À quoi reconnaît-on un grand CDO quand soudain tout bascule en ligne?
Interview de Marie Sermadiras, Chief Digital Officer de la division Cosmétique Active de L’Oréal, par Laurence Faguer
Ce que vous allez découvrir:
- Ce 17 mars 2020, la Chief Digital Officer d’une division de L’Oréal essentiellement vendue en pharmacies apprend le confinement.
- Pourquoi la santé est-elle l’avenir de la beauté (et de la BeautyTech) ?
- Comment cette ex-startupeuse s’est-elle reconvertie dans le digital corporate ?
- Ses 3 conseils d’entrepreneuse aux Early-stage.
- Les moteurs d’une jeune femme qui, à 31 ans, siège au Comex du Goupe leader mondial de la beauté dermocosmétique.
À 31 ans, je vais continuer à accélérer.
Celle qui vous dit ceci a déjà eu deux vies professionnelles à succès – et détient un record, celui d’être la deuxième personne la plus jeune à être entrée dans le groupe L’Oréal à ce niveau. Elle nous reçoit, Covid oblige, dans son sublime appartement parisien, digne d’un « Maisons et Jardins » et vous fait immédiatement sentir importante -la marque des personnes élégantes- en prenant tout le temps qu’il faut, malgré un agenda surchargé.
Mais il ne faut pas se fier aux apparences. La vie ne fut pas toujours aussi douce -corset à 14 ans, devenue startupeuse, des mois de tractations intenses pour voir son potentiel acquéreur se retirer au moment de la vente… Et décidément, les apparences sont trompeuses, car on apprendra que derrière la silhouette élégante se cache aussi une bosseuse acharnée («quand on veut réussir, il faut bosser»), pour faire gagner son Groupe (« quand je suis arrivée fin 2018, le e-commerce représentait près de 18% des ventes de la division Cosmétique Active, donc c’était loin d’être neutre, même si aujourd’hui, ce chiffre a quasiment doublé ») mais aussi en accompagnant des jeunes qui n’ont pas eu la chance d’être dans une famille qui les aide. Et ce mois-ci, lorsqu’elle n’est pas auprès de ses équipes, elle prépare… son brevet de para-moteur.
J’ai eu le privilège de m’entretenir avec Marie Sermadiras et d’apprendre beaucoup. Les idées contenues dans cet entretien sont inestimables pour quiconque tente de créer ou de maintenir une culture d’entrepreneur, dans une startup ou un géant mondial.
Les marques du portefeuille de la division Cosmétique Active sont La Roche-Posay, Vichy, SkinCeuticals, Sanoflore, Décléor et CeraVe.
Au niveau Groupe, le chiffre d’affaires réalisé en e-commerce est en progression de + 62 % et atteint 26,6 % du total du Groupe sur l’année.
L’accélération a été encore plus forte pour Cosmétique Active, pourtant un secteur plus traditionnel au départ: la part du e-commerce frôle les 30% du total des ventes de la Division, en hausse de plus de 80% sur l’année 2020.
Part du e-commerce dans le total des ventes de la Division Cosmétique Active = 29 %
+80% sur l’année 2020.
Interview
La Division Cosmétique Active de L’Oréal a réalisé une année record en 2020, avec une hausse de +18,9% du chiffre d’affaires, dépassant la barre des 3 milliards d’euros. Quels ont été les facteurs de succès, malgré le contexte difficile?
Marie Sermadiras : Cette crise a été pour nous un catalyseur de tendances sur lesquelles nous étions déjà bien positionnés. En un, la catégorie, le skincare, sur laquelle notre division excelle et qui fut LA catégorie phare, répondant aux aspirations de santé des consommateurs avec un retour aux sources, le soin de la peau. En deux, notre positionnement médical, avec des marques recommandées par les professionnels de santé. Safety-oriented a été le mot d’ordre cette année si particulière, or notre baseline depuis toujours, c’est « La santé, l’avenir de la beauté ».
Notre répartition géographique, forte sur l’Asie et les USA, nous a aussi aidés. Et enfin le digital, qui a été un vrai accélérateur. Nous l’avions pressenti depuis 2014 chez L’Oréal, en préparant nos équipes, donc nous étions bien mieux placés que la plupart de nos concurrents. C’est ce qui a fait la différence: nous étions au bon endroit, et nos équipes étaient formées et prêtes à réagir, avec un mindset agile.
