Les Experts

Coronavirus: les 4 règles du décideur pour travailler avec les experts

Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)

La situation est devenue familière avec le coronavirus, et notamment avec la polémique sur l’utilisation possible de la chloroquine: chacun a son avis, les groupes se créent pour défendre le Pr Raoult ou au contraire le critiquer. Régulièrement, on se fait rappeler à l’ordre par des gens qui exigent que seuls les experts puissent s’exprimer sur les questions relatives à la gestion du virus. Le message a semble-t-il été entendu: Depuis trois semaines, les médecins sont massivement présents sur les plateaux de télévision. La France est devenue une grande salle de consultation médicale par procuration. Mais la question demeure: face à une situation complexe et inédite comme celle du coronavirus, qui a le droit de s’exprimer? Dans quelle mesure peut-on faire confiance aux experts? Et surtout, comment le décideur peut-il travailler avec eux?

« Taisez-vous, vous n’êtes pas un expert! » qui ne s’est fait rabrouer récemment en essayant de discuter un aspect de la crise actuelle du coronavirus? Seuls les experts auraient le droit de parler. Cela semble logique après tout: la situation est complexe et si chacun y met son grain de sel sans rien y connaître, ça va être le chaos. Logique oui, mais pas si simple car la question est bien plus compliquée que cela.

Laisser parler les experts est typiquement un argument d’autorité: plutôt que discuter sur le fond, on exclut des participants de la discussion sur la base de leur expertise. Or c’est difficilement défendable dans une société comme la nôtre: permettre aux citoyens d’avoir un débat éclairé sur les sujets concernant la collectivité était au cœur du projet des lumières et de l’école de la République. L’article 15 de la déclaration des droits de l’homme précise d’ailleurs que la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration.

Expert de quoi?

Poussé à l’absurde, l’exigence préalable d’expertise pour avoir le droit de se prononcer sur un sujet amène à un blocage. Car expert de quoi finalement? Le médecin urgentiste n’est pas un épidémiologiste, qui lui-même n’est pas virologue, qui lui-même n’est ni infirmier ni psychologue ni statisticien. La régression à l’expertise est infinie car personne ne peut être expert de la totalité d’un problème complexe.

Chacun ne peut avoir qu’un petit bout de l’expertise nécessaire, et ce d’autant moins que ces problèmes complexes sont ouverts, c’est à dire infinis: on voit bien que le coronavirus touche aujourd’hui absolument tous les aspects de notre vie: la santé bien-sûr, mais aussi l’économie, la morale, l’approvisionnement, les relations au sein du couple, la gestion des enfants, etc. Il faut donc une multitude d’experts sur tous ces sujets pour mieux l’aborder et tous ne vont pas être d’accord entre eux. Le tweet désespéré d’une journaliste qui venait d’animer un débat avec des experts qui n’étaient d’accord sur rien est tout à fait caractéristique d’une telle situation.

Sans compter que l’expert peut aussi mentir, naturellement, pour des raisons variées. Lorsque Jérôme Salomon passe les premières semaines à expliquer que le port généralisé du masque serait inutile, il essaie peut-être d’éviter une panique en sachant très bien que la France ne serait pas capable de fournir les masques si chaque Français devait en porter. C’est la fameuse justification « mentir pour la bonne cause », lorsque l’expert sort de son domaine d’expertise pour prendre la place du politique.

L’expert est l’homme du passé

L’expertise est encore plus difficile face à un événement inédit. Comme le souligne le psychologue et spécialiste de la décision en incertitude Daniel Kahneman, les deux conditions pour acquérir une expertise sont, d’une part, un environnement suffisamment régulier pour être prédictif, et d’autre part, une opportunité d’apprendre des régularités au travers d’une pratique prolongée. Ce n’est évidemment pas possible face à un événement inédit. Une expertise est en effet toujours rétrospective; elle repose sur la connaissance des faits du passé. L’expert peut dire ce qui a été, c’est l’objet de son expertise, mais cela ne signifie pas qu’il soit capable de nous dire ce qui sera, pour la simple raison qu’il n’y a pas de lien naturel entre ce qui a été et ce qui sera.

