Arrêtez d’emmerder vos collaborateurs avec l’entrepreneuriat
Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)
C’est décidé, le thème de votre prochaine convention d’entreprise sera «Tous entrepreneurs!» On parlera de Google, Tesla, Facebook BlaBlaCar plus un chinois pour faire bonne mesure. Le responsable de votre Lab à San Francisco viendra parler des dernières innovations locales. On passera un film qui donnera « les six qualités du bon entrepreneur » avec une musique d’opéra-rock. Après un discours de clôture du chef qui, en substance, déclarera que ce n’est qu’une question de courage, la feuille de route sera claire.
Et puis rien ne se passera. Lundi matin, chacun retournera à son poste et la vie reprendra son cours. Tous entrepreneurs? dans tes rêves!
Je ne compte plus les conventions d’entreprises ou les réunions de Comex où l’ordre du jour est de rendre l’entreprise plus entrepreneuriale. Les collaborateurs sont bombardés de messages vantant la posture entrepreneuriale. Innovez! Entreprenez! Soyez courageux! Acceptez de faire des erreurs! Soyez comme Google!
Et plus ça va, plus je me sens mal à l’aise avec cet impératif. Selon moi, il pose trois problèmes.
- Premièrement, c’est une mauvaise prescription. Les entreprises ont certes tout intérêt à développer les postures entrepreneuriales, voire des entités entrepreneuriales pour améliorer leur capacité d’innovation. Mais imaginer que tout le monde doive devenir entrepreneur est une vue de l’esprit. Imaginer que tout le monde puisse le devenir également. La solution au problème de transformation d’entreprise n’est pas que tout le monde devienne entrepreneur.
- Deuxièmement, l’impératif entrepreneurial est contre-productif. Il n’est pas du tout dans l’intérêt de l’organisation que tout le monde devienne entrepreneur. Si vous fabriquez des camions ou des pizzas, la condition première de votre survie est la sortie de ces camions ou de ces pizzas en temps et en heure. Que tout le monde se mette à entreprendre et plus rien ne fonctionnera. Le ‘chaos créatif’ défendu par certains est sympa sur le papier, mais dans la réalité c’est la mort de l’entreprise. Et demander à un fabricant de pizzas de penser et agir comme Google n’est pas raisonnable; Google ne fabrique pas de pizzas.
Au secours, on va encore me demander d’être entrepreneur! (Source: Wikipedia)
Troisièmement, et surtout, l’impératif entrepreneurial est anxiogène et humiliant. Les collaborateurs sont déjà surchargés de travail et immergés dans les problèmes du quotidien, soumis à la pression du résultat. Et en plus vous leur demandez d’être entrepreneurs! C’est leur ajouter une pression considérable. Implicitement c’est leur dire qu’ils sont médiocres et qu’ils devraient être des super-héros. C’est nier leur identité et celle de l’organisation. C’est un acte de violence.
Une fausse vision de l’entrepreneuriat
La raison de cette dimension anxiogène tient en outre beaucoup à la façon dont on présente l’entrepreneuriat. Comme je l’observe souvent, on présente aux pauvres collaborateurs le visage de l’entrepreneur comme un super-héros créatif doté de pouvoirs magiques: capable d’entraîner les autres, aimant le risque, visionnaire, agile, au fait de la technologie, résilient, patient, courageux, persévérant, etc. N’en jetez plus! Au fur et à mesure que l’on égrène toutes ces qualités, on ajoute des pierres dans le sac que devront porter les collaborateurs lors de la grande course entrepreneuriale. Non seulement on leur renvoie une image de médiocrité – si je n’ai pas toutes ces qualités, je suis un médiocre – mais on place la barre tellement haut que l’échec est assuré avant-même d’avoir commencé.