Qu’est-ce que veut dire avoir un « mindset agile » dans un groupe de la taille de L’Oréal?
Nous sommes tous porteurs de sens dans cette organisation. Tout le monde s’est comporté comme s’il s’agissait de sa propre entreprise. Les équipes Retail, par exemple, se sont mises à travailler pour l’e-commerce. Il y a eu une vraie envie de bien faire de la part des équipes. Sans doute aussi parce que L’Oréal a tout de suite annoncé qu’il n’y aurait pas de licenciement, pas de chômage partiel. Et que le groupe a apporté son aide aux professionnels de santé, aux coiffeurs, aux particuliers. Nos usines ont continué à tourner pour produire en grande quantité des gels et pour les donner autour de nous. Nous nous sommes tous sentis un devoir en interne de participer à notre échelle, en étant heureux et fiers de servir le Groupe L’Oréal dans un tel contexte.
Vous dites que les équipes de L’Oréal étaient mieux préparées que celles de d’autres groupes. Mais personne ne s’attendait à une telle crise sanitaire.
Marie Sermadiras : Avec l’arrivée de Lubomira Rochet au poste de Chief Digital Officer de L’Oréal en 2014, chacune des Divisions du groupe est montée en puissance sur le digital, y compris dans la Division Cosmétique Active, qui n’était pas forcément la plus prioritaire car basée sur un modèle de prescription médicale. Donc le 17 mars 2020, au premier jour du confinement, tout le contenu était déjà là -et dès l’origine pensé pour le digital-avec de bonnes équipes de Community Managers en place. Nous avions tout pour répondre aux clients, il y a juste eu à accélérer. Certains de nos concurrents avaient des sites datés et n’étaient pas du tout prêts à prendre cette transition. Nous, nous étions prêts, nous avions juste à courir plus vite.
C’est dans les crises que s’observent les avances prises entre entreprises d’un même secteur. Comment expliquez-vous cette double avancée de L’Oréal, à la fois sur le digital et sur les marques de skincare médical?
Nous pouvons tous être redevable de notre PDG, Jean-Paul Agon -qui cédera la Direction Générale à Nicolas Hieronimus au 1er mai et deviendra alors Président du Conseil d’Administration- d’avoir eu le feeling il y a 10 ans de cette transition, un feeling qui a sauvé le Groupe L’Oréal, car autrement nous n’en serions pas là.
Je suis fière de ce qu’ont accompli les équipes, incroyablement fière, mais c’est néanmoins dix ans de travail et aussi la vision d’un patron et de Lubomira Rochet qui ont eu un vrai rôle à jouer dans cette crise. Quand à la diversification du Groupe entre makeup, parfum, skincare et la montée en puissance de Cosmétique Active et de la santé, nous les devons là aussi à quelques leaders d’exception, Jean-Paul Agon, Nicolas Hieronimus, Lubomira Rocher, Brigitte Liberman, qui a dirigé la Division Cosmétique Active pendant 16 ans, et Jean-Claude Legrand. Ce sont ces personnes-là qui ont été des visionnaires, il y a dix ans.
Si nous nous replaçons au 17 mars 2020, vous êtes Global Chief Digital Officer d’une division du groupe L’Oréal et la fermeture généralisée des points de vente est décrétée du jour au lendemain en France (suivi ou précédé par les autres pays). Que vous êtes-vous dit ce jour-là?
Oh zut, mes vacances ! C’était juste la semaine de mes congés. [Rire]. Plus sérieusement, notre spécificité, c’est que les pharmacies dans lesquelles nous sommes vendus sont restées ouvertes. Mais qui avait envie de s’y rendre? Donc les conséquences étaient les mêmes.
La première question que nous nous sommes posée: comment rassurer nos clients et répondre à leur besoin de base, qui était d’être certain, lorsqu’ils voulaient un produit, de le trouver et d’être livré chez eux? Nous devions nous assurer d’avoir les produits et de pouvoir les livrer. C’est très basique, mais parfois les choses les plus basiques sont essentielles. Beaucoup de nos concurrents avaient des ruptures de stock.
