[DECODE] Comment Peloton, à la porte de Wall Street, est devenu un géant des technologies sportives
Mise à jour du 28 août 2019 : Peloton a publié mardi son prospectus d’introduction en Bourse sur le Nasdaq. Le document indique que l’entreprise prévoit de lever 500 millions de dollars lors de son IPO. Elle a enregistré un chiffre d’affaires de 915 millions de dollars en clôture de son dernier exercice fiscal (fin juin 2019), soit +110% par rapport à 2018 (435 millions de dollars). En 2017, le chiffre d’affaires atteignait les 218,6 millions de dollars. En parallèle, les pertes de Peloton ont fortement progressé : 245,7 millions de dollars en 2019, contre 47,9 millions en 2018. Au total, l’entreprise revendique aujourd’hui 1,4 millions de membres disposant d’un compte, et 511 202 membres payants. Avant l’arrivée de Peloton sur le Nasdaq, Tiger Global détient la plus grande part (19,8%) dans l’entreprise, devant True Ventures (12%) et Fidelity (6,8%).
L’Américain Peloton, valorisé en début d’année à plus de 4 milliards de dollars, a entamé mercredi 5 juin sa procédure d’entrée en Bourse auprès de la Securities and Exchange Commission (SEC). Celui que d’aucuns appellent le « Netflix du fitness » s’apprête aussi à débarquer en Europe. Retour sur une formule gagnante qui a transformé un vendeur de vélos d’intérieur et de tapis de course en un géant des technologies sportives.
2012: conception d’un vélo d’intérieur connecté
En février 2012, Tom Cortese, Yony Feng, John Foley, Graham Stanton et Dion Weisler lèvent 400 000 dollars (tour d’amorçage) auprès, notamment du spécialiste du capital-risque de Bullish, et fondent Peloton Cycle. L’entreprise imagine alors un vélo d’intérieur qui sera doté d’un écran tactile de 56 centimètres. Il permettra à des utilisateurs aisés (l’objet vaudra 1 500 dollars lors de son lancement officiel) n’importe où de pédaler chez eux, tout en suivant des cours filmés en direct dans le studio de Peloton à New York, doté de 50 vélos. Ils pourront également suivre ces cours en streaming à la demande.
En décembre 2012, Peloton boucle une série A de 3,5 millions de dollars. Bullish participe de nouveau au tour de table de la start-up, qui accueille également Grace Beauty Capital parmi ses investisseurs. Une campagne de crowdfunding menée en juillet 2013 lui apporte 307 000 dollars supplémentaires pour soutenir la fabrication des premiers appareils.
Un business model axé sur les dépenses après achat
Le marché mondial des vélos d’intérieur est alors en plein essor. En 2013, il pèse 417,35 millions de dollars. Il progressera jusqu’à 546,56 millions de dollars en 2018, soit un taux de croissance annuel composé de 4,6%, selon des chiffres de MicroMarket Monitor. Le marché profite alors d’une prise de conscience croissante sur l’importance d’exercer une activité sportive pour sa santé, d’efforts accrus dans la lutte contre l’obésité, d’inquiétudes liées à la progression du nombre de maladies cardiovasculaires ou liées au diabète, d’une croissance des revenus disponibles et des dépenses individuelles en santé, et d’une hausse du nombre d’initiatives publiques en matière de sensibilisation sanitaire.
Peloton a alors une ambition: profiter de ce marché en croissance en dépoussiérant l’image du fitness à domicile et en siphonnant les clients de salles de fitness comme Flywheel ou SoulCycle. L’idée n’est alors pas de miser sur les revenus générés par les ventes de vélos d’intérieur elles-mêmes, mais davantage sur les dépenses que feront les utilisateurs après l’achat. Ils devront payer 39 dollars par mois pour accéder à la totalité des cours en ligne. Un tarif mensuel finalement similaire à ceux que proposent les salles de fitness, sans avoir besoin de sortir de chez soi.
Chez Peloton, une valeur ajoutée basée sur l’interaction
Quelle autre valeur ajouter à son offre pour empêcher les amateurs de fitness de sortir de chez eux pour aller en salle?
L’interaction, principalement. Entre les utilisateurs d’une part: les cours diffusés en direct sur l’écran affichent par exemple un classement des personnes qui pédalent le plus fort. Plusieurs propriétaires d’un vélo d’intérieur Peloton peuvent aussi interagir entre eux via une webcam intégrée à l’appareil. L’objet propose aussi un accès via Facebook, permettant d’organiser des sessions avec des « amis » ou d’autres utilisateurs qui ont choisi de rendre publique leur participation aux cours en direct de Peloton. L’écran dispose par ailleurs d’une messagerie qui permet de communiquer avec ses co-sportifs pendant les cours en direct. Une reprise des codes des réseaux sociaux qui a fait de l’objet phare de Peloton une plateforme sociale en soi.
D’autre part, entre les utilisateurs et la machine. Le vélo d’intérieur propose une expérience similaire à celle d’un jeu vidéo: il incite l’utilisateur à atteindre différents niveaux et objectifs et affiche sa cadence, sa résistance, sa puissance ou encore le nombre de calories brûlées. Il affiche également la note finale de l’utilisateur, sa position dans le classement lorsqu’il le choisit, ses records, ses statiques hebdomadaires et ses « médailles ». A l’instar des applications de sport ou de santé sur mobile, Peloton mise donc sur deux facteurs clés, essentiels au jeu vidéo, ceux de la progression et de la récompense.
