
Brouillard numérique : comment l’IA redéfinit le Fog of War
Depuis que le général prussien Carl von Clausewitz a forgé le concept de brouillard de la guerre, les armées tentent de percer l’opacité inhérente aux conflits : désinformation, incertitude, chaos des perceptions. L’intelligence artificielle, en théorie, permettrait de dissiper ce brouillard en analysant des volumes massifs de données en temps réel, pour offrir une image claire et exploitable de la situation. En réalité, elle en modifie la nature — parfois pour l’éclaircir, souvent pour l’épaissir.
Le brouillard, cet ennemi stratégique permanent
Le Fog of War, c’est l’impossibilité de connaître parfaitement la situation opérationnelle : intentions ennemies, mouvements, fiabilité des informations, effets réels des actions. Cette incertitude crée une asymétrie d’information permanente que les belligérants tentent d’exploiter. Les armées modernes investissent massivement pour réduire cette zone d’ombre par l’imagerie, le renseignement d’origine électromagnétique (ROEM), le traitement massif de données — désormais enrichi par l’IA.
Mais à mesure que les capteurs se multiplient et que les flux explosent, le défi n’est plus de collecter l’information, mais de la comprendre. L’IA devient ainsi un outil indispensable pour filtrer, hiérarchiser, contextualiser… et parfois induire en erreur.
L’IA comme outil d’hyperperception
Dans les états-majors, l’IA transforme le renseignement en capacité d’anticipation. Analyse d’images satellite, détection de signaux faibles, modélisation des comportements ennemis : les machines peuvent croiser des données hétérogènes (visuelles, thermiques, acoustiques, textuelles) et générer des cartes de situation dynamique.
Objectif : réduire le délai entre détection, compréhension et action.
Le conflit en Ukraine en offre un exemple saisissant. Les armées utilisent désormais l’IA pour traiter en quelques secondes des flux vidéo issus de drones, repérer des anomalies, prédire des trajectoires, évaluer des concentrations de troupes. Ce traitement massif, rapide, donne un avantage tactique décisif : voir plus vite, comprendre plus tôt, agir avant l’ennemi.
Mais un brouillard peut en cacher un autre
Cette promesse de clarté est fragile. L’IA peut générer un brouillard d’un nouveau type : algorithmique, opaque, déroutant. Trois risques majeurs émergent :
- Surcharge d’informations mal hiérarchisées : l’IA produit des corrélations, mais pas nécessairement des conclusions stratégiques. Trop de données mal structurées peuvent paralyser l’action plutôt que l’éclairer.
- Faux signaux et hallucinations numériques : des IA mal entraînées, sur des données biaisées ou corrompues, peuvent produire des détections erronées. Cibler une zone sur la base d’une probabilité statistique de présence — et non d’une confirmation — constitue un changement radical de paradigme, dénoncé par plusieurs experts militaires.
- Manipulation du brouillard : l’IA ne sert pas qu’à voir. Elle peut aussi être utilisée pour induire l’ennemi en erreur. Créer des signatures thermiques fictives, fausser des images, injecter du bruit dans les systèmes adverses : les opérations de guerre cognitive et de guerre électronique intègrent désormais des IA offensives capables d’épaissir le brouillard côté adverse.
Quand la clarté devient vulnérabilité
Plus un système militaire repose sur une perception algorithmique du champ de bataille, plus il devient vulnérable à la falsification de cette perception. C’est la grande asymétrie révélée par les conflits récents : le brouillard peut être instrumentalisé par des acteurs peu technologiques, à faible coût, pour saturer ou désorienter des systèmes complexes.
Un simple essaim de drones, un faux signal radar, ou une campagne de désinformation ciblée peut suffire à provoquer des réactions automatiques ou à détourner l’attention d’un système de défense.
Le brouillard, autrefois subi, devient aujourd’hui une arme tactique délibérément construite.
L’IA peut voir, mais ne comprend pas
Le fantasme d’une « vision totale » du champ de bataille grâce à l’IA se heurte à une limite ontologique : la machine peut détecter, modéliser, projeter — mais elle ne comprend pas le sens politique, humain ou moral d’une action. Elle ne lit pas l’intention. Elle ne sent pas l’ambiguïté. Or, c’est souvent dans ces zones grises que se jouent les retournements stratégiques.
La capacité à discerner ce qui est « vrai » dans une guerre ne repose pas uniquement sur la vitesse de traitement, mais sur la capacité à interpréter un contexte, à croiser les niveaux de sens, à faire preuve de jugement. Le brouillard ne disparaît pas. Il se déplace, de l’information brute vers la couche interprétative.
La guerre reste une affaire humaine
L’intelligence artificielle transforme le Fog of War, mais ne l’élimine pas. Elle en réduit certains aspects techniques, mais en introduit de nouveaux, plus insidieux. Dans un monde saturé de signaux, la confusion n’est plus due au manque d’informations, mais à leur excès, leur falsification, leur automatisation.
Maîtriser l’IA dans la guerre, ce n’est pas croire en sa transparence, c’est comprendre ses angles morts. Et ne jamais oublier que dans le brouillard numérique, ce n’est pas celui qui voit le plus qui gagne, mais celui qui comprend ce qu’il voit — et sait quand ne pas se fier à la machine.