HARD RESET

N’anticipez pas qui va gagner, interrogez vous sur ce qui va changer

La plupart des décideurs passent trop de temps à scruter les mouvements de leurs concurrents et trop peu à comprendre les secousses du terrain sous leurs pieds. Ils cherchent à deviner qui remportera la prochaine manche, quand la vraie question est toute autre : et si les règles du jeu changeaient demain ?

Cette obsession du classement – des gagnants et des perdants – est un héritage d’un monde industriel où les marchés étaient stables, les positions acquises, et les cycles longs. Mais à l’ère des discontinuités technologiques, culturelles et climatiques, ce ne sont plus les joueurs qui dictent l’issue du jeu, mais la nature même du terrain.

Le rôle du stratège n’est pas de prédire qui triomphera des autres. Il est de détecter les vérités d’aujourd’hui qui deviendront fausses demain. Car c’est à cet endroit précis que naissent les opportunités les plus significatives – celles qui ne consistent pas à battre les autres, mais à rendre leur victoire obsolète.

Prenons l’exemple de l’automobile de luxe. Pendant des décennies, l’identité d’une marque comme Ferrari ou Lamborghini s’est enracinée dans le rugissement de ses moteurs. Ce son n’était pas qu’une signature technique, il incarnait un imaginaire, une puissance symbolique, une émotion. Mais que se passe-t-il lorsque cette bande-son disparaît ? Lorsque la propulsion électrique, silencieuse par essence, remplace l’explosion mécanique ?

Poser la question “que faire si les véhicules électriques gagnent ?” revient à s’inscrire dans une logique de concurrence. Poser la question “que devient le luxe automobile quand le son n’existe plus ?” ouvre un champ infiniment plus riche : celui de la redéfinition des codes, de la création de nouveaux référentiels émotionnels, sensoriels, identitaires.

Les meilleurs stratèges ne sacralisent rien. Ils ne pleurent pas la fin d’un monde ; ils modélisent le prochain. Leur lucidité ne vient pas d’un excès de données, mais d’une capacité rare à se détacher des catégories établies. Ils savent que toute entreprise, même dominante, reste à la merci des glissements culturels, des renversements technologiques, des mutations de valeurs.

C’est pourquoi la vraie question stratégique n’est jamais “qui va gagner ?” mais “quelles vérités sommes-nous en train d’abandonner sans le savoir ?”. Interroger le changement, c’est ne plus penser en termes de parts de marché, mais en termes de dynamiques culturelles, de récits collectifs, de désirs émergents.

Dans cette perspective, le concurrent n’est qu’un acteur secondaire. Ce n’est pas lui qu’il faut regarder, c’est le décor qui change tout autour. Et si vous parvenez à comprendre ce décor avant les autres, vous n’aurez plus besoin de les battre : ils ne joueront tout simplement plus au bon jeu. 

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