dès les années 1930 aux Etats-Unis, Nielsen aide les producteurs et les distributeurs à comprendre les comportements des consommateurs par l’analyse systématique des tickets de caisse.
FG : L’approche hypothético-déductive permet d’objectiver le comportement du consommateur. La méthodologie des cabinets d’étude dérive de la psychologie sociale. En effet, il faut outiller la pratique, mais aussi la légitimer ! Bien que fondés plus récemment que Nielsen, Kantar, CSA ou Ipsos s’appuient toujours sur ces méthodes, qui sont censées apporter aux entreprises des insights fiables sur leurs notoriétés et celles de leurs produits.
Quels facteurs ont permis l’inscription d’acteurs tech dans la chaîne de valeur des études d’opinion?
TO : La structuration de l’information a muté les quinze dernières années. On a assisté à l’explosion du volume, de la disponibilité et de la vélocité de traitement des data. Celles-ci deviennent mobilisables très facilement, via des API toujours mieux documentées. Mais comment mobiliser cette information surabondante ? Deux nouveaux types d’acteurs se sont insérés dans la chaîne de valeur des études d’opinion. Les solutions d’écoute et d’analyse du web social comme Linkfluence sont devenus les radars des services de marketing des entreprises.
L’approche d’Happydemics est différente : notre métier n’est pas d’observer mais d’interagir avec les consommateurs en les interrogeant « en direct » via leurs smartphones. Nous proposons de mener les études d’opinion en diversifiant la collecte et, en automatisant traitement des réponses et en générant un nouveau type de recommandations nourris de deep learning et orientés vers la décision. En 2020, notre technologie a permis d’interroger plus de trois millions de personnes dans une cinquantaine de pays. Ce sont autant d’insights qualifiés à dispositions de nos clients.
FG : Le social listening et l’interrogation contextuelle ringardisent les méthodologies usuelles des études d’opinion, par sondage téléphonique par exemple. Les solutions d’enquêtes digitales réduisent largement la dissociation entre phase de composition des enquêtes et moment de l’expérience utilisateur. Elles permettent de recueillir l’opinion du consommateur exprimée en son langage, sans encodage préalable des réponses à l’aide du vocabulaire de l’offrant. Enfin, elles ne dissocient pas observations qualitatives et extrapolations quantitatives.
Après avoir essayé de digitaliser leurs offres originelles, les prestataires d’études marketing ont fini par acter ce déplacement en ligne de l’opinion. La constitution par l’institut CSA d’une entité « CSA data consulting » dédiée au pilotage de l’efficacité media marketing, ou encore l’ouverture par Kantar d’une « Kantar Marketplace » proposant aux annonceurs des enquêtes digitale ad hoc attestent du sérieux des propositions de valeur fondées sur le recueil d’opinion et l’exploitation en direct des data. Les prestataires d’étude d’opinion communiquent sur leur digitalisation. Cependant, ils s‘appuient toujours très largement sur leurs panélistes rémunérés : ils envoient des signaux au marché, mais on ne peut pas dire qu’ils aient changé d’approche !
Quelles sont les conséquences de l’amélioration des capacités de recueil d’opinion pour les instituts d’enquêtes et pour leurs entreprises-clientes?
FG : Parce qu’elle était un objet rare, cher, fruit de l’expertise scientifiques de prestataires, l’opinion a été fétichisée. Elle permettait de décider d’une stratégie, et sanctionnait sa pertinence à la fois. Mais le totem avait ses zones d’ombre : la représentativité du panel interrogé, la pertinence des questions posées, les délais de conception et de livraison… Les instituts d’enquête devaient en conséquence rassurer les clients à propos de leurs choix méthodologiques. Désormais ils communiquent sur leurs partenaires tech, qui portent sur eux la capacité à connaître le client : BVA a ainsi annoncé des partenariats stratégiques avec Synomia (traitement des données sémantiques) et NetBase (plateforme de market intelligence). Quant aux entreprises-clientes, elles sont tentées d’internaliser les études clients, et de reconquérir la connaissance de leur consommateur en recourant aux services des solutions tech qui émergent.
Mais attention, ces mêmes solutions vont poser des questions managériales majeures : comment piloter les études en interne sur un mode agile ? Comment agréger les données consommateurs disponibles dans des CRM silotés ? Etc. Nous allons donc aux devant de mutation radicales : les cabinets d’étude tenteront par des alliances ou par des acquisitions de devenir des acteurs tech, tandis que les entreprises intégreront de plus en plus de solution d’étude d’opinion afin en quelque sorte de se servir par elle-même, à l’exemple de l’Unilever data center.
TO : À moyen terme, la connaissance de l’opinion va se banaliser… et ce sera un progrès ! La vocation du recueil et de l’analyse des données, c’est d’éclairer la décision. Pour ce faire, il faut redonner à l’opinion du consommateur sa juste place : celle d’une commodité, d’une donnée comme une autre, dont le marketing doit tenir compte. L’intérêt de l’opinion, c’est de révéler les préférences des consommateurs : on peut ainsi espérer que sa commoditisation replace ces mêmes consommateurs au centre de la création de valeur. Dit autrement, ceux-ci pourraient redevenir ce qu’ils ont cessé d’être : des clients entretenant des relations réciproques avec les entreprises. Certaines entreprises parmi nos propres clients observent par exemple que leurs indices de notoriété fournis par les grands instituts d’enquête restent bons alors que leurs parts de marché s’effondrent. Déterminer pourquoi est un enjeu-clé !
Si les technologies de connaissance de l’opinion se perfectionnent et que le volume de données s’accroît, comment expliquer les écarts opinion-résultats notamment observables en matière politique ?
TO : Pour répondre à cette question, j’opérerais une distinction entre opinion et motivation profonde. On peut connaître assez bien l’opinion à l’instant t, mais elle est par essence dynamique et volatile. On risque donc des biais assez importants si on travaille avec un échantillon trop restreint, à une granularité temporelle trop large. En revanche, comprendre les motivations profondes des sondés, ce n’est à mon avis à la portée d’aucun acteur, pas même de Google. Un monceau de data sans un chercheur en psychologie sociale disposant du temps nécessaire pour les interpréter rigoureusement n’a pas grand intérêt. Il faut enfin garder à l’esprit que les acteurs en charge de capter l’opinion associent à cette fin leur image à celles des médias commanditaires, ce qui dans le contexte de crise médiatique biaise sans doute le recueil.
FG : J’ajouterais que les solutions de social listening en ligne sont sans doute encore sous-employées ou mal maîtrisées, ce qui crée des surprises spectaculaires qui disqualifient les avancées pourtant effectives sur certains usages. L’hypothèse d’une versatilité de l’opinion accrue, corrélée à ce que le sociologue Gérald Bronner appelle la dérégulation du marché de l’information, me semble à considérer.
Le contributeur :
Conférencier et doctorant en science de gestion, Fabien Giuliani étudie le lien entre veille stratégique et prospective. Ses travaux de recherche visent en particulier à mettre en lumière les utilisations de l’intelligence artificielle dans le domaine de l’intelligence économique.
Fondateur du cabinet Demain la Veille, il conseille les entreprises en termes de stratégie de transformation digitale et de gestion de l’information stratégique. Les mutations liées à l’économie digitale sont sa thématique de prédilection.
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