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Comment traiter juridiquement la décentralisation ? Les ordonnances blockchain et la Lex Cryptographia

Par Florence G’sell, agrégée de droit privé et professeur à l’Université de Lorraine

Dans un post intitulé «The Meaning of Decentralization», le fondateur d’Ethereum, Vitalik Buterin, distingue trois modalités de décentralisation des systèmes informatiques:

  • la décentralisation de l’architecture, qui dépend du nombre d’ordinateurs constituant le système,
  • la décentralisation politique, qui dépend du nombre d’individus ou d’organisations contrôlant les ordinateurs constituant le système,
  • la décentralisation logique, qui dépend du caractère monolithique ou non du système, ceci pouvant s’évaluer en vérifiant si la scission du système en deux conduirait, ou non, à l’apparition de deux parties qui continueraient à fonctionner de manière indépendante.

Buterin poursuit par des exemples tirés d’organisations ou de systèmes existants qui n’ont rien d’informatique: les sociétés (corporations), les langues et… les systèmes juridiques. Alors que les systèmes de droit civil se caractérisent par une élaboration centralisée du droit, les droits de Common Law se construisent à partir de précédents relatifs à des cas particuliers. Certes, reconnaît Buterin, les systèmes civilistes connaissent une certaine décentralisation architecturale puisque les tribunaux y ont une marge de manœuvre certaine, mais ce sont les droits de Common law qui sont véritablement fondés sur une architecture décentralisée. Il reste que les uns comme les autres sont, dit-il, centralisés d’un point de vue logique: le système juridique, quel qu’il soit, est un tout, que l’on ne saurait briser en deux.

Cette centralisation logique est d’ailleurs le point commun entre un système juridique et une blockchain. Si l’on suit Buterin, la blockchain constitue, elle aussi, un système logiquement centralisé en ce qu’elle se comporte comme un seul ordinateur. Elle est, en revanche, décentralisée politiquement puisque «personne ne la contrôle». Et décentralisée architecturalement en ce qu’elle implique une multiplicité de serveurs et d’ordinateurs.

Le propos de Buterin conduit spontanément à se demander si ces «architectures juridiques décentralisées» que sont les droits de Common Law n’auraient pas, de ce simple fait, plus de facilité à appréhender les réseaux décentralisés que les droits de tradition civiliste. Surtout, il met en évidence l’incroyable difficulté, pour un système juridique quel qu’il soit, de traiter de cette réalité inédite qu’est la blockchain. Car il ne s’agit pas seulement de réguler ou d’encadrer mais aussi, tout simplement, de déterminer les effets juridique de ce qui advient sur une blockchain. Organisation décentralisée et quasi-spontanée, la blockchain ne connaît ni dirigeant ni responsable pouvant garantir, à lui seul, la réalité, l’équité, la licéité des opérations. De cette décentralisation tant politique qu’architecturale découle une difficulté irréductible, non seulement à désigner le droit applicable au réseau et aux opérations qui s’y réalisent mais aussi à préciser la portée juridique de ces opérations.

Dans un système juridique comme le droit français, c’est de la loi que l’on attend qu’elle organise et garantisse la pleine sécurité juridique des transactions. Et le législateur français n’est pas resté inactif. Deux ordonnances sont intervenues, à ce jour, pour prévoir la possibilité d’émettre et transférer des actifs financiers sur un registre distribué. L’ordonnance n° 2016-520 du 28 avril 2016 relative aux bons de caisse a autorisé l’émission et le transfert, sur une blockchain, de minibons (bons de caisse dématérialisés). La toute récente ordonnance n°2017-1674 du 8 décembre 2017, imposée par la loi Sapin II du 9 décembre 2016, prévoit l’émission et le transfert, sur la blockchain, de titres financiers non cotés (voir, sur la première mouture de ce texte, F. G’sell et J. Deroulez, «Projet d’ordonnance relative à l’utilisation de la technologie blockchain pour la transmission de certains titres financiers. Une avancée réelle, des précisions attendues», JCP G 2017, n°41, 1046).

