Comment convaincre les collaborateurs de son entreprise d’être plus innovants?
Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)
Comment convaincre les collaborateurs de son entreprise d’être plus innovants? C’est la question que me posent immanquablement les participants lorsque j’anime un séminaire d’innovation. Après souvent des années de tentatives infructueuses, de méthodes essayées les unes après les autres, et de frustrations à voir que les efforts ne débouchent pas sur grand-chose, ils sont toujours à la recherche de la potion magique, celle qui débloquerait tout. Je leur explique que cette potion n’existe pas, ce qui me coûte souvent assez cher, mais qu’ils peuvent franchir un pas important en reconnaissant que le problème réside en partie dans l’idée de convaincre les autres. Il vaut beaucoup mieux donner envie. Donner envie plutôt que convaincre, ces deux postures sont illustrées par deux personnages fameux dans l’histoire, Ignace Semmelweis et Antoine Parmentier.
Lorsqu’on me demande comment convaincre son organisation d’être plus innovante, je commence toujours par raconter l’histoire d’Ignace Semmelweis, que j’ai évoquée dans un article précédent. Dans les années 1840, Ignace Semmelweis est un obstétricien choqué par le taux très élevé de mortalité des femmes dans la clinique qu’il gère. Ce taux est tellement élevé (près de 18 %) que certaines femmes préfèrent accoucher dans la rue! Après une série d’observations et de tests, il finit par penser que la mortalité est due à une infection. Les médecins de sa clinique pratiquent des autopsies, qu’ils interrompent pour aller faire un accouchement, sans se laver les mains.
L’idée de Semmelweis est intuitive, car la théorie des microbes n’existe pas encore. Il demande aux médecins de se laver les mains et pour ceux qui le font, le taux de mortalité tombe à 1 %. On pourrait penser que cela suffit à convaincre les autres médecins, mais il n’en est rien. Incompris, malhabile politiquement, il échouera à convaincre ses collègues et mourra dans un asile d’aliénés, abandonné de tous. Il faudra plus de 20 ans pour que le lavage de mains, qui nous semble tant évident aujourd’hui, devienne chose courante, un échec qui a coûté de nombreuses vies humaines.
Essayer de convaincre c’est attaquer de front les modèles mentaux constitutifs de l’identité
Qu’est-ce qui explique que, malgré les chiffres qui semblaient offrir des preuves irréfutables, il n’ait pas réussi à convaincre les médecins ? Étaient-ils stupides? Non, simplement, Semmelweis a attaqué de front deux modèles mentaux très forts des médecins. Le premier est qu’un médecin sauve la vie, et qu’un obstétricien, de surcroît, la donne, il ne la supprime pas. En affirmant que c’étaient les obstétriciens qui tuaient les femmes, alors qu’il ne pouvait le démontrer, il se les est mis à dos, car son affirmation devenait une attaque personnelle, la vendetta d’un esprit dérangé.
Le deuxième modèle mental est qu’à l’époque, les médecins pensent qu’une maladie est due à un déséquilibre des humeurs internes. Se laver les mains n’avait aucun sens si l’on croyait que la maladie était interne. Leur demander de se laver les mains est aussi insensé que de leur demander d’opérer en fonction de la forme des nuages du jour. Insister pour qu’on le fasse était ridicule, voire humiliant et bizarrement, peu de gens apprécient être humiliés. Ces deux modèles mentaux sont constitutifs de l’identité même des médecins. Les remettre en question, c’est remettre en question leur identité individuelle et professionnelle, c’est attaquer non pas ce qu’ils font, mais qui ils sont. Cela ne peut que provoquer une réaction immunitaire.
Enfin, Semmelweis était victime de son propre modèle mental, qui se traduit en substance par « J’ai raison, donc ils vont être d’accord avec moi, et s’ils sont d’accord avec moi ils feront ce que je leur dirai ». C’est le modèle mental typique de l’innovateur, persuadé d’avoir raison contre les autres, et qui pense qu’avec des faits, il pourra convaincre tout le monde de la justesse de son entreprise. Malheureusement le monde ne marche pas comme cela. Quelqu’un qui l’a compris cinquante ans avant Semmelweis est le pharmacien et agronome français Antoine Parmentier.
