
Ce que le procès Meta révèle du modèle économique de l’attention
Le procès en cours entre la Federal Trade Commission (FTC) et Meta ne se résume pas à un débat sur la concentration économique. Il met en lumière une transformation plus profonde : l’asservissement progressif de l’utilisateur au service d’une logique publicitaire implacable.
Sheryl Sandberg, ancienne directrice des opérations de Meta, a été appelée à témoigner cette semaine dans le cadre du procès intenté par la FTC pour abus de position dominante. Elle a dû répondre d’un passé que Meta préfère reléguer au rang de success story : l’acquisition d’Instagram en 2012, puis de WhatsApp en 2014. La FTC estime aujourd’hui que ces rachats ont permis à l’entreprise de verrouiller le marché des réseaux sociaux et d’étouffer toute concurrence.
Mais au-delà des logiques de marché, c’est l’évolution de l’expérience utilisateur qui se retrouve sur le banc des accusés. Le cœur de l’argumentation de la FTC repose sur une observation simple : les utilisateurs n’ont pas quitté Instagram ou WhatsApp après ces acquisitions, non parce qu’ils étaient satisfaits, mais parce qu’ils n’avaient nulle part où aller.
L’inertie des utilisateurs, révélateur d’un monopole
Lors de son témoignage, Sandberg a été confrontée à une présentation du conseil d’administration de Meta datant de mars 2018, en pleine crise Cambridge Analytica. Le document interne révélait une baisse significative de l’indicateur de satisfaction utilisateur — mais aucune chute des indicateurs d’engagement. La FTC y voit la preuve d’un pouvoir monopolistique : un consommateur mécontent qui reste captif faute d’alternative.
Pour l’agence, c’est cette inertie qui a ouvert la voie à une détérioration délibérée de la qualité des services. Le procès ne vise pas à démontrer un effondrement de l’usage, mais une dégradation insidieuse de l’expérience : plus de publicités, une confidentialité réduite, et une plateforme de plus en plus orientée vers les besoins des annonceurs.
La monétisation, étape par étape
Meta n’a jamais caché sa stratégie : faire de ses plateformes des machines publicitaires de précision. En rachetant Instagram et WhatsApp, l’entreprise a élargi son périmètre de collecte de données comportementales, tout en renforçant sa dépendance à un modèle fondé sur la prédiction des intentions.
La FTC reproche notamment à Meta d’avoir modifié les règles du jeu après coup. WhatsApp, rachetée avec la promesse d’une confidentialité renforcée, a vu ses conditions d’utilisation évoluer. Des modifications majeures ont été imposées en 2016, puis en 2021, sans que les utilisateurs aient de véritable alternative. Pour la Commission, la concentration entre les mains de Meta a non seulement réduit la concurrence, mais a aussi privé les utilisateurs de choix véritablement éclairés.
Une logique d’extinction de la concurrence
Dans une communication interne de juillet 2011, Sandberg écrivait à propos de Google+ : « C’est la première fois que nous avons une vraie concurrence et que les consommateurs ont un vrai choix. » L’année suivante, dans un échange avec Mark Zuckerberg, elle ajoutait à propos de Google : « I would block Google. »
Ces éléments, présentés par la FTC, visent à démontrer que Meta a systématiquement cherché à neutraliser ses concurrents — non par supériorité technique, mais par asphyxie commerciale. Des pratiques publicitaires discriminantes, comme le refus de diffuser des annonces promouvant des services concurrents, font partie du dossier.
Les effets de réseau au service de l’opacité
Le procès révèle aussi comment l’économie de la surveillance prospère sur des effets de réseau rendus opaques. Plus les utilisateurs restent captifs, plus les données récoltées sont riches, et plus l’écosystème devient difficile à quitter. Cette captation alimente des algorithmes de plus en plus performants dans la prédiction des comportements, renforçant la dépendance et creusant l’écart avec d’éventuels challengers.
La FTC tente ainsi de renverser la logique longtemps défendue par Meta : celle d’un marché en perpétuelle compétition. Selon l’agence, le manque d’alternatives crédibles et la dégradation volontaire de la qualité sont les deux faces d’un même pouvoir dominant.
Au cœur du procès : la qualité sacrifiée pour la rentabilité
En filigrane, c’est une question plus large qui émerge : celle du lien entre concentration de marché et détérioration de l’intérêt utilisateur. Le modèle économique de Meta repose sur un compromis implicite : un accès gratuit en échange d’une monétisation intensive de l’attention et des données personnelles. Mais ce compromis n’en est plus un si les conditions d’utilisation changent unilatéralement et que les options de sortie disparaissent.
En poussant l’affaire devant les tribunaux, la FTC ne cherche pas seulement à casser deux acquisitions emblématiques. Elle remet en cause un modèle d’industrialisation de la vie privée, devenu hégémonique, et soutenu par une infrastructure de services devenue incontournable.
Ce procès n’est pas seulement celui de Meta, mais celui d’un système où la gratuité masque l’absence de choix, et où la croissance repose sur l’exploitation silencieuse des préférences, des relations et des habitudes. En ce sens, il interroge la soutenabilité même de l’économie de la surveillance. Je vous invite à lire à ce sujet mon HARD RESET, Et si on régulait les réseaux sociaux comme on a régulé le tabac ?