Cannes en mode existentiel: c’est quoi le «vrai» cinéma à l’heure de Netflix?
Quand le petit monde tranquille de la Croisette se pose des questions philosophiques entre deux soirées VIP: «tiens, les gens regardent aussi des films sur Internet…», «oui mais c’est pas du cinéma, c’est Internet…», «peut-être, sauf que maintenant c’est Internet qui finance le cinéma…»«Noooooon?»
La semaine dernière, les plus de 4000 journalistes accrédités pour couvrir le festival de Cannes jubilaient: ils ont enfin pu justifier leur note de frais.
Il est bien entendu que tout le monde couvre le festival pour parler de cinéma, pas pour aller aux soirées, snifer de la coke et boire des cocktails, non. Bref. La semaine dernière, ils pouvaient parler d’un vrai sujet de société: les films produits par Netflix sont-ils des films de cinéma? Question compliquée. Mais peu importe. Comme tout le monde se fout des films, dont la plupart ne sortiront d’ailleurs jamais en salles, une telle polémique est une aubaine.
Plus complexe que Lars Von Trier faisant référence au nazisme ou que Sophie Marceau essayant de dire un truc profond sauf que ce n’est pas le lieu, ni le moment. Mais on fait avec ce qu’on a.
Voici l’histoire: Netflix présente deux films au festival de Cannes, sauf que, Netflix ce n’est pas du «cinéma», c’est de «l’Internet».
Netflix est un site de streaming. Pas une boîte de prod de «cinéma», comme on les connait. Les films qu’il produit sont faits pour être diffusés sur Internet.
Alors le festival de Cannes a dit, après coup: oui mais il faudrait que les films soient diffusés en salle sinon ce n’est pas du cinéma. Et là, Netflix a dit: ok, mais si on le diffuse en salle en France alors on ne pourra pas le diffuser sur Internet avant 3 ans.
Rapport à la chronologie des médias, une vieille législation française qui t’interdit de diffuser un film en SVOD (c’est-à-dire du streaming par abonnement) 3 ans avant sa projection en salles. Donc Netflix a dit «non». Ce que l’on peut comprendre. 3 ans c’est long dans le monde de l’Internet.
Alors le festival de Cannes a dit: «bon ok, pour cette année. Là, on a juste pas fait attention (sic), mais l’année prochaine on n’acceptera pas les films qui ne seront pas diffusés en salles avant».
Du coup, l’an prochain, il n’y aura pas de films Netflix. Pas parce que leurs films sont indignes du festival. Non. Juste à cause de cette foutue loi de la chronologie des médias qui fait que si tu diffuses un film en salle tu ne peux plus le diffuser sur ta plateforme avant 3 ans. Alors qu’on s’en fout un peu de savoir si un film va être diffusé sur Netflix quelques jours après la diffusion en salle, après tout c’est eux qui ont payé (9 euros/mois contre 15 euros au ciné sans les lunettes, 19 euros avec), et puis tant qu’on peut voir le film pourquoi se prendre la tête?
Une soirée au festival de Cannes. Personne n’en parle dans le chroniques ciné, mais c’est pour elles que se déplacent les journalistes.
Netflix a désormais plus d’argent que pas mal de studios d’Hollywood. C’est-à-dire que demain c’est eux qui financeront le train de vie des stars qui défilent depuis quelques jours sur les marches. Ils ont l’argent. Mais ce n’est pas du cinéma.
Et alors là on se demande: mais en fait c’est quoi le cinéma?
Parce que si tout le monde a bien compris que cette polémique n’avait aucun sens, à part permettre aux 4000 journalistes présents sur place d’avoir ENFIN un sujet, genre le futur du cinéma «disrupté» par les géants du Web, ce gros bordel pose tout de même une question. Si, en 2018, le festival de Cannes bannit les prochaines productions de Netflix (et on a bien compris que cette polémique ne concerne QUE la France), est-ce que les films produits par Netflix sont quand même du cinéma?
Oui, si on considère la législation dans les autres pays, genre la Corée du Sud ou les Etats-Unis, où le film de Netflix sera diffusé en salles ET sur la plateforme Netflix.
Netflix au festival de Cannes: ils financent le cinéma, mais «ce n’est pas du cinéma»…
Non, si on considère la chronologie des médias française. Une loi un peu ancienne (créée au siècle dernier, mise à jour… au siècle dernier aussi), sans doute votée sous la pression des lobbies du moment. Une loi qui, sans le vouloir vraiment (mais est-ce qu’on peut dire d’une législation qu’elle VEUT quelque chose?), semble dire que si un film n’est pas diffusé en salles ce n’est pas du cinéma.
