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A propos du rapport «Justice: faites entrer le numérique»

Par Florence G’sell, agrégée de droit privé et professeur à l’Université de Lorraine

L’Institut Montaigne a récemment publié un rapport intitulé «Justice: faites entrer le numérique». J’ai eu l’honneur de pouvoir contribuer à sa rédaction en qualité de membre du groupe de travail présidé par Guy Canivet. Je réponds ci-dessous à trois questions posées par l’Institut Montaigne. La version en anglais de ce texte se trouve sur le blog de l’Institut Montaigne (pour lire l’interview en anglais cliquez ici).

Quel est l’état des lieux pouvant servir de point de départ à une réflexion relative à la transition numérique dans le domaine de la justice?

S’il fallait dresser un état des lieux, celui-ci serait très certainement celui d’une crise profonde de l’institution judiciaire. Il est fréquemment relevé que les juridictions sont à la fois surchargées et sous-équipées, qu’elles souffrent d’un manque chronique de personnels, et que l’organisation actuelle du système judiciaire n’est pas adaptée.

La transition numérique en cours vient donc se greffer sur une situation déjà dégradée. Elle se manifeste non seulement par l’apparition et le développement de technologies de plus en plus sophistiquées (intelligence artificielle, blockchains…) qui vont conduire à une modification en profondeur du travail des juristes, mais aussi par la multiplication de «start-up du droit», les «Legaltechs», qui offrent des services innovants à destination des justiciables. Il apparaît désormais clairement que les services non proposés par les acteurs traditionnels, y compris l’Etat, seront, tôt ou tard offerts par les start-up pour peu qu’existe un modèle d’affaire viable. Par exemple, il n’est pas possible, à ce jour, pour un particulier, de saisir en ligne le tribunal d’instance. Une start-up, qui connaît un véritable succès, propose désormais ce service en ligne et se charge de délivrer elle-même les demandes au tribunal compétent. D’autres plateformes proposent des modalités de résolution des litiges en ligne, qu’il s’agisse de la médiation ou de l’arbitrage, en regroupant éventuellement les justiciables ayant souffert d’un même dommage. Pour la justice, l’enjeu est considérable si elle ne veut pas se trouver dépassée et délaissée.

Il est vrai que l’innovation technologique impose des défis difficiles. Les outils d’intelligence artificielle vont permettre d’automatiser de plus en plus de tâches répétitives, ce qui permettra de soulager les juges et les greffes. Pour autant, l’idée d’une «justice algorithmique» suscite beaucoup de réticences. Cette préoccupation rejoint les difficultés posées par ce que l’on appelle la «justice prédictive», soit la possibilité, grâce aux outils d’analyse des données de masse, d’élaborer des statistiques quant aux chances de succès d’une procédure. Si ces statistiques peuvent constituer un outil utile pour les juges et les avocats, il est permis de redouter leur influence sur les juges, qui pourraient être insensiblement amenés à se désintéresser des particularités des cas qu’ils ont à trancher.

Comment expliquer que le service public ait pris du retard et quel est le ressenti des justiciables à ce sujet?

La justice souffre, on le sait, d’un véritable manque de moyens matériels et humains. Il va très certainement falloir investir, former, recruter. Mais il faudra le faire en tenant véritablement compte des attentes des usagers du service public de la justice.

Dans le cadre des travaux du rapport Justice: faites entrer le numérique, une enquête de terrain a été menée auprès de particuliers ayant eu recours à la justice familiale dans le cadre d’un divorce et de dirigeants de PME ayant été confrontés à la justice commerciale. L’objectif était de mieux cerner leurs attentes et de recueillir leur point de vue sur le recours aux technologies (vidéoconférence, dématérialisation des procédures, justice prédictive). Il est apparu que les attentes des justiciables se structurent autour d’un certain nombre d’idées fortes: autorité, confiance, simplicité, loyauté, crédibilité, accessibilité, coût, temporalité, prévisibilité, humanité, praticabilité, efficience, effectivité et globalité. C’est à partir de ces impératifs qu’il convient d’envisager les réformes aujourd’hui nécessaires. Et le numérique peut précisément permettre de répondre à de telles attentes.

Quelles pistes d’action préconisez-vous pour intégrer les nouveaux outils technologiques? 