Certes, ces deux ordonnances innovent. L’ordonnance du 28 avril 2016 prévoit, par exemple, que l’inscription de la cession de minibons dans un registre distribué (appelé «dispositif d’enregistrement électronique partagé») «tient lieu de contrat écrit» (art. L. 223-13 code monétaire et financier). L’ordonnance du 8 décembre 2017 confère à l’inscription dans un tel dispositif la même portée qu’une inscription en compte. Cependant, les deux textes renvoient à des décrets d’application sur des points essentiels, sans lesquels aucune mise en œuvre effective n’est possible. Or s’il est compréhensible que les précisions d’ordre technique, telles les modalités permettant de garantir la sécurité des transactions, soient laissées au décret, on peut toutefois regretter que les deux ordonnances se soient, l’une et l’autre, abstenues de se prononcer sur les caractéristiques des réseaux concernés, tant la question est d’importance.

Il faut, en effet, déterminer si l’émission et le transfert d’actifs financiers pourront se faire sur des blockchains entièrement décentralisées et ouvertes ou s’ils seront réservés à des réseaux privés. Ce point est majeur. Si le principe d’une blockchain publique est retenu, chacun pourra accéder au réseau, y réaliser des transactions et participer au processus de consensus sans être titulaire d’un droit d’accès particulier. Si le choix penche en faveur de réseaux fermés, seuls les utilisateurs spécialement agréés et disposant d’un droit d’accès pourront effectuer des opérations. Surtout, la décentralisation sera toute relative dès lors qu’un gestionnaire sera nécessaire pour délivrer les droits d’accès et assurer la sécurité des participants. Cette supervision du réseau pourra donner lieu à un véritable contrôle, exercé soit par une seule personne, soit par un ensemble d’organisations (blockchain de consortium). Mais on se trouvera alors bien loin de la décentralisation politique évoquée par Buterin, bien loin de la «confiance distribuée» propre à la blockchain, dont on dit si souvent qu’elle doit permettre de se passer des «tiers de confiance».

La difficulté de cette question redoutable explique sans doute pourquoi aucun choix n’a encore été exprimé ainsi que l’important retard pris dans l’élaboration des textes d’application de la réforme des mini-bons. Sur le fond, on imagine mal, à ce jour, un Etat autoriser l’émission et le transfert d’actifs financiers sur des réseaux non supervisés. Le choix, bien que délicat, devrait, selon toute vraisemblance, porter sur des blockchains faisant l’objet d’un contrôle, quel qu’en soit les modalités, et dont des personnes dénommées, voire agréées, seront responsables. Les décrets d’application devront alors préciser le fonctionnement et la gouvernance de ces réseaux ainsi que les responsabilités des divers participants. Il sera ainsi possible de s’assurer du respect, sur ces réseaux, des règles relatives à la protection des données personnelles, de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme ou des procédures de Know Your Customer (KYC).

Une telle perspective a, certes, de quoi décevoir tous ceux qui sont attachés à l’idéal de décentralisation de la blockchain. Elle pourrait toutefois constituer un premier pas, dans l’attente d’une meilleure compréhension de ce phénomène complexe qu’est la décentralisation. Sans doute sera-t-il possible, dans un second temps, une fois les processus de gouvernance mieux maîtrisés et les questions de responsabilité tranchées, d’accorder plein effet aux réseaux entièrement décentralisés et aux codes qui les régissent. Ce serait alors la véritable émergence de la Lex Cryptographia (P. de Filippi et A. Wright, Decentralized Blockchain Technology and the Rise of Lex Cryptographia, March 10, 2015,  available at SSRN: https://ssrn.com/abstract=2580664).

L’expert:

Florence G’sell (www.gsell.tech) est agrégée de droit privé et professeur à l’Université de Lorraine où elle enseigne principalement le droit des obligations, le droit des affaires et le droit comparé. Diplômée de Sciences Po Paris, où elle enseigne depuis plusieurs années, elle a commencé sa carrière dans la filiale américaine d’une banque française avant de rejoindre une compagnie d’assurance spécialisée dans la couverture des grands risques industriels, puis de choisir la voie universitaire. Ses recherches portent principalement sur le droit des affaires, le droit privé, les modes de règlement des litiges et les nouvelles technologies, qu’elle aborde de manière comparative, à la lumière des droits de Common Law, notamment le droit américain.

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