Sauf que la raison pour laquelle la diffusion en salles du dit film sélectionné (visiblement par erreur) par le festival est impossible, ce n’est pas parce que Netflix refuse de projeter en salles. C’est parce que si Netflix le fait, son film ne sera, de facto, plus diffusable sur sa plateforme. Du moins pas avant 3 ans. Ce qui est un peu énervant, on peut le comprendre, quand tu as investi 100 millions d'euros dans le bordel.
Alors donc, je reformule: selon la France, c’est quoi un film de «cinéma»?
On ne va pas dire que c’est un film moins bon. On ne va pas dire non plus que c’est un film dont le budget est plus faible, parce que pour le coup c’est même plutôt le contraire. On ne va pas non plus dire que c’est un film plus commercial, parce que ça fait longtemps que les salles de cinéma, dont le business repose essentiellement sur la vente de popcorn, ont depuis longtemps abandonné l’idée de privilégier la qualité versus le volume de packs de maïs soufflé vendus.
Des chats de l’Internet dans une salle de cinéma, avec du popcorn, qui regardent un film en 3D.
On pourrait, à la limite, dire, que toute la valeur d’un film de cinéma se juge sur sa capacité à être visionné sur grand écran. Dans une salle publique, avec des gens à côté de nous, parfois sympas, parfois très cons. Parfois même, quand ils n’ont pas eu de chance (ou le choix), équipés de ces lunettes 3D qui leur donnent la nausée (54% des gens, selon une étude).
Voir un film tout seul devant sa télé, c’est donc moins bien.
Ce serait donc ça le cinéma: un film conçu pour une expérience collective sur un grand écran. Même si certaines salles offrent un confort moindre que si tu regardais le film chez toi (genre le fauteuil qui te tue le dos, et/ou la fille de deux mètres de haut juste devant toi avec des dreadlocks). Surtout quand c’est un film d’auteur.
Mais ok, acceptons l’idée. Oublions aussi le fait que Netflix ne serait pas contre le principe de diffuser ses productions en salle si une loi ringarde, qui n’existe qu’en France, ne l’empêchait pas d’en faire aussi bénéficier ses abonnés dans la foulée. Oublions le fait que si Netflix a autant d’argent, ce qui lui permet de financer des documentaires innovants, ou des séries télé de qualité comme House of Cards, c’est parce que des gens paient pour y avoir accès.
Et qu’ils paient parce que le cable c’est quand même super cher payé pour te taper une vingtaine de chaînes inutiles MAIS validées, tu ne sais pas pourquoi, par le CSA. Chaînes qui, on ne sait pas non plus pourquoi, se sont toutes données la même mission: nous gaver de vieilles séries télé achetées au rabais, ou de productions «originales» aussi déprimantes que «les anges de la télé réalité»?. Quand il ne s’agit pas de documentaires mal doublés sur les chasseurs de requins et d’ours. Je crois même qu’il y a une émission dont le concept est de filmer un type qui tue des ours. Sur plusieurs épisodes.
Oublions.
Oublions le fait que le cinéma d’aujourd’hui ne doit en fait son financement qu’à l’industrie du maïs ou, accessoirement, au fait que des petits malins ont eu l’idée géniale de nous imposer la 3D, en nous faisant payer plus cher pour rentabiliser leur investissement précipité dans une technologie qui devait être l’avenir et qui, en fait, n’a rien à voir avec le cinéma… ok.
Le popcorn, modèle économique dominant du cinéma.
Mais bon, même si on oublie tout ça, la question demeure: c’est quoi le cinéma?
Et qu’est-ce qui fait la différence entre un film à 100 millions d'euros produit par Netflix et un autre film à 1 million d'euros diffusé en salle à écran géant? Et donc ok pour Cannes? Le premier coûte plus cher mais il serait filmé moins bien parce qu’il serait, en fait, diffusé sur Internet? Il serait moins «cinéma»?
On pourrait répondre que oui. Parce que même si ce système imposé par la France dans les années 80 n’a, aujourd’hui, aucun sens, il permet de financer le cinéma français, ce qui est vrai (une partie de l’aide est indexée sur le nombre de places vendues).