L’histoire est pleine d’experts ayant fait des prédictions erronées en oubliant cette règle d’airain. La raison est que tout événement complexe est au moins en partie inédit; aucune épidémie n’est comme une autre, et chacune comporte donc une part importante d’incertitude. Face à cette incertitude, l’expertise n’est que partiellement utile, car pour reprendre l’expression de Bertrand de Jouvenel, dans cette situation, une méthode éprouvée est souvent une méthode révolue. Lors de la crise de 2008, le président de la Fed était Ben Bernanke, Comme il était un grand spécialiste de la crise de 1929, on a pensé que nous étions entre de bonnes mains, mais c’était oublier que les deux crises n’avaient rien à voir. Être expert d’une situation ne garantit pas qu’on le soit d’une autre, même si les deux semblent très similaires. Cette similarité peut être très trompeuse, avec des conséquences catastrophiques.

Mais surtout, une situation inédite remet en question les modèles mentaux, c’est à dire les croyances profondes sur monde, constitutive de notre identité. Plus l’expertise est forte, plus l’identité d’expert est vécue fortement, et plus la remise en question de ces modèles est difficile. En quelque sorte, l’expert a tellement investi dans son modèle que le coût émotionnel et psychologique d’y renoncer est très élevé. Interrogé par un journaliste ou un décideur, il doit répondre, il doit savoir; dire « je ne sais pas » est presque impossible. L’histoire médicale, comme tous les autres champs, comporte cependant son lot de résistance à l’innovation. En 1840, Ignaz Semmelweis échoua à convaincre ses collègues obstétriciens de se laver les mains avant de procéder à un accouchement.

Est-ce à dire que toutes les opinions se valent? Bien-sûr que non: pour reprendre l’expression d’Isaac Asimov, auteur de science fiction, la démocratie ne signifie pas que mon ignorance a autant de valeur que ton savoir, et que l’interview par Cyril Hanouna d’une demi-mondaine sur son analyse du virus a quelque valeur que ce soit autre que sociologique pour comprendre comment les abrutis voient le monde. Mais une fois que l’on a dit cela on n’est guère avancé, car l’ingénuité peut avoir une grande valeur face à l’inédit. C’est la fameuse légende du Roi est nu: un ingénu, un non spécialiste, quelqu’un qui est extérieur au champ, sera parfois en mesure de faire une proposition originale car il ne sera pas bloqué par les modèles mentaux prévalents des experts du champ. C’est la fameuse expression de Saint Exupéry (je crois) face à une situation compliquée « Amenez-moi un enfant de cinq ans! »

L’expert et la prise de décision

Que tirer de tout cela lorsque l’on considère la prise de décision? Les limites très importantes de l’expertise face à un événement inédit ne signifient pas que les experts sont sans utilité, naturellement, mais que comme tout bon outil, son côté effectif va dépendre de la façon dont on l’utilise et de la connaissance de ses limites. Sur la base de ce qui précède, on peut proposer quatre règles à suivre pour le décideur dans cette situation:

1. C’est le décideur qui décide, pas l’expert: c’est ce que rappelait récemment l’urgentiste Patrick Pelloux, parfaitement conscient de son rôle, ce qui est rare pour un expert. Le rôle du décideur est d’embrasser le problème dans son intégralité, d’avoir une vision stratégique, tandis que les experts restent au niveau tactique, dans leur domaine. La décision n’est pas la somme des décisions tactiques, mais une agrégation, ce qui nécessite de résoudre des conflits. C’est donc du domaine du politique. Par exemple, les médecins recommandent un confinement total, ce qui satisferait leur objectif sanitaire, mais celui-ci asphyxierait l’économie, ce qui qui engendrerait des problèmes très graves à court terme. Seul le décideur peut trancher, c’est son rôle.