Deuxième sujet, créer un relationnel avec nos clients, les accompagner émotionnellement -lorsque nous nous sommes tous retrouvés chez nous- en leur donnant du contenu de type « edutainment », combinaison d’éducation et de loisir : expliquer comment mieux se laver les mains, comment porter un masque, quelles routines pour protéger sa peau, comment lutter contre l’acnée liée au masque, la fameuse maskné ? Donc éduquer, divertir et rassurer du fait que nous étions toujours présents et que nous pourrions toujours les livrer. Rappelez-vous du pic d’achats sur les produits de première nécessité comme les savons.
Ensuite fédérer et être là pour nos communautés, notamment les professionnels de santé. Nous avons aussi souhaité valoriser les médecins et les infirmières. En Chine, une campagne entière a été réalisée avec des infirmières. Et à des consommateurs qui s’alarment sur les réseaux sociaux de leurs problèmes de peau, nous leur avons envoyé des échantillons produits pour les aider à vaincre les allergies. Nous avons vraiment essayé d’être là pour nos communautés.
Enfin, durant toute cette période, l’important était d’être là pour nos équipes. L’Oréal a tenu le cap avec une stratégie agile et très claire dès le début, qui les a rassurés. Je pense particulièrement à tous nos Derm Advisors et nos représentants Beauté en pharmacie, qui sont des indépendants. Ils n’ont pas eu à se demander comment ils allaient finir leurs fins de mois. Nous les avons transformés en agents digitaux pour aider nos clients qui voulaient acheter en ligne.
À partir de mars, il vous revient, à vous et vos équipes au digital, de « délivrer ».
Marie Sermadiras : Oui, et là je remercie toutes mes équipes pour leur engagement exceptionnel. Pour ma part, je suis entrée dans une sorte de tunnel de mars à août. Iincapable de m’arrêter une journée, il n’y avait tout simplement pas le temps ! Énormément de sujets à trancher : nos Livestream sont-ils bien faits ? Sommes-nous présents sur tous les sites de vente ? Devons-nous suspendre nos investissements médias ? Beaucoup de nos concurrents l’ont fait, nous avons pris le parti de ne pas le faire et c’est une chance, car en digital, les effets sont à long terme et les coups d’accélérateurs et de freins ne sont jamais bons pour l’algorithme… Nous avons fait en quelques mois ce qui aurait pris des années à faire passer à des managers qui croyaient moins au digital.
Digitaliser les visites médicales
Une des clés du succès : notre relation digitalisée avec les médecins.
Et la relation unique tissée par les marques avec les professionnels de santé, comment la poursuivre dans un tel contexte? D’ailleurs, avaient-ils encore le temps de vous écouter?
Marie Sermadiras : Nous avons mis en place trois actions vis-à-vis des médecins : nous avons digitalisé notre manière de parler avec eux, nous avons digitalisé nos grands Congrès et Symposium annuels et nous les avons aidés à passer au digital.
Donc tout d’abord, nous avons mis en place des programmes digitaux pour s’adresser aux médecins que nous visitions régulièrement – en instaurant notamment des visites médicales en visio. Ensuite, nous avons développé des e-congrès, pour perpétuer ce lien, animer cette communauté et les médecins nous en sont reconnaissants car ils ont découvert que des symposiums virtuels étaient possible. Enfin, et je crois que là aussi, nous avons pris une grande avance par rapport au marché, c’est que nous avons aidé les médecins à faire ce même travail de digitalisation auprès de leurs clientèles.
L’Oréal? N’ont-ils pas vu cela comme une démarche mercantile?
Vous savez, un médecin a aussi besoin d’augmenter son reach et de toucher plus de patients ! Donc nous avons aidé les médecins à avoir plus de voix via les réseaux sociaux, nous leur avons organisé des formations pour parler directement à leurs consommateurs, via des Live Streaming par exemple, et nous les avons fait travaillé avec des influenceurs, pour apprendre des influenceurs, mais aussi pour qu’ils forment les influenceurs à mieux éduquer leurs followers.
Tout ce que nous faisions dans la vraie vie, nous l’avons juste passé au digital.
À l’avenir, pensez-vous que ces webinars et symposiums virtuels remplaceront les congrès médicaux?
Je ne crois pas au tout-virtuel, je crois qu’il y aura à nouveau des congrès en physique. Mais une partie va rester virtuelle, avec l’avantage de pouvoir rassembler des personnes du monde entier.
Et vous-même, en tant que Cosmétique Active, quels avantages retirez-vous de toutes ces actions? Car on ne s’improvise pas créateur de e-Congrès du jour au lendemain!