On oublierait qu’il a aussi servi à financer des films assommants comme les «Petits Mouchoirs», qu’un journaliste du Figaro a quand même réussi à trouver «super intéressant, d’un point de vue psychanalytique».
Les petits mouchoirs: un film qui raconte l’histoire d’amis qui ne sont pas vraiment des amis en fait… et que la vraie vie c’est pas Paris, mais c’est l’île de Ré.
Mais admettons… dans ce cas, ok, si on veut à tout prix sauver le cinéma français et Marion Cotillard il suffirait peut-être d’adapter la loi à, genre, la… réalité?
La réalité? C’est que ceux qui ont désormais l’argent pour financer des productions de qualité s’appellent Netflix et Amazon. Et qu’ils investissent chaque année plus de 10 milliards de dollars dans la création de contenus. Ce qui veut dire que c’est eux qui, demain, financeront le train de vie de ces stars qui, chaque année, font que plus de 4000 journalistes se déplacent au festival de Cannes.
Alors, plutôt que de les éjecter du monde du cinéma, il faudrait peut-être s’interroger sur les mécanismes de ce nouveau monde?
House of Cards, première série «télé» à devenir mainstream, exclusivement sur Internet. Une oeuvre, produite par des cinéastes, dont les «épisodes» sont diffusés en une seule fois, comme un film.
Parce qu’il faut quand même se poser cette question: qui fait de la qualité aujourd’hui? Hollywood? Où est la qualité? Dans les blockbusters? Dans les séries télé? Ah oui, mais les séries télé, c’est pas du cinéma… Ok, c’est quoi le cinéma en fait? Un monde dans lequel tout drame doit se conclure par un happy end pour que tout le monde puisse consommer du popcorn en paix?
Je comprends l’argument du président du festival de Cannes qui affirme que le cinéma c’est d’abord une expérience collective, sur grand écran. Même si c’est compliqué à défendre quand on connait le mode de financement de ces salles.
Parce que, soyons réalistes: s’il n’y avait pas Netflix et Amazon, qui ne sont pas esclaves des contraintes économiques des salles de cinéma, certaines oeuvres, plus audacieuses, auraient-elles pu voir le jour?
Alors c’est quoi le cinéma aujourd’hui? Le produit formaté d’un écosystème fragile?
Une fragilité qui, rappelons-le, n’est pas due à Internet. La crise date d’avant l’arrivée du numérique et n’a été freinée que grâce à l’invention des multiplexes dans les banlieues financés par le popcorn (aujourd’hui, le popcorn représ, nte 40% des profits réalisés par les salles de cinéma). Et par ces foutues lunettes 3D.
Je repose la question: c’est quoi le cinéma? Une série d’images qui bougent projetées sur grand écran. Ok, à partir de quelle taille? Et si le film n’a pas trouvé de salle en France, mais en a trouvé ailleurs, c’est du cinéma ailleurs mais pas en France?
Ok, admettons que le support importe peu… dans ce cas, est-ce qu’une série télé c’est du cinéma ou de la télé? Bah oui, à partir de combien de temps c’est une série? Après trois heures ce n’est plus du cinéma? Mais si c’est trois fois trois heures, comme le «Seigneur des Anneaux», est-ce différent qu’une série de neuf fois une heure, comme «Game of Thrones»? Et si c’est trois fois trois heures mais diffusé en une seule fois sur Netflix c’est quoi? De la télé? Netflix c’est de la télé? C’est quoi la télé?
C’est quoi le cinéma à l’heure d’Internet? C’est quoi le festival de Cannes à part une super fête qui dure dix jours et où les vedettes, cette année, sont Rihanna qui est trop canon dans sa robe et Will Smith qui vient en fait faire la promo d’un film en plusieurs parties, pardon d’une série télé… produite par Netflix?
C’est peut-être pour ça que tout le monde s’en fout des films à Cannes. C’est beaucoup plus simple de boire des coups et d’aller aux soirées. Au fait, qui a une invit’ pour la soirée Netflix? Ouais, ok, c’est pas du cinéma, mais bon c’est LA soirée…
Chez Albane, c’est difficile de rentrer, mais une fois que tu es dedans tu peux prendre plein de selfies et boire des cocktails gratos.
Benoît Raphaël est expert en innovation digitale et média, blogueur et entrepreneur.
Il est à l'origine de nombreux médias à succès sur Internet: Le Post.fr (groupe Le Monde), Le Plus de l'Obs, Le Lab d'Europe 1.
Benoît est également cofondateur de Trendsboard et du média robot Flint.
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