2. Le politique s’appuie sur les experts en leur posant des questions: il est très facile pour un décideur, qui est très probablement un généraliste, voire un néophyte face au problème considéré, d’être noyé, voire baladé par les experts qui sont tous convaincus de savoir ce qu’il faut faire mais qui ne voient qu’une partie du problème. La seule arme du généraliste face à l’expert est donc le questionnement, et en particulier le questionnement ouvert. Le décideur ne doit pas avoir peur de poser des questions idiotes, de paraître stupide, et doit toujours se rappeler qu’il sera seul comptable de la décision, et qu’au moment du jugement de l’histoire l’expert aura disparu, ou aura changé d’avis. Il doit donc s’agir d’une conversation, d’un processus de questions réponses, où les questions émergent des réponses précédentes et où ce que l’expert ne dit pas peut être aussi important que ce qu’il dit.

3. La décision se prend sur la base du jugement, pas du calcul: face à l’inédit, la décision doit se faire avec ce que l’on sait à un moment donné, ce qui souvent n’est pas grand-chose. Elle ne peut donc résulter d’un calcul. En 2010, Roselyne Bachelot n’a guère de critère objectif pour décider quelle quantité de vaccin acheter. Si elle en n’achète pas assez et que l’épidémie sévit, elle sera accusée d’incurie. Si elle en achète assez et que l’épidémie est contrôlée, personne ne se rendra compte de rien (un accident évité n’a jamais existé). Si elle en achète trop et qu’il n’y a pas d’épidémie, comme ce qui s’est passé, elle est accusée de gaspiller les fonds publics, voire d’être à la solde du lobby pharmaceutique. En incertitude, le décideur ne peut donc rien faire d’autre, une fois le dialogue avec les experts terminé, qu’exercer son jugement, c’est à dire une appréciation subjective et circonstancielle permettant de former une opinion sur ce qui va advenir, et se préparer à l’interview vengeresse d’Élise Lucet.

4. La décision est un processus créatif, pas un choix d’options pré-existantes: le propre des situations inédites est qu’elles n’ont jamais été rencontrées avant; l’incertitude qui les caractérise nécessite donc une approche créative: à situation nouvelle, solution forcément nouvelle. Tout repose donc sur la façon dont le décideur va permettre à ce processus créatif de prendre place au sein de l’appareil de décision. L’attitude du président Kennedy durant la crise des missiles de Cuba en 1962 est un modèle en la matière. Insatisfait de l’option unique proposée initialement par les militaires, il a constitué un groupe et l’a forcé à trouver d’autres solutions.

En fin de compte, il y a un juste milieu entre vilipender les experts parce que ceux-ci se trompent souvent et les suivre aveuglément en s’interdisant de poser des questions. L’expert est une partie prenante aux décisions qui doivent être prises, mais il est important de comprendre les limites de l’expertise, de développer en quelque sorte une sociologie de la connaissance pour l’utiliser au mieux afin de faire émerger des solutions créatives aux problèmes inédits qui se posent à nous dans les circonstances présentes.

Pour en savoir plus sur la difficulté d’anticipation de crise en incertitude, lire Le coronavirus, situation inédite: les décideurs sont-ils coupables d’impréparation?. Sur l’incertitude, lire En situation de crise: Les trois lignes de conduite du dirigeant. Sur l’importance des modèles mentaux en situation de crise, lire Les quatre rappels douloureux du coronavirus sur la prise de décision en incertitude.

Sur les modèles mentaux, constitutifs de notre identité et sur la base desquels nous prenons nos décisions, voir mon ouvrage Stratégie Modèle Mental co-écrit avec Béatrice Rousset.

Ceux qui s’intéressent aux relations entre le décideur et le conseiller liront avec profit le remarquable article de Jack Davis intitulé « The Kent-Kendall debate » au sujet d’une dispute fameuse au sein de la CIA sur son rôle. Paru en 1949, il reste entièrement d’actualité. Il peut être consulté ici.

Le contributeur:

Philippe SilberzahnPhilippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.

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