Croissance: peut-on échapper au côté obscur de la force?
Beaucoup d’entreprises lancées avec une vision alignée sur des valeurs humanistes finissent souvent loin de leurs bases dès que la croissance s’accélère. Comme si l’élargissement des équipes combiné aux enjeux financiers poussait inexorablement les organisations vers le côté obscur de la force. Une fatalité ? Peut-être pas. Exemple avec le programme Conscious Business adopté par Jeff Weiner pour LinkedIn.
Peur, manipulation, rejet de la faute : la réalité des entreprises
Vous avez sûrement en tête un leader charismatique dont vous êtes fan, porteur de valeurs humanistes, patron d’une entreprise en croissance, de taille un peu significative (voire d’un grand groupe), avec laquelle vous êtes régulièrement en contact. Paradoxalement, vos relations quotidiennes avec cette entreprise vous font penser à tout sauf aux valeurs portées par le ou les fondateurs. Rien d’étonnant à cela. Arriver à propager au-delà d’un premier, voire d’un second cercle, de manière effective, les valeurs qui sont le fondement même de l’entreprise est extrêmement difficile dans une entreprise en croissance.
Le rythme des embauches, la pression sur l’atteinte des résultats, la rapidité avec laquelle l’entreprise doit s’adapter au changement de son organisation et de son écosystème multiplient les obstacles. Les individus dans l’organisation, parfois livrés à eux même et à leurs peurs, basculent du mauvais côté. George Washington Carver n’avait pas attendu Maître Yoda pour l’expliciter : « La peur de quelque chose est la graine qui mène à la haine des autres, et la haine portée en soi finit par détruire celui qui la nourrit ». Combien d’entreprises dites « de formidables modèles de croissance » sont en réalité tractées par la peur, le rejet de la faute sur l’autre, la manipulation ? Des légions. La machine bascule du côté obscur et les individus s’y débattent, tentant de masquer la réalité derrière le paravent du paraitre social, de l’efficacité marketing de la marque employeur, du « tu as de la chance de travailler dans cette boite ».
Depuis toujours ce sujet me parait essentiel. Brainsonic, mon entreprise, va bientôt dépasser les 150 personnes. L’étape où il est très complexe pour le premier cercle d’assurer la propagation des valeurs fondamentales par ce que j’appelle la tradition orale : « regarde comment je fais, fais de même et ce sera aligné sur les valeurs fondatrices ». Les gens n’ont pas besoin d’une liste de valeurs qu’on leur remet dans leur livret d’accueil. Ils ont besoin d’appréhender des attitudes et des pratiques simples qui, dans leur quotidien, leur permette d’être alignés avec ces valeurs, de manière consciente.
Conscious Business, le programme de Fred Kofman
J’ai longtemps cherché un programme d’accompagnement qui puisse adresser correctement le sujet. Difficile à trouver. Trop théoriques, incompatibles avec une recherche de la performance, impraticables…ma bibliothèque est remplie de livres qui finalement n’ont pas dépassé le stade de la première lecture. Lorsque Jeff Weiner, le patron de LinkedIn (qui porte pour moi ces valeurs humanistes) a fait appel à Fred Kofman, le fondateur du programme Conscious Business, j’ai été intrigué. Lorsque Jeff Weiner a décidé d’embaucher Fred Kofman comme VP Leadership tant ce programme lui semblait clé pour LinkedIn, et de mettre à disposition le programme pour toutes les entreprises, je m’y suis intéressé. Après réflexion, nous avons lancé ce programme chez Brainsonic. Pourquoi ? Qu’y a-t-il de si extraordinaire dans ce programme ?
Quitter le pilotage automatique et les comportements instinctifs
Face à la peur, la pression, le stress, le collaborateur revient naturellement à un comportement instinctif. Nous sommes ainsi faits. Exemple : je reçois un mail agressif, je sais que je ne dois pas y répondre immédiatement car cela va amplifier le problème, et pourtant une fois sur deux j’y réponds. L’instinct reprend le dessus.