L’enjeu, aujourd’hui, pour la justice, va au-delà de la modernisation de l’équipement informatique existant. Le service public de la justice doit pleinement tirer profit des opportunités offertes par les avancées technologiques, de manière à offrir aux justiciables un service adapté et de qualité.

Ainsi, l’information et l’accueil du justiciable pourraient être très nettement améliorés par la mise en place de nouveaux outils d’intelligence artificielle. On pourrait, par exemple, imaginer qu’un «bot» donne en ligne, au justiciable, toutes sortes d’informations essentielles: juridiction compétente, droit applicable, chances de succès de telle ou telle demande… Il ne faudrait pas, à cet égard, se priver de l’incroyable apport des outils d’analyse des données de masse qui permettront, une fois l’Open Data des décisions de justice mis en œuvre, de disposer d’informations précieuses sur l’état de la jurisprudence. Il conviendra simplement de réfléchir à un usage raisonné et éthique de ces outils.

La saisine en ligne des juridictions devrait être généralisée en donnant, là encore, la possibilité au demandeur de bénéficier de l’assistance d’un robot pour rédiger sa demande, au moins dans les affaires où la représentation par avocat n’est pas obligatoire. Les demandes d’aide juridictionnelle pourraient être formées et traitées en ligne, grâce à une plateforme connectée aux autres services publics de l’Etat.

De même, la dématérialisation du procès par le traitement électronique des contentieux pourrait grandement améliorer l’efficacité et la rapidité du traitement des affaires, voire soulager les parties elles-mêmes qui pourraient, lorsque cela s’y prête, ne pas avoir à comparaître ou comparaître par visioconférence. La généralisation du recours à la visio-conférence serait, d’ailleurs, de nature à régler les problèmes posés, dans certaines régions, par l’éloignement territorial tout en conduisant à repenser l’accès à la justice et sa territorialité. Les débats judiciaires pourraient, en outre, être enregistrés et mis à la disposition des parties, voire du public. Sans doute pourrait-on, enfin, imaginer que des jugements directement exécutoires soient rendus à l’oral, dans la foulée d’audiences multimédia, et enregistrés sur un support remis aux parties.

Il conviendra, pour finir, d’être attentif à l’évolution de technologies très innovantes, comme les blockchains, de manière à pouvoir, le cas échéant, en tirer le meilleur parti. A ce jour, il existe des initiatives pour proposer des modes alternatifs de réglements des litiges en ligne permettant de rendre effectivement et automatiquement exécutoires sur une blockchain les accords ou les sentences arbitrales adoptés.

Bien évidemment, une stratégie aussi ambitieuse nécessitera une gouvernance adaptée. Le rapport recommande de confier le programme de modernisation de la justice à une autorité unique de haut niveau, qui prendra les décisions et mènera, le cas échéant, des expérimentations. Une direction «digitale» pourrait être créée au sein du ministère de la justice, qui aurait pour mission d’analyser les données de l’organisation judiciaire et de fournir à ses acteurs des indicateurs d’activité utiles. Enfin, un organe consultatif indépendant, regroupant des compétences variées devrait mener un dialogue continu avec les professionnels et les usagers de la justice, afin de suivre les évolutions technologiques et sociologiques du secteur.

Tout ceci supposera un engagement financier important dans le cadre d’un plan d’investissement sur le long terme, qui pourrait être adopté par une loi de programmation pluriannuelle pour la justice. Il faudra, dans tous les cas, augmenter la part des dépenses d’innovation dans le budget des dépenses informatiques du ministère de la Justice.

 

L’expert:

Florence G’sell (www.gsell.tech) est agrégée de droit privé et professeur à l’Université de Lorraine où elle enseigne principalement le droit des obligations, le droit des affaires et le droit comparé. Diplômée de Sciences Po Paris, où elle enseigne depuis plusieurs années, elle a commencé sa carrière dans la filiale américaine d’une banque française avant de rejoindre une compagnie d’assurance spécialisée dans la couverture des grands risques industriels, puis de choisir la voie universitaire. Ses recherches portent principalement sur le droit des affaires, le droit privé, les modes de règlement des litiges et les nouvelles technologies, qu’elle aborde de manière comparative, à la lumière des droits de Common Law, notamment le droit américain.

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