L’innovation, un processus social
L’histoire est connue, presque une légende, on la raconte aux enfants à l’école. Nous sommes dans les années 1770 et la France vient de connaître une nouvelle famine. Académies et facultés s’interrogent sur la valeur de la pomme de terre, et Antoine Parmentier en est un ardent promoteur. Très nutritive, facile à cultiver, plutôt rustique, elle a l’avantage non négligeable de très bien se conserver durant l’hiver. Elle est l’antidote idéal à la famine qui sévira jusqu’à la fin de l’ancien régime. Connue cultivée et consommée en Europe, notamment en Allemagne et en Italie, elle est cependant boudée en France. Le légume y est inconnu et personne ne veut se risquer à l’essayer, d’autant que ceux qui l’ont fait l’ont consommée crue, et l’ont trouvé fort mauvaise. Sa culture est même interdite par le parlement depuis 1748 (nous sommes en France). Elle est victime de préjugés: tubercule souterrain, elle est en effet considérée comme un légume inférieur, classée au plus bas de « l’échelle des êtres » et on l’accuse de provoquer des maladies et l’appauvrissement des sols. Comment convaincre les français d’essayer et de l’adopter? Le génie de Parmentier c’est précisément de ne pas essayer de les convaincre.
Parmentier multiplie les opérations de communication pour populariser sa consommation: d’abord auprès du roi, puis auprès des grands du royaume en organisant des dîners. Son plus fameux coup concerne son champ de la plaine des Sablons où il cultive la pomme de terre. Il le fait garder le jour, mais pas la nuit. Il fait ainsi croire au peuple parisien que ce qui y pousse constitue un met de choix réservé au roi et aux nobles. Il suscite ainsi l’envie et donne au légume le statut de produit de prestige, ce qui favorisera son adoption. Sans garde la nuit, les vols sont aisés et ne manquent pas de se produire. Naturellement l’histoire réelle est plus compliquée que cela, Parmentier n’a pas été le seul à promouvoir le légume, mais l’histoire est assez symbolique de la façon dont on peut s’y prendre.
On peut ainsi tirer une leçon générale de l’approche de Parmentier, en opposition à celle de Semmelweis. Sauf dans le cas de visionnaires, la plupart des innovateurs réussissent en co-construisant leur projet avec des parties prenantes. L’innovation est un processus social qui réussit lorsqu’un nombre croissant de parties prenantes s’engagent dans le projet, et elles le font par envie et par intérêt. Alors que l’approche par conviction est asymétrique – j’ai raison, tu as tort ou tu es ignorant, et je vais te convaincre – l’approche par intérêt est symétrique et donc respectueuse: je fais quelque chose qui va t’intéresser, veux-tu te joindre à moi?
Prendre ses responsabilités
Donner envie plutôt que convaincre a un autre intérêt, plus subtil: derrière l’idée de convaincre les autres se cache un modèle mental de déresponsabilisation. Il est assez singulier que les dirigeants que j’ai dans la salle pensent toujours que le problème, c’est les autres. Lorsque je leur demande de faire un diagnostic sur ce qui bloque l’innovation dans leur organisation, toutes les réponses concernent les autres, jamais eux-mêmes: les gens sont résistants au changement, ils ont peur de l’échec, on n’a pas assez de budget, on manque de méthode, la direction ne nous donne pas de vision, etc.
Derrière l’idée de convaincre, il y a d’abord la croyance d’avoir raison, et que le problème réside dans le fait que les gens refusent de me suivre bien que j’aie raison. En tout cas, je ne suis pas responsable du manque d’innovation. A aucun moment Semmelweis ne se dit que c’est son approche qui est mauvaise. A aucun moment il n’apprécie que le pas est considérable à franchir pour les médecins. Le premier ennemi de l’innovation, c’est très souvent l’innovateur avec sa posture de conquérant. Une posture d’amour est beaucoup plus efficace.
Pour aller plus loin sur le sujet, lire mes articles précédents ▶︎Et si la clé du changement c’était l’amour? La leçon de management de Philippe Etchebest, ▶︎Les 4 modèles mentaux qui bloquent votre entité innovation de rupture.
Le contributeur:
Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.