Rien n’est plus absurde. La recherche a montré depuis longtemps que les entrepreneurs ne sont pas des super-héros dotés de pouvoirs magiques, mais des gens normaux ayant des qualités et des défauts, appliquant des principes simples regroupés sous le nom d’effectuation. Pour compenser un défaut ou une faiblesse, ils s’associent avec d’autres. Les grandes idées émergent d’un processus créatif; elles ne jaillissent pas d’un trait de génie. L’entrepreneuriat est une pratique du quotidien, pas une épopée homérique.
L’entrepreneuriat quand-même? Oui, mais différemment!
Il faut donc tout reprendre. Oui, le besoin de transformation est là. Il implique un changement non seulement de l’organisation mais de son mode de management. C’est un changement profond. Oui, l’entrepreneuriat est le moyen pour permettre cette transformation, parce que c’est est une façon de transformer le monde; il peut donc transformer l’organisation. Mais il ne pourra le faire qu’à condition d’opérer deux changements importants:
- Premier changement, le quoi: il ne faut pas exiger de chaque collaborateur qu’il devienne un entrepreneur mais plutôt l’aider à (re)devenir un acteur de son environnement; il ne s’agit pas d’avoir de l’entrepreneuriat partout, mais de s’inspirer de l’entrepreneuriat pour mieux manager et surtout pour remettre l’organisation en mouvement afin qu’elle se transforme progressivement. Il faut donc le mobiliser de façon totalement différente au sein de l’entreprise.
- Deuxième changement, le comment: il faut abandonner la conception super-héroïque de l’entrepreneuriat au profit d’une conception sociale: l’entrepreneuriat, ce sont des gens normaux qui s’associent avec d’autres pour faire des choses nouvelles et utiles et qui prennent plaisir à le faire. Pour ce faire, ils appliquent les principes décrits par l’effectuation. Ces principes sont simples et universels. Tout le monde peut les apprendre et les pratiquer en quelques minutes. Tout le monde peut même y prendre plaisir. La dimension anxiogène peut ainsi disparaître au profit d’une pratique toute simple: la vie.
L’enjeu est donc de remettre la vie au sein de l’organisation qui l’a expulsée à cause d’une conception cartésienne du management. C’est à cela que l’entrepreneuriat, s’il est bien compris, peut contribuer.
Pour en savoir plus sur l’effectuation, lire mon article introductif ici. Sur l’importance de remettre la vie au sein des organisations lire mon article Vive l’idiotie! Principe de vie à l’usage des entrepreneurs et des managers . Sur l’utilisation des principes de l’effectuation au sein de l’entreprise, lire mon article HBR écrit avec Béatrice Rousset: Comment transformer les grandes entreprises en s’inspirant des entrepreneurs.
Le contributeur:
Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.
Très bon papier. Dans le même thème, une bonne pratique consiste a recruter des jeunes entrepreneurs qui ont monté leur start up à la sortie de leurs études. Si leur start up ne décolle pas (C’est le destin de 90% d’entre elles), Ils arrivent alors sur le marché de l’emploi avec une expérience précieuse. Il faut néanmoins savoir les manager car ce sont souvent de gros caractères : donc la bride sur le coup plutôt que rênes courtes !
Un salarié reste en situation d’obéissance par son contrat de travail. Lui dire : fait ce que tu veux, soit entrepreneur, c’est du blabla managérial. Si il demande ensuite une augmentation ou une sixième semaine de congés payés, on renverra ce superbe intrapreneur à sa condition juridique de salarié. Entrepreneur, c’est le nouveau truc après leadership, pro-actif, motivé, engagé. C’est des gimmick pour essayer de distiller un esprit de responsabilité. Et donner l’envie à un salarié de gérer une problématique de A & Z, sans trop être écrasé par une organisation déresponsabilisante. Ce n’est pas en l’enjoignant d’être entrepreneur. C’est plus subtil. Plus difficile. C’est être un dirigeant. Peu y arrive vraiment.
Signé: un directeur, qui essaie, salarié, ancien entrepreneur, qui aime bien finalement être salarié, c’est plus serein.
Merci Philippe pour cette mise au point salutaire. J’ajouterai comme changement zéro : le pourquoi :-)
Amicalement,