Aujourd’hui pour gagner des parts de marché, il faut être dans l’éducation. Or de plus en plus de marques de cosmétique jouent sur les codes de la dermato, du médical, sans pour autant investir autant en R&D aux cotés des médecins. Le fait de montrer que nous sommes prescrits par le corps médical, que ce soit un médecin, une infirmière, un pharmacien, est essentiel et il n’y a rien de mieux à faire pour nous, marque, que de nous taire un peu, et de les faire parler. Nous avons juste à transposer ce qui se passe dans la vraie vie, en ligne.
Parlons égéries ! Le Groupe L’Oréal est un modèle – et un pionnier – pour l’accueil fait au fil des décennies à une centaine d’égéries et ambassadrices – de Jane Fonda à Cindy Bruna- au sein de la maison. Mais les réseaux sociaux ont un peu changé la donne. Comment les marques de votre Division – La Roche-Posay, Vichy, SkinCeuticals, Roger&Gallet, Sanoflore et CeraVe – travaillent-elles leur influence sur les réseaux sociaux?
Au global, L’Oréal a toujours été très bon dans la partie TOP influenceurs. Depuis 2-3 ans, nous essayons d’avoir une approche plus pyramidale de l’influence, car les TOP influenceurs sont des personnes qui inspirent mais qui n’engagent pas nécessairement.
Chez Cosmétique Active, nous descendons cette pyramide d’influence vers les Skin Intellectuals, des personnes qui ont peut-être moins de reach, mais plus d’engagement, et vers des personnes comme vous et moi, en les faisant parler de leurs problèmes de peau. Nous avons tous des problèmes et nous ne devons pas en avoir honte ! Donc une approche très diversifiée d’influence qui depuis deux ans a fait ses preuves.
Du drugstore à TikTok: comment Cerave, crée il y a 15 ans, est devenu la coqueluche des ados sur les réseaux sociaux?
Et parlez-nous de CeraVe ! « This brand is really in fire » s’exclama Jean-Paul Agon lors d’une réunion d’analystes financiers en octobre dernier. Comment cette marque au nom difficile à prononcer et à l’austère packaging est-elle devenue la coqueluche des adolescents sur TikTok?
[NDLR : CeraVe a enregistré une hausse de 82 % de ses ventes à périmètre constant au cours des neuf premiers mois de 2020 et a terminé l’année 2020 autour de 600 million de dollars de chiffre d’affaires.]La clé du succès, c’est que CeraVe est une petite marque qui a une super équipe de dirigeants et en particulier un super CDO, Adam Kornblum, très entrepreneur dans l’âme. Il a commencé tout simplement en faisant du social listening. Il s’est rendu compte qu’il y avait des personnes – plus ou moins connues – qui parlaient de la marque et il est rentré dans les conversations, sur Twitter puis sur TikTok. En général, sur les centaines de conversations dans lesquelles on s’intègre, il y en a une ou deux où le buzz prend. Et dans le cas de CeraVe, les bases étaient très solides : une marque prescrite par les dermatologistes aux Etats-Unis, donc très rassurante, trouvable partout sur les sites e-commerce et avec un mix d’influenceurs qui sont venus mettre leur petite étincelle dessus. Ce sera certainement la prochaine marque à atteindre le milliard de dollars de chiffre d’affaires chez L’Oréal.
Ce type d’approche signe-t-il la fin des égéries dont nous parlions?
C’est un cas d’école. C’est un mix d’engouement organique d’une population pour la marque, qui est nourri par un dialogue authentique de la part de la marque, assorti à des TOP influencers, comme le Skin-care Expert Hyram Yarbro, à des Doctor influencers ayant un nombre impressionnant de followers sur les réseaux sociaux, et à des stars de la TV Reality. Toutes ces personnes interagissent ensemble et font des duos, et c’est ce qui fait que cela prend, plutôt qu’une égérie. Et ce qui est magique, c’est que l’influence est internationale, même si la marque est née aux Etats-Unis.
Quels changements survenus durant la pandémie vont perdurer sur le secteur du skincare?
Le Covid-19 est un accélérateur. Je ne crois pas à un nouveau normal, nous allons revenir au monde d’avant, mais avec une accélération des nouvelles tendances :
- Une relation directe entre le consommateur et la marque, et le digital est un des modes d’expression de ce phénomène.
