Comment me préparer à l’arrivée de l’intelligence artificielle dans mon organisation ?
Par Aude Sibuet, contributrice FrenchWeb
Gepy Koudadje, avocate en droit social (1) et Raja Chatila (2), directeur de l’Institut des systèmes intelligents et de robotique (ISIR) mettent en perspectives et expliquent que la vérité est dans les deux, l’équilibre variant en fonction des secteurs et des contextes. Et l’avocate d’ajouter qu’il existe aussi une troisième possibilité à laquelle il ne faut pas négliger de se préparer.
Dès aujourd’hui, le dialogue social doit préparer l’impact de l’intelligence artificielle sur l’activité de la structure.
En effet, Me Gépy Koudadje et une consœur (1) identifient trois types de conséquences de l’intelligence artificielle sur les professions, telles qu’elles sont exercées aujourd’hui : création de nouveaux emplois, suppression et modification du contenu des postes. Plusieurs dispositions de l’arsenal juridique français permettent de les traiter pour protéger le salarié. Vous les découvrirez au fil de la lecture. Les syndicats, par leur rôle dans le dialogue social, ont une carte primordiale à jouer pour assurer la meilleure cohabitation possible avec les solutions recourant à « l’intelligence artificielle ». Quand on parle « d’intelligence artificielle », plusieurs notions sont confondues : IA, automatisation et robot. Des définitions sont proposées tout en bas de l’article.
- Partie I : Création et suppression de postes : formons-nous dès à présent.
- Partie II : Modification de postes : participer à la négociation collective pour éviter les discussions infructueuses concernant les cas de refus.
- Partie III : Suppression de postes : accompagner les licenciements pour motif économique.
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I. Création et suppression de postes : formons-nous dès à présent
Qu’elles relèvent des organisations patronales, syndicales, IRP ou managers, les parties prenantes doivent se poser des questions dès l’heure quant aux conséquences de l’intelligence artificielle sur l’activité de leur structure. Certaines réponses sont difficiles à évaluer avec certitude : « Dans notre organisation, combien l’intelligence artificielle va-t-elle créer d’emplois ?« , « Sur quelle durée ?« , « Combien va-t-elle en détruire ?« , « Combien va-t-elle en transformer ? » Une autre question est incontournable, et le dialogue social doit se pencher dessus dès à présent : « Comment s’y préparer ?« .
Comment se préparer à cohabiter avec l’intelligence artificielle ?
a. Des obligations de l’employeur au champ du salarié
Dans leur article (1), les avocates rappellent que l’employeur a des obligations :
- Assurer l’adaptation des salariés à l’évolution de leur emploi. L’employeur doit veiller au maintien de leur capacité à l’occuper, notamment au regard de l’évolution de l’emploi lui-même, des technologies et des organisations (C. trav. art. L. 6321-1).
- Assurer la sécurité des salariés. L’employeur doit prendre les mesures nécessaires concernant leur santé tant sur le plan physique que mental. (C. trav. art. L. L.4121-1).
Pour les entreprises de plus de 300 salariés, la GPEC aide à anticiper les évolutions des métiers et les mesures à mettre en place pour les accompagner, surtout en situation de crise. Jean-Paul Guy, délégué syndical central suppléant de la CFTC pour le Groupe PSA, témoigne :
« Avec la GPEC, nous avons des accords centraux qui nous ont permis de répartir les postes en trois catégories. Les métiers en tension : pour ces métiers, nous n’avons pas assez de personnel pour pourvoir ces postes. Ils sont croissants chez Groupe PSA, passant de 17% en juin 2014 à 32% dernièrement, toutes CSP confondues. Lesmétiers à l’équilibre : pas de problèmes particuliers les concernant. Et les métiers sensibles : sureffectif par rapport au besoin de l’entreprise. Nous faisons le point tous les six mois sur leurs évolutions. Quand la GPEC a été mise en place, en 2014, l’objectif était de permettre d’ajuster les effectifs à l’activité qui, après une crise en 2012, avait un niveau assez critique. Il faut permettre aux personnes de partir volontairement dans les meilleures conditions, en évitant tout plan social. Nous avons d’ailleurs bientôt atteint notre objectif. En 2014, les métiers à l’équilibre était de 60% et ils sont restés stables. Les métiers sensibles sont passés de près de 30% en 2014 à 7% aujourd’hui. Depuis le début, nous avons aussi mis en place le programme « Top compétences » qui permet de suivre une formation complète pour changer de métier, en complément de la transmission d’informations entre pairs sur un nouveau poste. 28% des personnes occupant un poste sensible ont pu ainsi effectuer une mobilité vers un métier à l’équilibre ou en tension en 2017. Pour les métiers du futur, l’intelligence artificielle peut potentiellement soulager la pénibilité sur certains postes. Tout reste à faire. Nous envisageons de créer un métier « data » et de créer un groupe de travail sur l’intelligence artificielle. Nous en sommes aux prémices. »
Image issue du film « L’usine du futur par groupe PSA », mis en ligne sur youtube en septembre 2016
Le champ d’expérimentation technologique est immense et bouge très vite. S’il peut constituer une bonne base, il est vain de penser qu’un plan de formation de l’entreprise puisse projeter avec efficacité, même à moins de 5 ans, l’ensemble des besoins en la matière.
