[Tribune] Lettre ouverte aux décacornes et centaures de demain
Par Yann Lechelle, CEO de Scaleway, fournisseur de cloud français
Alors que France Digitale fête ses 10 ans, une lettre ouverte s’adressant à l’écosystème startup au sens large s’impose. 65% des startups se sentent trop dépendantes des GAFAM. Mais ce n’est pas une fatalité. Chaque entrepreneur et CTO a le pouvoir de changer la donne, en faisant les bons choix dès aujourd’hui.
Inspiré par le succès de nos plus belles licornes, de BackMarket à Alan, de Mirakl à Doctolib, de Sorare à Qonto, tu t’apprêtes – je me permets le tutoiement d’usage dans l’industrie – ami entrepreneur, à te lancer dans la plus palpitante des aventures : monter ta startup dans un pays qui, depuis plus de 5 ans, n’a jamais autant investi pour accélérer la création d’entreprises technologiques.
Or aujourd’hui, c’est la crise. Mais le défi sera palpitant. Contrairement à l’an 2000, suite à l’éclatement de la bulle internet 1.0, cette fois-ci tu pourras compter sur le soutien du gouvernement qui, à l’image de Bruno Le Maire cet été, s’est fixé une feuille de route ambitieuse : atteindre la création de 10 décacornes en France, à l’horizon 2030.
Le dernier Baromètre de la performance économique et sociale des startups du numérique en France, réalisé par Ernst & Young pour France Digitale, peut te donner toutes les raisons d’être optimiste : en 2021, les levées de fonds ont enregistré un nouveau record, avec un montant moyen levé par startup depuis leur création de près de 32 millions d’euros, contre 18 millions d’euros en 2020. Selon ce baromètre, malgré la conjoncture, les startups poursuivent leur croissance et continuent à accroître leurs revenus.
En lançant nativement ton activité sur le cloud, tu fais le bon choix : gage d’agilité, de développement dynamique, le recours au cloud public te permettra de te concentrer sur ton coeur d’activité, sans t’occuper de ce qu’il se passe “sous le capot” (gestion de l’infrastructure IT). Choisir le cloud dès ton démarrage, c’est aussi une garantie de pouvoir plus facilement passer à l’échelle, lorsque ton activité décollera.
Le cloud, une évidence: mais quel(s) fournisseur(s) choisir ? C’est là que les choses peuvent rapidement se corser. Car tu seras confronté à de nombreux mythes, visant à orienter tes choix techniques et commerciaux. Tu seras tenté de succomber à la “technique de la première piqûre” — référence aux fameux crédits cloud gratuits généreusement offerts à tous les fondateurs de startups dans la tech. Cette abondance “d’argent magique” te donnera l’illusion de pouvoir construire et développer sans frais et sans fin, une architecture IT à nulle autre pareil.
Une telle illusion te fera négliger la dépendance, incidemment créée, à l’égard d’un unique fournisseur — dépendance à l’égard des GAFAM encore ressentie aujourd’hui par 65 % des startups françaises, si l’on en croit le baromètre EY. Cette pratique d’achat peu recommandable est susceptible de mettre en péril la résilience numérique de ton entreprise. Il s’agit d’une illusion, qui te fera oublier le vrai coût à supporter quand cette gratuité prendra fin, sans retour en arrière possible. Tu découvriras peut-être alors l’ampleur des frais d’extraction de données (“egress fees”) qui te lieront contre toute logique, ad vitam eternam, à ton fournisseur de cloud. La Chambre des Représentants américaine, l’autorité japonaise de la concurrence tout comme ses interlocutrices néerlandaises et françaises ou encore la Commission européenne, s’intéressent d’ailleurs de près aux effets pervers de ces pratiques, déjà subies par des générations d’entrepreneurs avant toi.
Tu entendras aussi partout que les acteurs cloud français et européens ne sont “pas à la hauteur”, accusent un “retard irrattrapable” par rapport à leurs concurrents américains, de “classe mondiale”, eux : arguments savamment entretenus par le génie marketing des géants du numérique – pourtant largement démentis par les faits.
Face aux trillions de dollars d’investissements consentis par les big techs pour se déployer mondialement, on te rétorquera par exemple que les acteurs européens du cloud n’ont pas les reins solides. Sois rassuré : collectivement, c’est à coup de milliards d’euros d’investissements cumulés que des entreprises comme OVHcloud, Outscale ou Scaleway — têtes de proue de tout un tissu de PME et d’ETI du cloud, et déjà centaures pour certaines ! — innovent au quotidien depuis plus de 20 ans. Malgré une concurrence effrénée, ces entreprises françaises développent des offres ultra compétitives à la pointe de la technologie, à destination des “cloud natives”.
Cerise sur le gâteau, même si cela paraît encore anecdotique aux yeux de beaucoup de développeurs, ces offres apporteront, à toi et à tes clients, les plus hautes garanties d’indépendance technologique et de respect des législations européennes en matière de protection des données. Autrement dit, contrairement aux données stockées par des acteurs cloud américains, il n’y a aucun risque qu’un juge américain puisse accéder à celles sur des clouds européens.
On te persuadera enfin que les acteurs européens du cloud ne sont pas au niveau, en comparant la profondeur de leurs catalogues de produits. Oui, les acteurs européens ne proposent pas aujourd’hui un niveau de fonctionnalités aussi élaboré que leurs concurrents américains. Et alors ? En réalité, 20 % du catalogue d’Amazon Web Services — qui fournit 75 % des startups du Next 40 —, suffiront aujourd’hui à satisfaire 80 % de tes besoins, d’ordre purement commoditaire.
Entre mysticisme et rationalité, mirages financiers de court-terme et impératif de résilience sur le long-terme : te voilà dorénavant à la croisée des chemins pour procéder à un choix éclairé, en matière de cloud(s) — en ligne avec les valeurs et la recherche d’impact qui guident ton action d’entrepreneur au jour le jour.
En ces temps de budgets resserrés et rationalisation à tout va, ce choix va se révéler plus critique que jamais. Le fournisseur cloud qui semble immédiatement répondre à tes besoins mais qui finira par t’obliger à utiliser des services superflus pendant trop longtemps ? Ou celui qui te laisse la liberté d’utiliser uniquement ce qu’il te faut, et d’en ajouter ou en enlever quand il le faut ? C’est là où réside le vrai enjeu d’une croissance pérenne : une croissance choisie selon ses propres termes, non pas selon des conditions imposées, que tu ne découvriras qu’une fois qu’il sera trop tard. A toi de choisir.
Et jouons collectif !