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Comment Amazon a retourné l’arme absolue du journaliste

Les grands duels entre entreprises dans le dessein de démolir une réputation ont toujours existé. Mais la différence est que, désormais, elles se font dans le cyberespace, en utilisant l’arme redoutable des réseaux sociaux. Encore faut-il savoir utiliser ces armes à bon escient, sans oublier les fondamentaux du journalisme…c’est l’amère expérience que vient de vivre le NYT face à un Amazon qui fourbit le factchecking presque mieux que lui.

On savait depuis Nietzsche qu’il est plus facile de s’arranger avec sa mauvaise conscience qu’avec sa mauvaise réputation. C’est sans doute pourquoi Amazon, l’un des géants de l’e-économie, suspecté depuis des années de surexploiter ses employés, ne pouvait rester sans réagir à l’enquête extrêmement fouillée, publiée par le prestigieux New York Times il y a deux mois [le 15 août 2015, NDLR]. Le quotidien, fort de l’appui, près de cent témoignages d’employés d’Amazon, décrivait l’entreprise comme un «enfer social» où les salariés étaient sans cesse mis sous pression dans le but d’obtenir d’eux la productivité maximale.

La riposte fut aussi brutale que surprenante

Dans un article intitulé ce que le New York Times ne vous dit pas, l’un des vice-présidents d’Amazon, Jay Carney, golden boy de la Silicon Valley et ancien responsable médias de Barrack Obama, chercha à discréditer l’enquête des journalistes Jodi Kantor et David Streifeld du New York Times en les accusant d’avoir opté pour le sensationnalisme en faisant fi des règles d’éthique journalistique de base.

En guise de démonstration, Jay Carney argua que seuls quatre témoins auraient parlé à visage découvert, qu’ils les auraient d’ailleurs littéralement «retournés» en les faisant témoigner à son tour, mais cette fois en faveur d’Amazon et que les autres témoins étaient, eux, courageusement restés anonymes.

D’accusé, Amazon se changeait donc en procureur et c’était désormais le Times qui devait se justifier.

Aussi la réplique du rédacteur en chef du journal, Dean Baquet, ne se fit guère attendre. Quelques heures après l’article de Carney, il défendit la pertinence et le sérieux de l’enquête, soulignant qu’Amazon méconnaissait le témoignage des employés et ne contredisait nullement les conclusions de l’article, à savoir que les conditions de travail y étaient épouvantables.

Fin de l’échange ? Pas tout à fait.

Le problème pour le New York Times, c’est que Jay Carney, lorsqu’il fut embauché par Amazon apportait, certes, son expérience à la Maison Blanche mais surtout celle du journaliste qu’il fut. Et notamment son immense talent pour utiliser internet et les réseaux sociaux afin d’imposer sa propre version des faits en lui donnant le visage de la vérité et de la transparence. Ainsi, lorsqu’il travaillait pour Obama, il mêlait ingénieusement au style institutionnel des discours du Président des détails et des photos décalées afin de créer une atmosphère d’authenticité et de sincérité. Ces posts étaient alors massivement repris par les réseaux sociaux et battaient des records de partage en ligne. En d’autres termes, Carney avait le génie pour que les autres s’approprient tout ce qu’il postait.

Le retour de flamme et l’art du Factchecking

Et dans ce duel Amazon/New York Times, Carney avait réussi à rendre «virale» sa propre version des faits. Comment? En retournant contre le New York Times l’arme absolue du journaliste : la vérification de son information. En anglais, le «factchecking». Dans sa réponse au nom d’Amazon, Carney reprenait méthodiquement, point par point, la démonstration du New York Times.

C’est source après source, fait par fait, que Carney renversait la dynamique : le «contrôleur» devient « contrôlé », le factchecker factchecké.

Son article devint d’ailleurs, en quelques heures, le plus partagé sur The Medium. Et les internautes commencèrent à s’approprier la thèse, déconstruisant l’article original et prenant le «public» à témoin de l’absence de professionnalisme de journalistes aussi réputés que ceux du Times. Certaines sources citées par les journalistes critiquaient même directement, en ligne, sur le site du média, la version du quotidien, faisant boire au «Times» le calice jusqu’à la lie.

