Congé rémunéré second parent: l’engagement des stars de la Tech française peut-il être suivi par tous?
Par Jean-Louis Bénard, expert FrenchWeb
Un collectif de 105 entrepreneurs signait très récemment dans Les Echos une tribune pour annoncer son intention d’aller au-delà de la règlementation en passant le congé payé second parent à quatre semaines minimum. Le congé second parent représente une véritable opportunité pour le couple de pouvoir gérer de manière équilibrée les premiers mois souvent épuisants qui suivent une naissance. C’est une très belle initiative, qu’il faut saluer.
Pourtant la forme de cette tribune peut laisser perplexe. Pourquoi faire une tribune d’ailleurs? Pour donner l’exemple, pour montrer la voie. Mais à qui? Aux autres entrepreneurs bien sûr. Ils sont « incités » à faire de même en fin de tribune. Mais incités par qui finalement? Des garagistes, des boulangers, de la PME industrielle « lourde »? Non.
Beaucoup de signataires dirigent des structures en hyper croissance, ayant levé beaucoup d’argent, et en recrutement actif. Certains vendent des produits ou des services à forte marge, d’autres ont développé des places de marché, du logiciel. Beaucoup ont des modèles où le revenu n’est pas une fonction linéaire du nombre de collaborateurs (il faut le rappeler, les fonds ne s’intéressent que très peu aux sociétés de service traditionnelles, l’effet de levier n’est pas assez fort).
Avec ce type de business model et ce niveau de cash, financer un mois de congés n’est pas très structurant pour le business. Cependant cela génère une attractivité forte pour les talents. Car le fond de l’histoire est bien là. Les talents. La guerre des talents. On pourrait penser que ces structures vont créer beaucoup d’emploi avec tout cet argent levé, mais outre le fait qu’une bonne partie va partir à l’international ou dans des dépenses marketing, le recrutement de ces entreprises en hyper croissance consiste à trouver rapidement des profils très compétents. Finie l’époque où il suffisait de valoriser des tables de ping-pong. Ces entreprises ont pour la plupart mandaté des cabinets de recrutement qui chassent des profils expérimentés dans l’écosystème existant. Ce n’est pas de la création d’emploi, c’est du « transfert ». On déshabille Pierre moins fortuné pour habiller Jacques.
Cette initiative louable sur le congé parental, bien marketée, relayée même par des membres officiels de nos institutions, est une invitation forte à venir dans ces structures. Mais elle va plus loin. En valorisant combien cette initiative est juste, et en invitant les autres entrepreneurs à la suivre, on met ces derniers en porte à faux. Car ceux qui ne le feront pas seront vus comme des chefs d’entreprise rétrogrades, misogynes. Personne pour rappeler que 99,9% des PMEs sont bien incapables de le faire, tellement la lutte pour la survie est difficile. Ces PMEs ne sont pas dans des situations d’hyper financement. Beaucoup ne vendent pas des services ou des produits à forte marge. Personne pour rappeler que c’est à l’Etat de trouver des solutions pour rétablir l’équilibre du congé parental.
Ainsi la French Tech donne des leçons aux entreprises françaises, invoquant le thème de l’égalité. Mais dans cette histoire, rien n’est égal. Un petit écosystème ultra financé redéfinit à lui seul le territoire de ce qui doit être fait par les autres pour être du côté clair de la force. Membres du collectif, je vous remercie pour cette incitation. Comme beaucoup de dirigeants et dirigeantes de PME, qui emploient au total plus de 3,7 millions de salariés, nous ne pourrons pas y répondre, même si nous serions ravis de le faire. La plupart n’auront même pas le temps de se poser la question, tellement ils ou elles sont happés par leur lutte quotidienne pour faire face, souvent endettés personnellement pour sauver leur entreprise.
Ils ou elles ne sont pas dans une perspective de faire une grosse plus-value sous 3-5 ans, ils construisent quelque chose dans la durée, en créant des emplois, en formant des jeunes, en s’impliquant pour leurs salariés comme inimaginable. Comme vous, mais avec beaucoup moins de moyens et une avec échelle de temps souvent plus longue. Ceux ou celles qui arrivent à dégager des bénéfices les stockent en prévision des moments difficiles, car ils savent que personne ne viendra à leur secours le moment venu. S’ils perdent tout, ils n’écriront pas un article de blog pour dire combien ils ont appris et combien ils géreront mieux la situation la prochaine fois. Ils disparaitront dans l’indifférence générale.
J’ai été entrepreneur dans le digital avant l’éclatement de la première bulle internet. Mes convictions étaient les mêmes à cette époque. J’ai vu ce qu’il advenait d’entreprises hyper financées qui avaient mis en place des choses formidables pour leurs collaborateurs, l’époque du « funky business ». Lorsque le marché se retourne et que les fonds perdent patience, les gens sont remerciés du jour au lendemain par un « désolé, on n’a pas pu refaire un tour de financement ». Fini le monde merveilleux. Ce n’est pas ma conception de l’entreprenariat et de l’engagement moral qu’on doit avoir vis-à-vis de ses collaborateurs.
J’écris ici pour tous les entrepreneurs que j’ai croisés et qui m’ont dit à quel point ils étaient épuisés de voir les étoiles de la French Tech épaulées par l’Etat, hyper financées, leur débaucher des ressources à foison pour finir même par leur donner des leçons sur ce qu’il fallait faire. TechForGood.
L’expert
Jean-Louis Bénard est co-fondateur et CEO de Sociabble, une plateforme utilisée dans plus de 80 pays, qui permet aux entreprises de bien informer et d’engager les collaborateurs, pour qu’ils deviennent des ambassadeurs. Il est également Chairman de Brainsonic, une agence qu’il a fondée en 2003. Auteur ou co-auteur de plusieurs ouvrages, dont «Extreme Programming» (Eyrolles), il est par ailleurs investisseur dans plusieurs startups françaises.
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Cela fait du bien d’entendre une voix dissonante qui appelle à la raison et incite à ne pas se laisser berner par ce qui est surtout un exercice de « virtuel signaling ».