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Carrefour, Monoprix, Toys«R»Us… Quelle stratégie pour le Retail face à Amazon ?

Par Jean-Louis Benard, expert FrenchWeb

Il y a 20 ans, Carrefour – ou plus exactement Promodès avant son rachat par Carrefour – confiait à l’entreprise que j’avais co-créée le développement d’OOSHOP. Pas seulement le site e-commerce, mais également les applications de back-office. Une aventure extraordinaire qui laisse beaucoup de souvenirs, Carrefour figurant parmi les premiers grands distributeurs mondiaux à se lancer dans l’e-commerce. Peu de temps après, sur la même base, suivaient les sites de Picard (alors détenu par Carrefour), Carrefour Vins, Carrefour Beauté, etc.

20 ans plus tard, Carrefour fusionne 8 sites, dont OOSHOP, en un site unique, Carrefour ; investit près de 3 milliards d’euros pour notamment passer 50% de ses magasins en Click&Collect, ouvrir 170 Drive. D’ici 2022, 50% de ses investissements seront réalisés dans le digital. Ceci dans un contexte où Kantar Worldpanel a annoncé il y a quelques jours qu’Amazon représente désormais 20% de l’e-commerce français, contre 44% aux Etats-Unis. Le rouleau compresseur est en marche, et rien ne semble pouvoir l’arrêter. Pas simplement dans le retail traditionnel, mais probablement aussi demain dans la banque de détail.

Les cartes se redistribuent. Rachat de Whole Foods Market, alliance Amazon-Monoprix, tout semble aller très vite désormais. Avec des sorties de route massives comme celle de Toys « R » Us, pour rappeler que désormais plus personne n’est à l’abri.

Mais que s’est-il passé en 20 ans ? Ou plutôt que ne s’est-il pas passé ? Il est facile de donner des leçons et de taxer les géants de la distribution d’immobilisme. Trop facile. La grande distribution a du vivre ces années de transformation avec son existant, ce qui a considérablement complexifié le travail.

La distribution a souvent une image en demi-teinte auprès du grand public. Pourtant lorsque vous avez côtoyé les gens qui y travaillent au quotidien, cette image est différente. C’est un métier difficile, mais les gens sont passionnés par leur magasin et leurs équipes. Ils ont le sens du contact client. C’est un univers qui fonctionne en grande partie à la méritocratie. Si vous n’avez pas déballé des palettes comme tout le monde un jour, géré des rayons, vous n’êtes tout simplement pas crédible. Même haut dans la hiérarchie, au moins jusqu’à peu, figurent souvent des anciens patrons d’hyper, partis en bas de l’échelle.

Le décor est planté. La grande distribution a vécu ces vingt dernières années dans la crainte de scier avec l’e-commerce la branche sur laquelle elle était installée. Peur que la clientèle bascule sur la vente en ligne, peur que la fameuse stratégie omnicale se transforme en « showrooming » des magasins (comprenez : les gens viennent regarder en magasin pour acheter en ligne). Et on peut comprendre les patrons de magasin en un sens. Mais à force de repousser le problème, à force d’essayer de trouver l’impossible consensus sur le sujet au sein d’une gouvernance souvent complexe, l’eau a coulé sous les ponts. Et un pure player a finalement capté la valeur qu’on craignait de voir partir. C’était écrit, la branche devait être sciée par quelqu’un.

Aujourd’hui les initiatives se multiplient chez tous les acteurs. L’effet Toys « R » Us peut être. Ces entreprises qui ont souvent joué la carte de la prudence annoncent des investissements massifs. Mais la logistique a changé de main, et la maitrise de la data qu’Amazon a su acquérir à une époque où GDPR et consorts n’existaient pas sera maintenant bien plus complexe à obtenir.

Ces investissements sont nécessaires. Mais, je reste persuadé que la force des grands distributeurs réside aussi dans leurs collaborateurs. Des centaines de milliers, des millions de personnes, réparties sur le terrain. Des gens passionnés par leur métier, leur rayon, des gens qui souvent ont créé de la proximité avec des clients. Les magasins jouent un rôle social fondamental, et pas simplement pour les personnes âgées qui y trouvent un moyen de briser l’isolement. Les gens qui viennent acheter une paire de chaussures de course chez Endurance Shop viennent écouter les conseils de vendeurs passionnés, souvent multi-champions, au palmarès impressionnant. Le vendeur du rayon Salle de bain d’un spécialiste du bricolage fait un carton sur Facebook car les gens ont choisi leur lavabo avec lui. Personnellement je ne crois pas à la survie de ces magasins fantômes où après 10 minutes de recherche, vous arrivez à la conclusion qu’il n’y a pas de vendeur. A quoi bon ? Pourquoi ne pas acheter en ligne dans ce cas ?

Mais pour réussir, ces millions de collaborateurs doivent eux aussi rentrer dans la bataille du digital. Les distributeurs occupent le terrain des réseaux sociaux avec des programmes nationaux, mais peinent souvent sur le social media local. Ce sont les vendeurs des magasins locaux qui peuvent assurer le « dernier kilomètre du digital ». Ne serait ce que par leur réseau d’amis. 100 000 personnes qui ont chacune un réseau personnel de 200 amis, c’est potentiellement 20 millions de personnes qui peuvent être touchées. Beaucoup plus efficacement qu’avec des publications de l’entreprise dont on sait que le reach organique ne cesse de se réduire.