Peu importe de savoir si Kantor et Streifeld avaient bien fait leur travail ou pas. L’agora Internet, prise à témoin et désormais seule juge, avait tranché en faveur de la version de Carney et d’Amazon.

Cette guerre ouverte entre Amazon et le New York Times révèle l’impérieuse nécessité, pour les médias traditionnels, de préserver les fondamentaux du journalisme face aux nouvelles pratiques des médias alternatifs, même si la course à l’audience rend le défi plus compliqué.

Les fondamentaux du journalisme reviennent au premier plan

En effet, peu importe la modernité, peu importe l’innovation à l’œuvre dans les médias, peu importe les bouleversements en cours dans l’univers informationnel, peu importe l‘avènement des réseaux sociaux de toute sorte, l’information reste l’information, et le métier de journaliste reste conditionné par des fondamentaux éthiques qui ont peu évolué. La modernité actuelle ne fait que redonner l’importance qu’elle mérite à la déontologie journalistique, fondée entre autres sur l’objectivité et l’exhaustivité des informations proposées au lecteur.

Les critiques les plus vives que porte l’ancien journaliste Carney touchent précisément aux aspects essentiels de la bonne pratique journalistique. Même s’il serait grand temps de rénover les chartes déontologiques du métier de journaliste – qui datent en France de 1953 – pour les adapter aux usages médiatiques actuels. Cette affaire rappelle que la société numérique n’a pas mis à mal les règles du journalisme classique. La neutralité du contenu reste le «graal» du journaliste, peu importe la modernité actuelle

Autre fait à retenir : la course effrénée que se livrent les médias traditionnels pour ralentir la chute de leurs audiences face à la montée en puissance de médias alternatifs. La révolution en cours dans l’univers médiatique redore en réalité le blason de l’essentielle neutralité des contenus. Si le New York Times a commis une faute, c’est peut-être celle d’avoir voulu utiliser les armes de l’instantanéité et du sensationnalisme qui sont plus proches des médias alternatifs que des médias classiques, en recherchant plus le profit immédiat auprès de ses lecteurs que la légitimité des sources ou la qualité de son contenu.

Dans la course actuelle à l’audience, les médias traditionnels sont tentés de pratiquer un journalisme qui leur est étranger, plus prometteur en terme d’audience. Le scoop devient la vertu cardinale, et dans cet épisode, cette obsession prend le pas sur la «finalité» et la force du contenu généré. Mais le scoop, ou le buzz, ne fait pas l’idée, et le bruit ne fait pas la marque. Comme jadis les vieilles troupes, Les médias traditionnels doivent conserver leurs flegmes et préférer la qualité à la course au buzz effrénée dans laquelle les médias alternatifs veulent les entrainer. Au risque de les tuer.

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Avocat installé à New York et Washington, Olivier Piton a débuté en politique dans les années 1990 auprès de Jacques Barrot. Il a été conseiller politique de Jean-Pierre Raffarin de 2002 à 2005, avant d’être nommé à l’Ambassade de France à Washington où il a dirigé la «cellule attractivité», chargée d’aider les entreprises françaises à s’implanter aux Etats-Unis. Aujourd’hui suppléant du député des Français de l’étranger Frederic Lefebvre (Les Républicains) il a ensuite créé son cabinet d’avocat à Washington et à New York, le Cabinet Piton-Gillepsie-Berne.

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Olivia Grégoire a créé le cabinet de stratégie d’influence, OLICARE, qu’elle dirige. Forte de quinze années passées au service de la communication de décideurs politiques comme de dirigeants privés, au sein de cabinets ministériels (Services du Premier ministre, cabinet du ministre de la santé), de services publics (Secrétariat Général à la modernisation de l’action publique- ETALAB), d’agences de communication (Groupe DDB, W&Cie- Havas) comme d’entreprises industrielles, (Verallia Saint-Gobain), Olivia Grégoire accompagne les dirigeants dans le choix, l’incarnation et l’expression de leur Thought Leadership, dans un univers médiatique saturé.

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Un commentaire

  1. Un bel article bien argumenté, très structuré et très intéressant. Sur le fond, le graal pour les médias traditionnels dont fait partie la presse reste effectivement le factchecking, fondation du vrai journalisme

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