« Le savoir ne sera plus jamais stabilisé. Nous ne pouvons jamais nous reposer sur nos acquis ! »
En effet, la durée de vie d’une compétence technique se réduit rapidement. De 20 ans dans les années 70, elle n’est plus que de 2,5 années de nos jours. L’OCDE prévoit même qu’elle tombe à un an en 2025. Toujours selon cette institution internationale, nous passerons 10% de notre temps hebdomadaire à apprendre en 2060. En équivalent CPF cela représente plus de 200 heures par an. Bien loin des 20 heures actuelles ! Selon l’auteur Michel Barabel, cette situation a sonné le glas des seules « hardskills ». Elles seront à renouveler sans cesse. « Le savoir ne sera plus jamais stabilisé. Nous ne pouvons jamais nous reposer sur nos acquis ! »
« Il faut former à savoir se reconvertir professionnellement »
Suivant cette idée de l’obsolescence rapide des compétences techniques, Frédéric Laloux, auteur d’un ouvrage de référence en management (3), propose d’accompagner les structures à s’organiser selon le paradigme « sentir et s’adapter » plutôt que « prévoir et contrôler« . (4) Penser que des fonctions supports dédiées sont efficaces pour anticiper les besoins de manière globale est peut-être à réinterroger. Et ce n’est certainement pas la seule caractéristique. Les salariés – dirigeants comme collaborateurs – peuvent par exemple être formés à reconnaître davantage l’utilisation de leur intuition dans leur quotidien professionnel, à développer l’intelligence émotionnelle. A voir la beauté dans le droit à l’erreur. (6) A mieux encourager leurs équipes ou leurs collègues à prendre des initiatives. A utiliser le design thinking dans leur service. Etc.
b. Construire et choisir avec les équipes la bonne solution d’intelligence artificielle
Face aux opportunités offertes par les nouvelles technologies, il est de la responsabilité et du devoir des dirigeants de s’interroger sur l’impact d’y recourir à deux niveaux.
- Niveau business : « mes équipes ont-elles eu les moyens de prendre en main voire d’apprivoiser tout ou partie de la dite technologie pour lui trouver une utilité et saisir ses enjeux ? » (5)
Ci-contre, un exemple de démarche pour mieux appréhender l’IA dans toute sa variété pour les équipes martech et adtech.
Imad Bousaid, Strategic Marketing manager pour une entreprise d’intelligence artificielle spécialisée dans l’analyse d’images biomédicales apprécie : « Pour savoir si automatiser une tâche nécessite : une Intelligence Artificielle, comme unalgorithme d’apprentissage automatique (machine learning), ou juste un algorithme sans base de connaissance (effectuer une opération simple, comme VBA sous excel par exemple), ou bien recourir à un robot intelligent, comme ceux utilisés dans les dépôts d’Amazon, il faut d’abord déterminer d’abord les résultats attendus de l’automatisation : réduction de coûts ? qualité ? productivité ? efficience ? etc. Chez nous, par exemple, pour interpréter des images médicales sans médecin, nous recourons à l’intelligence artificielle. »
- Au niveau de l’organisation elle-même et de ses parties prenantes : « Quel impact cette adoption a-t-elle sur les conditions de travail et la santé de mes salariés ? » « Combien d’ETP aujourd’hui cette technologie va-t-elle remplacer ? » « Que vont devenir ces ETP au sein de mon organisation ? » « Est-ce souhaitable ? » « Le cas échéant, ces personnes sont-elles armées pour retrouver un travail en dehors de l’organisation ? »
Que vous soyez engagé.e dans une GPEC ou non, il est judicieux de mettre en place un plan adéquat pour limiter les effets négatifs et assurer l’organisation de bénéficier de ses bienfaits. Comment ?
En cartographiant l’expérience des salariés face à une solution d’IA (experience map, cf. quelques exemples ci-dessous), selon les différentes typologies de collaborateurs (symbolisées par des personas, exemples également ci-dessus). (5) Il est ensuite plus facile d’accompagner les changements, comme expérimenter ou déployer une nouvelle technologie par exemple.