Ce comportement instinctif n’est pas contrôlé car la plupart du temps nous travaillons en mode « pilotage automatique », un peu comme pour un trajet bien connu en voiture : on ne prête plus attention au fait même de conduire. Le cerveau fait le travail en mode inconscient. Il en est de même dans notre quotidien au bureau, et dans nos interactions avec les autres. A aucun moment nous nous demandons pourquoi nous pensons ce que nous pensons, ni pourquoi l’autre est en train de penser ce qu’il pense (ou ce qu’il dit penser).
Le programme Conscious Business a pour objectif de débrayer le pilotage automatique. De convertir des attitudes et des pratiques « inconscientes » et dévastatrices en attitudes et pratiques « conscientes », performantes pour l’entreprise, pour la collaboration entre les individus et pour le « soi ».
Exemple : la victime inconditionnelle
Terminons par un exemple d’attitude inconsciente qui ravage les entreprises et qui est adressée par le programme (parmi 7 attitudes) : la victime inconditionnelle. Nous y avons hélas tous recours.
L’attitude de la victime inconditionnelle consiste à attribuer la responsabilité d’un problème à des facteurs externes incontrôlables : les autres (par leur incompétence, leur stupidité ou leur manipulation) ou même des facteurs plus larges (le contexte économique par exemple). Lorsque je suis en réunion, que le téléphone sonne et que je dis « désolé je dois prendre cet appel », je suis dans le cas de la victime inconditionnelle. Effectivement le téléphone sonne, c’est un client important, mais c’est finalement moi qui choisis de mettre à mal la réunion en décrochant. Je ne suis pas totalement étranger au problème.
La difficulté fondamentale de l’attitude de la victime inconditionnelle, c’est qu’en choisissant de m’exclure du problème (je ne suis pas responsable), je m’exclus aussi de la solution. Alors que pourtant c’est mon problème, c’est moi qui suis impacté. Fred Kofman y oppose la response-abilité, c’est-à-dire la capacité à assumer au moins une partie du problème pour pouvoir y apporter une solution, étant le premier intéressé.
Ce programme est un exemple parmi d’autres initiatives. Chaque entreprise doit trouver celle qui lui correspond le mieux. Mais les entrepreneurs-dirigeants ont une vraie responsabilité. Nous ne pouvons jouer les victimes inconditionnelles en arguant que ce sont les dommages collatéraux inévitables de la croissance. Il faut agir. Au moins essayer !
Diplômé de l’Ecole Centrale Paris, fondateur en 1994 de l’agence digitale FRA cédée 7 ans plus tard à Digitas, Jean-Louis Bénard a participé à la mise en place des premières plateformes e-commerce en France, dont Ooshop.
Depuis 2003, Il est CEO de Brainsonic, agence digitale et éditeur de la plateforme cloud Sociabble, présente à Paris, Lyon et New-York. Il est également cofondateur de Novathings (objets connectés). Auteur ou co-auteur de plusieurs ouvrages dont Extreme Programming (Eyrolles), il intervient en tant qu’ Advisory Board Member à Ecole Centrale Paris Executive Education.
- Ask A VC : comment modéliser un compte de résultat — Partie 6/6 : analyse de sensitivité - 21/05/2024
- Ask A VC : comment modéliser un compte de résultat — Partie 3/6 : les Coûts Fixes - 16/01/2024
- Question à un VC : Pourquoi les marges unitaires sont-elles si importantes pour votre modèle d’affaires? - 13/11/2023
Merci pour ces infos. Effectivement, le problème évoqué des pertes des valeurs pour les sociétés en fortes croissances… et les idées proposées dans ce Conscious Business ont l’air pertinentes. La responsabilisation, il n’y a que cela de vrai. Rendre chacun conscient qu’il est « cause » sur ce qui lui arrive, au boulot et dans la vie… c’est tout un programme et j’y travaille…