Aux Etats-Unis notamment, et maintenant en Europe, nous voyons des initiatives émerger. L’urgence se fait sentir, et les « On verra » se transforment en « Pas le choix, on y va ». Pour moi c’est une chance de pouvoir retravailler avec le retail sous l’angle des collaborateurs. C’est passionnant, et c’est inspirant de voir des gens – qui n’ont bien souvent que leur smartphone personnel et même pas d’adresse email professionnelle – rentrer dans la bataille pour défendre leur métier, leur magasin.

Mais comment ? Il ne s’agit pas de demander à ces personnes de se transformer en pancarte publicitaire digitale. Il s’agit de leur proposer du contenu pertinent à partager, mais surtout de les rendre acteur du contenu. Que ce soit sur leur compte personnel ou sur la page facebook locale du magasin. Raconter – en photo généralement – la vie du magasin, les arrivages, les nouveautés, les équipes ; parler du dernier sponsoring du magasin sur un événement local, etc. Bref, donner une âme. Créer un attachement face à la déshumanisation digitale. Tout en structurant et en organisant cette nouvelle communication locale massive.

Il s’agit aussi d’incentiver ces collaborateurs. La technologie permet d’attribuer l’origine d’une vente qui est faite sur un site e-commerce à la personne qui a partagé initialement un article sur les réseaux sociaux. Ou même de mesurer le « drive to store », c’est-à-dire les personnes qui sont venues en magasin grâce à un partage sur les réseaux sociaux. Il faut accepter de récompenser ces collaborateurs ambassadeurs, ces social sellers, qui ont fait un effort et qui par leur action individuelle font venir des gens en magasin ou contribuent aux ventes en ligne.

Digitaliser les équipes, mais digitaliser aussi le magasin. Et plus qu’avec des Click&Collect. Chaque semaine je fais 15 minutes d’attente aux caisses d’un supermarché pour du frais que je veux choisir. Mais je suis coupé du monde. Pas de 3G, mais pas de wi-fi non plus. Pourquoi à minima ne pas ouvrir un wifi donnant accès aux nouveautés du magasin, valorisant les équipes, proposant des offres, etc., comme la plupart des aéroports le font ? Un exemple parmi cent sur pour illustrer le colossal chantier du digital in-store.

Pour la grande distribution, il ne s’agit pas de mimer Amazon. Il est trop tard pour cela. Par contre, s’il est possible de changer la proposition de valeur, l’approche client, en vérifiant qu’à la question : « Amazon peut il le faire aujourd’hui ? », la réponse est non, alors il faut investiguer. L’omnicanal est une partie de la réponse. Mais plus spécifiquement, les collaborateurs, les magasins, la proximité avec le « local », aujourd’hui parents pauvres de la transformation digitale du retail, sont un atout indéniable, différentiant, encore sous-exploité. Il est grand temps d’agir.

Photo by Álvaro Serrano on Unsplash

L’expert:

Depuis 2003, Il est Président de Brainsonic, agence digitale, et CEO de Sociabble, solution d’Employee Advocacy et de Social Selling présente à Paris, Lyon, Londres et New-York. Il est également cofondateur de Novathings (objets connectés). Auteur ou co-auteur de plusieurs ouvrages dont Extreme Programming (Eyrolles), il intervient en tant qu’Advisory Board Member à Ecole Centrale Paris Executive Education.

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Un commentaire

  1. Très surpris de cette analyse … avec une analyse plutôt juste du passé récent de ces 20 dernières années et le manque de vision … mais une dérangeante analyse du futur en prenant comme acquis les fonctionnements sociétaux actuels. Non, la société va continuer d’évoluer et d’intégrer (comme elle le fait en permanence) de nouvelles habitudes de consommation.
    D’abord, le raisonnement de 100 000 personnes liées à leurs 200 amis = 20 millions de cibles est une erreur basique … les amis sont communs à tous ! … cela aboutit à 1 million d’individus ? 2 millions ? … qui le sait !
    Ensuite, les vendeurs passionnés et usagers de leurs produits … restent des exceptions. La seule mission claire et explicite qu’ils ont est d’intéresser le prospect visiteur pour acter une démarche de monétisation. Oui : leur passion incite à faire confiance dans le produit visé, et donc pousse à l’achat. Non : la réalité d’un achat reste le lien d’abord d’utilité, ensuite de plaisir, qu’un prospect vit dans une intention d’achat.
    Enfin, l’ensemble du marché mondial (dans nos pays « riches ») bascule vers la démonstration de l’usage d’un achat à l’opposé de la possession et de l’utilité dans le temps d’une dépense … Et si effectivement les personnes âgées continueront à fréquenter les magasins physiques, c’est autant pour conserver un référentiel intégré dans leur mental depuis toujours (on achète ce que l’on voit et ce que l’on touche) que parfois pour parler et échanger avec autrui (le lien social). Mais la concentration des surfaces de magasins (dans des centres, des môles, …) n’incite pas aujourd’hui, en France, cette tranche d’âge à fréquenter ces zones marchandes.
    Alors … il reste à imaginer le futur, à construire des relations innovantes entre objets et passants, à s’appuyer sur la réalité physique du produit présenté pour changer la règle d’achat … Il y a 10 ans, il aurait été impensable de proposer une paire de chaussure sur le net sans l’essayer … et le net à conçu les solutions adaptées à ce commerce.
    Arrêtons d’imaginer le monde de demain avec les outils d’aujourd’hui … quand certains ont scié la branche sur laquelle ils étaient confortablement assis, d’autres doivent planter les graines des futurs séquoia avec lesquelles ils réinventeront la vente …
    Qui sait : au delà d’un magasin physique, il y a peut-être encore autre chose qu’un magasin virtuel sur le net ! Aux générations actuelles et futures d’y travailler !

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