Vous pouvez aussi vous rapprocher d‘organisations qui visent à réguler les développements de l’IA par des avis et des principes sur les règles à suivre, comme Open AI ou Partnership on AI. Le nom complet de ce dernier est « Partnership on AI to Benefit People and Society ». Créé fin 2016, il réunit déjà plus de 70 personnalités, issues des mondes académiques et privés, dont l’ensemble des GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon). Autre organisation, plus ancienne : Future of life Institute, dont l’un des ambassadeurs est Elon Musk, le polémique patron de Tesla. Elle ne traite pas uniquement des dangers de l’intelligence artificielle. Le site est traduit en français. Le lien vers lequel je vous ai redirigé s’ouvre à « Comment l’IA peut-elle constituer un danger ? ». Vous verrez dans l’extrait qui suit que le ton est loin d’être ennuyeux ou académique : « Si l’on demande à une voiture intelligente et obéissante de nous emmener à l’aéroport aussi vite que possible, il se peut que nous arrivions à destination poursuivis par des hélicoptères et couverts de vomi, la voiture ayant fait non pas ce que nous voulions, mais littéralement ce que nous lui avions demandé de faire. »
Extrait des principes proposés par « Patnership on AI to Benefit People and Society »
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II. Modification d’emplois : encourager la négociation collective pour éviter les discussions infructueuses concernant les refus
En France, en l’état de la jurisprudence, toujours selon les avocates Me Gépy Koudadje et Me Nabila Fauché-El Aougri, l’évolution des tâches d’un salarié est appréhendée de deux façons :
- Les conditions de travail sont changées. Cela relève du pouvoir de direction de l’employeur.
- Le contrat de travail est modifié : l’accord du salarié est exigé.
Partons du principe que les fiches de postes sont toujours précises et respectées à la lettre. (Et que cela a un intérêt).
« Ce n’est pas dans ma fiche de poste ! «
Comme consultants, nous entendons régulièrement ce type de remarque : « Ce n’est pas dans ma fiche de poste !« . Dans le contexte actuel, c’est une hérésie. Elle traduit souvent une politique de marque employeur défaillante. Un drame quand l’agilité et la polyvalence sont des enjeux majeurs pour ces mêmes employeurs.
Dans le cas où seules les conditions de travail sont changées selon le juge, l’employeur peut de son plein droit et unilatéralement (Cass. soc., 29 nov. 2007, n°06-43.979) affecter le salarié à de nouvelles tâches, « à condition qu’elles correspondent aux qualifications professionnelles du salarié et n’entraînent pas de réduction de son niveau de responsabilité« . Lorsque le salarié « refuse de se soumettre au changement de ses conditions de travail », l’employeur est « autorisé à le sanctionner en engageant, si besoin, une procédure de licenciement pour motif personnel. »
Les spécialistes du management relèvent la brutalité de telles décisions, qui vont à l’encontre des meilleures pratiques pour susciter adhésion, engagement et polyvalence du salarié. Ce mode de décision, légal, n’est par exemple pas appliqué chez Google. Il trahit une culture traditionnelle et pyramidale. Le collaborateur infantilisé y est pourtant à la fois souvent sommé de « se responsabiliser ». Des formations et ou des facilitateurs en mission peuvent transmettre des techniques pour diagnostiquer et accélérer l’assouplissement de tel type de management. (3)
Dans le cas où c’est le contrat de travail qui est modifié, le salarié est confronté à la modification de ses conditions de travail, au niveau de ses qualifications et/ou de ses responsabilités. Le salarié est en droit de le refuser. Et même ce refus ne constitue pas une cause réelle et sérieuse de licenciement. Les juges contrôlent la nécessité pour l’employeur de procéder à une telle modification. (Cass. soc., 28 janv. 2005, n°03-40.639)
Dresser la liste des emplois impactés par de nouvelles technologies au niveau des branches
Imaginons, une solution d’intelligence artificielle est mise en place. Un salarié concerné est dans une posture de refus d’exécuter de nouvelles tâches. Quel régime juridique le juge va-t-il appliquer ? Les avocates présagent des débats intenses au cas par cas. Dans leur article, elles préconisent une piste pour simplifier des discussions potentiellement infructueuses sur la nature juridique de la transformation de l’emploi, comme sur celle des causes de ruptures de contrat de travail. Cette piste consiste à définir ou préciser le contenu des emplois impactés par de nouvelles technologies grâce à la négociation collective au niveau de la branche relative aux classifications.
