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Débrief du sommet de l’action sur l’IA avec Yann Lechelle: l’Europe face à ses contradictions

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Le sommet sur l’action pour l’intelligence artificielle a confirmé ce que nombre d’observateurs anticipaient: les États-Unis dominent largement la course à l’IA, la Chine avance à son propre rythme avec une approche centralisée, et l’Europe, bien que présente, peine encore à structurer une réponse cohérente face à ces puissances. Derrière les discours et les engagements financiers annoncés, les tensions se dessinent nettement, et le risque de voir l’Europe rester un simple marché captif des innovations venues d’ailleurs se fait de plus en plus tangible.

Pour en parler nous recevons cette semaine dans le CLUB FRENCHWEB en partenariat avec CanalChat, Yann Lechelle, CEO de Probabl une startup qui se présente comme “à mission de souveraineté industrielle et numérique” et spinoff de l’Inria.

L’hégémonie américaine, une réalité incontestée

Le sommet pour l’action sur l’IA a révélé une hyper-concentration des ressources et des innovations IA aux États-Unis. OpenAI, Google DeepMind, Anthropic et NVIDIA façonnent l’ensemble du secteur, bénéficiant d’un flux financier sans précédent et d’une adoption massive de leurs solutions à travers le monde. 109 milliards de dollars ont été annoncés pour accélérer encore leur avance, tandis que l’Europe, avec ses 200 milliards évoqués, reste hésitante sur la répartition et l’utilisation de ces fonds.

Le modèle américain repose sur une intégration totale des innovations dans un écosystème structuré. Les startups IA sont financées, absorbées par des géants technologiques, puis intégrées dans des offres cloud et diffusées mondialement en un temps record. Ce dynamisme, conjugué à une force de frappe financière considérable, confère aux États-Unis une avance difficile à rattraper. L’Europe, en revanche, se perd entre ses arbitrages réglementaires et son incapacité à structurer une industrie compétitive à la hauteur des défis posés par cette nouvelle ère technologique.

L’Europe entre régulation et absence de vision industrielle

L’Europe, fidèle à sa tradition, cherche avant tout à réguler l’IA avant même d’en avoir structuré un marché compétitif. L’AI Act, en imposant des règles strictes sur la transparence des modèles, vise à encadrer les dérives potentielles de l’intelligence artificielle générative, notamment en matière de deepfakes et de manipulation des contenus. Si l’intention est louable, la mise en place de telles contraintes pourrait ralentir encore davantage l’essor de l’industrie IA européenne.

La question de la souveraineté technologique se pose avec une acuité particulière. L’Europe continue de dépendre massivement des infrastructures américaines, qu’il s’agisse des puces NVIDIA, des services cloud d’AWS et Azure ou des solutions propriétaires des GAFAM. Annoncer des investissements colossaux sans disposer d’une chaîne de valeur maîtrisée, de la fabrication des composants à la structuration d’alternatives logicielles, risque de profiter principalement aux acteurs déjà dominants.

Pour Yann Lechelle, la régulation seule ne suffira pas à créer une alternative crédible. L’Europe doit aller plus loin et déployer une véritable stratégie industrielle, en soutenant massivement ses propres acteurs technologiques. Actuellement, les grandes entreprises européennes continuent de privilégier des solutions américaines, reléguant les innovations locales à un rôle mineur.

Investissements massifs, indépendance illusoire ?

Les annonces de financements, aussi spectaculaires soient-elles, ne garantissent pas une indépendance technologique. Le problème réside dans l’utilisation réelle de ces fonds. Si l’objectif est simplement de construire davantage de data centers sans contrôle sur les puces, les logiciels et les infrastructures cloud, alors l’Europe ne fera que renforcer la position dominante des géants américains.

La question de la souveraineté se pose aussi dans le domaine des achats technologiques. Actuellement, seulement 1 % des dépenses IT des grandes entreprises françaises sont allouées à des solutions locales. Un chiffre dérisoire qui illustre le retard structurel du continent. À moins d’une réorientation forte des investissements vers des entreprises européennes, les montants injectés dans l’IA ne produiront qu’un effet marginal sur l’émergence d’une industrie compétitive.

L’enjeu est donc clair : financer l’innovation ne suffit pas, encore faut-il créer un marché intérieur capable d’absorber et de valoriser ces technologies. L’Europe ne peut plus se permettre de financer des infrastructures destinées à être exploitées par des entreprises étrangères.

Vers un protectionnisme technologique ?

Face à la puissance de feu américaine et au modèle centralisé chinois, Pour Yann Lechelle, l’Europe doit assumer une régulation plus offensive. L’idée d’un « Buy European Act », incitant les acteurs publics et privés à privilégier les technologies locales, pourrait constituer un levier efficace. Encore faudrait-il qu’il soit accompagné d’une transformation des pratiques d’achat des grandes entreprises européennes, qui restent largement dépendantes des solutions étrangères.

Imposer une transparence accrue aux fournisseurs de modèles IA serait également un moyen de rétablir une forme d’équilibre. Aujourd’hui, les GAFAM dominent grâce à des modèles dont les biais et les données d’entraînement restent opaques. Une exigence européenne en matière d’open source et de standards ouverts pourrait contraindre ces acteurs à une plus grande transparence et réduire leur avantage concurrentiel artificiel.

L’Europe, longtemps attachée à une vision libérale de la concurrence, doit désormais se poser la question d’un protectionnisme intelligent, sous peine de devenir un simple marché de consommation des innovations développées ailleurs.

Quelle place pour la France et ses startups IA ?

Si les géants américains captent l’essentiel des financements et des talents, certaines initiatives françaises cherchent à inverser la tendance. Mistral AI, bien que financée majoritairement par des fonds étrangers, représente une tentative de structurer une offre concurrente à OpenAI. Probabl, dirigée par Yann Lechelle, adopte une autre approche en misant sur l’open source pour proposer une alternative européenne en matière de machine learning.

Scikit-Learn, actif fondamental dans l’écosystème IA, a été massivement adopté au niveau mondial, mais n’a jamais été valorisé comme un levier économique pour la souveraineté européenne. Probabl ambitionne précisément de structurer un modèle hybride, où l’open source reste un outil accessible, mais avec des services et une valorisation commerciale permettant de bâtir un modèle économique solide.

Si ces solutions existent, elles restent encore minoritaires face aux géants du numérique. L’Europe doit désormais faire des choix stratégiques clairs et cesser d’hésiter entre une approche purement régulatrice et une ambition industrielle forte.

Un sommet révélateur d’un tournant stratégique

Le sommet sur l’IA a acté plusieurs réalités : les États-Unis dominent, la Chine suit sa propre trajectoire, et l’Europe hésite encore sur son positionnement. Face à cette situation, le choix est simple : continuer à réguler sans structurer un marché compétitif, ou adopter une politique industrielle offensive pour éviter une dépendance totale aux acteurs étrangers.

Yann Lechelle souligne l’urgence de décisions stratégiques audacieuses. Sans un engagement clair pour créer un marché intérieur de l’IA, l’Europe continuera d’être spectatrice d’une nouvelle ère technologique.

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