- Une responsabilisation globale sur le skincare, avec d’une part, la sécurité – la santé n’est pas un acquIs, et nous n’avons plus envie de nous mettre n’importe quoi sur le visage – et d’autre part la performance du skincare comme une nouvelle manière de s’embellir. Le skincare est le new makeup.
- Et la personnalisation, même si elle n’est pas liée au Covid.
Et plus globalement dans le Commerce, y a-t-il une chose qui vous enthousiasme particulièrement?
Le flou.
Le flou ?! Vous, une personne aussi précise et carrée que vous?
Au début de ma vie professionnelle, on opposait le monde online au monde offline, les pure players aux e-retailers. La crise est venue « casser » ces silos. Il y a de moins en moins de frontières entre les plateformes e-commerce et les réseaux sociaux, entre les influenceurs et les médecins qui sont sur les réseaux sociaux.
De même pour les marques Cosmétique Active, tout en gardant leur esprit pionnier, elles ne se vendent plus uniquement en pharmacie. Et jamais une marque médicale n’aurait pu être sur TikTok – ou son équivalent – il y a cinq ans. Tout se floute. Autant je n’aime pas le flou dans mes relations humaines, autant je trouve ceci très intéressant dans les modèles business. Cela complexifie mais beaucoup d’opportunités vont naître de ce floutage.
Une ex-startupeuse reconvertie dans le digital corporate
Parlons maintenant de votre vie d’avant, celle de startupeuse. Vous êtes une de nos entreprises françaises “role model” : en 2012, à 22 ans, vous co-créez, avec votre camarade d’HEC Paris Mallorie Sia, votre startup Zen Soon sur une idée géniale et novatrice à l’époque en France : permettre de réserver en ligne des prestations de beauté. Votre société est revendue en 2015 au groupe japonais Recruit, lui-même propriétaire de la plateforme Wahanda (Treatwell), un poids lourd de la réservation de soins de beauté, qui vous demande de rester pour en assurer la direction générale. Comment tout a démarré?
Marie Sermadiras : Tout est né d’un besoin personnel : je veux réserver un salon de coiffure et je constate que c’est difficile. Mallorie et moi avions fait des stages en finance, mais nous cherchions autre chose, apporter notre petite contribution au monde. Durant notre master entrepreneuriat d’HEC, nous nous sommes lancées dans l’aventure, comme un projet d’étude de deux amies, en réunissant nos petites économies et en contractant un emprunt étudiant. Pendant un an, nous avons enfourché notre mobylette et nous avons fait du porte-à-porte auprès des coiffeurs et salons de beauté, nous avons développé la marketplace et nous nous sommes engagées en 2013 dans une levée de fond de 325.000 euros auprès de business angels, dont Denis Fayolle , co-fondateur de LaFourchette.com. Il a été un accélérateur d’une force inouïe.
Que vous a apporté précisément cette première levée de fond?
De la crédibilité. Avec Denis Fayolle à bord, les personnes nous ont cru, elles ne nous voyaient plus comme deux fofolles de 22 ans. Et Denis nous a formé au web-marketing. On n’apprend pas la complexité du business à l’école.
Nous avons développé toute la partie BTC, en cherchant non pas la rentabilité mais la “ jolie courbe de traction”. Nous avons grossi pendant un an, de 30 à 40 % par mois, et nous nous sommes alors engagées dans une nouvelle levée de 5 millions d’euros.
C’est à ce moment-là, que nous avons reçu une proposition d’achat de notre concurrent en Angleterre. Dans ces cas-là, la question de tout entrepreneur est celle du prix. Pas encore rentable, quelle est la valeur que nous sommes prêtes à lâcher, et quel est le potentiel de la startup pour l’acquéreur?
Au bout de 5 mois de tractations intenses et une excellente offre de rachat de leur part, alors que nous étions sur le point de vendre, à 25 ans… notre potentiel acquéreur se retire. Là, nous réalisons que nous sommes sur le point de tout perdre.
Il faut des nerfs solides pour être entrepreneur…
Peu d’entrepreneurs le disent, mais quand on est entrepreneur, le moment où l’on se met le plus en risque pour réussir, c’est aussi le moment où tout peut basculer… Comme au tennis, c’est la balle qui rebondit d’un côté ou de l’autre du filet.
Qu’avez-vous fait?