Pertinent quand on considère que, dans une entreprise de 50 salariés au moins, si dix salariés ou plus refusent une modification de leur contrat de travail dans une période de 30 jours, l’employeur doit mettre en oeuvre un plan de sauvegarde de l’emploi. Anticiper ces phénomènes est un enjeu décisif puisque les classifications, toujours selon les avocates, sont l’un des 13 domaines dans lequel l’accord de branche prime – sauf garanties au moins équivalentes prévues par l’accord d’entreprise (C. trav. art. L.2253-1).
Un dialogue plus large devra être tenu au niveau des entreprises
Le dialogue social au niveau de la branche ne sera pas suffisant seul. Les avocates rejoignent les spécialistes du management sur le fait qu’un dialogue plus large doit être tenu au niveau de l’entreprise avec les salariés. Le rapport Villano suggère ce dialogue a minima dans le cadre de la négociation annuelle sur l’égalité professionnelle et la qualité de vie au travail par exemple.
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III. Accompagner les licenciements pour motif économique
Juridiquement, l’introduction de nouvelles technologies dans une organisation peut être analysée comme « mutations technologiques ». Les avocates expliquent que ces mutations sont une cause autonome de licenciement économique (Code du travail, art. L 1233-3). Cette cause a aujourd’hui fait l’objet de très peu de jurisprudence, parfois même contradictoire (ex : Cass. soc., 14 nov. 2001, n°99-44.686 versus Cass. soc., 13 mai 2003, n°00-46.766).
Que les organisations soient en mesure d’acquérir les nouvelles technologies pour développer leur activité ou qu’elles soient contraintes de s’y adapter par une réorganisation interne, faute de moyens pour y investir; que ce soit pour motif de « mutations technologiques » comme pour motif de « difficultés économiques », ou pour « la nécessité de sauvegarder la compétitivité », les avocates craignent que, dans tous les cas, les licenciements pour motif économique soient en proie à une augmentation dans les années à venir.
De bonnes pratiques à tirer de ce qui aura été fait pour certaine GPEC ? Le Délégué Syndical Central suppléant de la CFTC du groupe PSA complète : « Dans les plans de départ qu’on a réalisé, un DAEC, dispositif d’adéquation de l’emploi et compétences, a été mis en place, ajusté en fonction de la typologie des métiers. »
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Acculturation, formation et expérimentation : les trois clés pour accompagner l’arrivée d’une IA souhaitable dans votre organisation
Pour éviter la catastrophe sociale, les organisations doivent favoriser dès à présent l’acculturation, la formation et l’expérimentation. L’engagement des partenaires sociaux est précieux pour accompagner à temps les schémas les moins brutaux possibles. Quelques pistes ont été données dans cet article sur les thèmes de formation à dispenser : faire confiance à son intuition, diffuser la culture du droit à l’erreur, manager de manière plus collaborative, etc. De même, un exemple a été donné pour que les équipes adtech et martech commencent à s’emparer de l’IA. En premier pas d’acculturation à l’Intelligence Artificielle, il peut aussi être bon d’organiser des « Digital Day » et des programmes de « Reverse Mentoring ».
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Définition de l’Intelligence artificielle et notions connexes, exemples à l’appui
Eclairage d’Imad Bousaid, Strategic Marketing manager dans une entreprise d’intelligence artificielle spécialisée dans l’analyse d’images biomédicales.
- Robot = Machine (hardware + software) qui effectue des tâches de façon autonome. Néanmoins, tous les robots ne sont pas intelligents. Exemples : un robot-aspirateur est intelligent. Dans une usine de l’industrie automobile, certains robots ne le sont pas.
- Automatisation (Automation en anglais) : procédé passant par hardware, un software ou les deux ensembles (robots) permettant d’effectuer d’une façon automatique des tâches prédéfinies, c’est-à-dire sans intervention humaine. L’automatisation ne concerne et ne nécessite pas uniquement les robots. Exemples : un envoi planifié d’une newsletter à plusieurs personnes. Une ligne de production dans une usine.
- Intelligence artificielle = science, algorithme qui reproduit l’intelligence et le comportement humain, il est lié à une base statistique de connaissance apprise préalablement. Une intelligence artificielle n’a pas forcément comme finalité d’automatiser une tâche. Les finalités peuvent être nombreuses. Exemples d’intelligence artificielle : algorithme de reconnaissance faciale, de traitement de langage naturel comme SIRI, . Exemples de finalité : réduire un taux d’erreur, être plus précis, faire baisser une consommation d’énergie, etc.
La contributrice:
Aude Sibuet est Culture Manager. Son expertise est à la croisée de trois domaines: communication corporate, change management et social selling. Elle est spécialisée dans l’accompagnement de la transformation culturelle des entreprises, notamment managériale.
Excellent récap des fondamentaux de la gestion du changement appliqués au contexte actuel.
Comment s’assurer maintenant que l’écosystème suive (par exemple, par l’évolution des conventions collectives)?