Nous avons compris que nos potentiels acquéreurs se faisaient eux-mêmes racheter. Nous sommes allés voir le groupe en question, le Japonais Recruit, qui a poursuivi le deal jusqu’à notre achat. Lorsque nous avons vendu la société, nous étions 3 salariés et quelques stagiaires. Six mois après, nous étions 60 salariés, et nous étions passées de quelques centaines de milliers d’euros à une dizaine de millions d’euros de chiffre d’affaires.
Le groupe japonais vous a alors demandé de rester
Nos acquéreurs avaient compris que nous étions très bons du point de vue opérationnel, mais il fallait leur prouver que nous étions aussi de vrais chefs d’entreprise. Ils avaient des doutes … il faut dire que nous n’avions que 25 ans à l’époque!Mon objectif personnel a donc été d’être un leader, mais pas un leader opérationnel, les mains dans le cambouis. un leader qui construit la stratégie avec le groupe et la met en musique en France.
Nous avons fait 500 % de croissance par an pendant 3 ans. Au bout de trois ans et demi, le bébé étant un jeune adolescent, il n’était pas question pour moi de m’accrocher.
Crise de la quarantaine à 28 ans
Et là, que faites-vous ?
Une crise de la quarantaine avant l’âge… J’ai des ambitions assez fortes, car j’ai eu un job de rêve, mais que faire ? Je ne me sens pas capable de repartir entrepreneur. Prendre mon temps et profiter? ?J’aime trop travailler ! Investisseur ? J’aime trop être dans le faire ! C’est alors que L’Oréal m’a contacté. Mais pour moi, L’Oréal, c’était « Le diable s’habille en Prada »…
Aussi surprenant soit-il, Marie Sermadiras se définit comme un « garçon manqué ». Elle qui avoue se maquiller rarement,considérait l’Oréal, à l’époque, comme un monde corporate, très politique, et surtout très éloigné de ce qu’elle venait de vivre, et de qui elle est vraiment.
Pourtant, Jean Claude Le Grand, Directeur Général des Relations Humaines du Groupe L’Oréal et Membre du Comité Exécutif, la voulait vraiment dans le groupe. Comment s’y est-il pris ? Avec une finesse extrême. Tout d’abord ce grand DRH précise à la jeune entrepreneuse qu’on ne parle pas de job, mais il l’invite à rencontrer plusieurs membres du Comité Exécutif du Groupe L’Oréal. Elle s’en étonne un peu sur le moment…
Marie Sermandiras : « Puis les discussions se sont arrétées là, après une proposition de poste qui ne m’a pas convaincue ».
Quelques mois après, Jean Claude Le Grand rappelle Marie : « J’ai le job qu’il te faut, Chief Digital Officer de la Division Cosmétique Active ! ». S’ensuivent des journées de doute “ Je suis entrepreneur dans le digital, pas une experte du digital “ , limite syndrome de l’imposteur, jusqu’au moment où l’époux de Marie, Stéphane Houdet, lui dit « Tu ne te poses pas de questions, tu y vas ».
A 29 ans à peine, Marie Sermadiras rentre chez L’ORÉAL.
Les six premiers mois sont compliqués – être partout la plus jeune, un parcours peu compréhensible vu de l’intérieur, une personnalité la moins politique – au sens influence – du monde, Jusqu’à ce que les premières victoires arrivent.
Marie Sermadiras : J’adore le Groupe, les rencontres que j’y ai faites et j’ai reçu un formidable soutien. Certes, L’Oréal n’est pas une startup, mais il existe un esprit PME. Le Top Management est très entrepreneur dans l’âme. Ils ont envoyé un message en interne en me recrutant : on peut être entrepreneur et travailler chez L’Oréal !
Trois conseils aux early stage
Revenons à votre première levée.. En 2013, les fonds investis dans les startups françaises n’étaient pas aux hauteurs actuelles. Qu’avez-vous envie de dire, aux entrepreneurs seed stage qui travaillent à leur première levée de fonds?
- Think bigger. Ce sont les mots gravés sur un mug que nous a offert Denis Fayolle à l’époque. On renvoie l’image que l’on a envie de renvoyer. Si l’on vise un million, on va avoir les financements d’une société qui va faire un million. Si on a envie de grand, il faut voir grand, sans chercher à faire avec des bouts de ficelle. Être frugal est nécessaire, mais pas trop….
- Croire en sa chance. La chance vient avec le travail, bien-sûr, mais aussi parce que, à force d’enfoncer des portes, il y en a bien une qui va mener à quelque chose. Donc enfoncer le plus de portes possibles, croire à sa bonne étoile, ne pas avoir peur.
- Et enfin, le travail. Je suis une acharnée du boulot. Ce n’est pas tant l’intelligence qui joue, mais le travail. Quand on travaille deux fois plus, cela aide.
Pour moi, l’entrepreneur reste entrepreneur dans tout ce qu’il fait.
Vous avez toujours gardé un pied dans l’écosystème des start-ups en accompagnant des entrepreneurs tant d’un point de vue financier qu’en termes de coaching. Est-on un « entrepreneur pour la vie »?
Oui, mon coeur et mes tripes seront toujours entrepreneurs, ma manière de réfléchir est entrepreneur. Chez L’Oréal, je me considère comme entrepreneur, à contre-courant parfois, mais cela a été compris et je pense apporter cela à L’Oréal. Être entrepreneur est une mentalité assez globale, qui transparaît aussi dans nos vies personnelles.
Quand nous voyageons avec mon mari, je reste entrepreneur. Je recherche “ le frisson raisonné” que m’apportent l’alpinisme, l’équitation, la plongée, la moto et maintenant le para-moteur. Pour moi, l’entrepreneur reste entrepreneur dans tout ce qu’il fait.
Le para-moteur ?!
Oui, je n’ai pas encore mon brevet mais je m’y emploie… [Rire]. Entrepreneur aussi dans le choix de mon mari ! Lorsque tout le monde me voyait avec un banquier d’affaires ou un avocat, je suis allée chercher un ancien véto, qui devient champion mondial de tennis aux Jeux paralympiques. Je ne regarde pas le regard des autres, j’avance tout droit et le côté passionné l’emporte sur le choix rationnel classique de ce que la société nous demande de faire.
Et la question que tout le monde se pose : comment arrivez-vous à tout concilier avec, comme nous venons de le voir, un job international excessivement exigeant, votre implication forte auprès de startups, une vie personnelle bien remplie. Avez-vous une recette?
Une recette ? Pas de recettes ! Chacun a sa définition de son équilibre Vie Pro, Vie Perso, et le mien ne correspondrait peut-être pas à d’autres. Ma clé est de ne pas perdre mon temps et d’avoir une vie certainement deux fois plus chargée que beaucoup d’autres : je dors moins – et je pense que c’est juste une habitude que tout le monde peut prendre – je ne regarde pas des séries tout le week-end et Je suis dans l’efficacité maximale.
J’ai également la chance d’avoir des personnes qui me soutiennent, des amis qui savent qu’on ne peut pas se voir toutes les semaines, un mari qui accepte qu’à 19h, le dîner ne soit pas prêt … C’est toute cette combinaison qui fait que cela marche. Et je suis une machine d’organisation. Ma vie personnelle est aussi organisée que ma vie professionnelle !
Vous avez toujours aimé travailler?
En fait, l’anti-travail que j’étais quand j’étais jeune – surtout ne pas être une polarde ! – est devenue une acharnée du travail. C’est le travail qui me porte, chaque jour me dire que j’apprend quelque chose de nouveau Et quand on est entrepreneur et que l’on veut réussir, il faut bosser. D’ailleurs il ne s’agit pas uniquement de “faire des Près », c’est beaucoup rencontrer des personnes, sortir, s’enrichir, et penser tout le temps au travail. D’ailleurs quand le côté passionné l’emporte, est-ce du travail ou du perso ? Là aussi, c’est flou !
Pour aller plus loin:
Marie Sarmadiras sur Linkedin, Instagram.
Perspectives de L’Oréal par Jean-Paul Agon et Nicolas Hieronimus.(Vidéo- Mars 2021)
L’experte:
Laurence Faguer est une marketeuse et entrepreneuse « go-between » France et USA, fondatrice de Customer Insight.
A la demande d’entreprises françaises, elle repère en personne les innovations en Digital, Mobile et Retail aux Etats-Unis, avant qu’elles ne soient connues en France, puis les aide à transposer avec succès ces stratégies ayant fait leur preuve aux U.S.
Laurence est l’une des expertes retail et beautytech de FrenchWeb, vous pouvez régulièrement retrouver ses analyses, et interview sur Decode Retail.