Des instructeurs à 41 000 followers
L’interaction, aussi, et surtout, entre les utilisateurs et les instructeurs. Ces derniers peuvent avoir accès aux données en direct des utilisateurs, en fonction de leur souhait, et peuvent alors interagir avec eux. Conseils techniques, encouragements personnalisés, coaching intensif ou modéré, les instructeurs accompagnent les utilisateurs comme dans une salle de fitness, avec l’avantage des données et leurs possibilités de personnalisation en plus. Des coachs qui interagissent, en plus, avec les internautes sur Instagram ou Facebook, à l’instar de véritables influenceurs.
« Nos instructeurs certifiés d’élite ont chacun leur propre style unique. Que vous cherchiez une approche inspirante ou une session d’entraînement intensif, vous trouverez toujours tout ce qu’il vous faut », promet Peloton.
Les instructeurs de Peloton disposent tous d’une page dédiée à leur storytelling sur le site de l’entreprise. On y apprend ainsi qu’Alex Toussaint (presque 24 000 followers sur Facebook) est tombé dans le fitness à l’école militaire et que sa devise est formulée des mots suivants: « Feel good, look good, do better ». Ou que Jenn Sherman (23 000 followers) est devenue instructrice chez Peloton après avoir envoyé un email au CEO de l’entreprise John Foley titré « VOICI POURQUOI VOUS DEVEZ M’EMBAUCHER ». Ou encore Qu’Ally Love (41 000 followers) mène une vie qui montre qu’une « femme peut travailler dur tout en s’amusant ».
Après les clients, Peloton siphonne les effectifs des salles de fitness
A ses débuts, Peloton met les bouchés doubles pour attirer ces coachs stars plus charismatiques les uns que les autres. « Les instructeurs qui peuvent contrôler une audience et disposent de grandes connaissances en fitness sont en soi comme des acteurs, et devraient être payés en tant que tels », affirme le CEO John Foley au site spécialisé en fitness Well+Good. L’entreprise décide ainsi de « tripler les salaires en vigueur » dans les centres de fitness.
De quoi siphonner aussi les employés de Flywheel ou SoulCycle, en plus de leurs clients. Les instructeurs de Peloton vont devenir « des célébrités mondiales, capables d’atteindre des milliers de coureurs à la fois, et non 50 », assure alors M. Foley. A tel point que lorsque des instructeurs stars comme Jennifer Jacobs annonceront sur Instagram leur départ de l’entreprise pour « explorer d’autres opportunités », à la manière d’une CEO, plusieurs milliers de réactions suivront en ligne sur différentes plateformes.
Les investisseurs débarquent
Des promesses et un modèle qui ne manquent pas également d’attirer les investisseurs. En avril 2014, Peloton boucle sa série B. La levée atteint cette fois-ci 10,5 millions de dollars et réunit Tiger Global Management (Xiaomi, Facebook, SoftBank), investisseur principal, et Bullish. Un an plus tard, une série C de 30 millions de dollars, toujours menée par Tiger Global Management, voit True Ventures (Fitbit, Duo Security, MoviePass) faire son arrivée parmi les soutiens financiers de Peloton. En décembre 2015, Peloton réunit 75 millions de dollars dans une série D menée par L Catterton, également investisseur de Flywheel. Puis une série E de 325 millions de dollars est bouclée en mai 2017.
L’entreprise atteint alors le statut de licorne avec une valorisation à près de 1,25 milliards de dollars. Elle dispose également d’un studio à New York, d’un autre à Chicago, et de 22 showrooms à travers les Etats-Unis. Le vélo d’intérieur de Peloton coûte alors presque 2 000 dollars et l’entreprise produit douze heures de contenu vidéo par jour. Parmi les clients qui payent les 39 dollars par mois pour avoir accès à la totalité de ce contenu: David Beckham, Hugh Jackman, Ellen DeGeneres, Michael Phelps, Leonardo DiCaprio, Barack et Michelle Obama, Kate Hudson, Richard Branson…
Le financement doit servir à ouvrir 40 magasins aux Etats-Unis fin 2017, à étendre l’offre de livraison à dix pays, contre trois mi-2017, ainsi qu’à ouvrir un nouvel espace de fitness de presque 2 800 mètres carrés à Manhattan. Fidelity (Uber, Roku), Kleiner Perkins (Uber, Looker, Google, Twitter, Groupon, Beyond Meat), Wellington Management (Uber, Harry’s, Redfin) ou encore CGV Capital (Alibaba, Square, Zendesk) font leur arrivée en tant qu’investisseurs. Déjà, des analystes misent alors sur une entrée en Bourse imminente. Mais c’est sans compter une série F de 550 millions de dollars bouclée en août 2018. Elle est menée par TCV (Facebook, Netflix, LinkedIn, Spotify). Au total, Peloton aura levé presque un milliard de dollars en six ans et le géant du fitness est désormais valorisé à 4 milliards de dollars.
2018: Peloton diversifie son offre
En janvier 2018, peu avant son financement de plus d’un demi-milliard de dollars, Peloton annonce le lancement d’un tapis de course, le Peloton Tread. L’entreprise confirme son ambition de vider les salles de fitness de leurs clients les plus aisés. Le produit coûtera presque 4 000 dollars et est équipé, comme le vélo d’intérieur, d’un écran tactile haute définition qui donne accès à des cours en direct à la demande. Le tarif de l’abonnement mensuel est également de 39 dollars par mois.
Quelques mois plus tard, en juin 2018, l’entreprise aux désormais un million d’utilisateurs et 450 000 appareils vendus lance son application, Peloton Digital. Disponible sur iOS, elle propose des vidéos de cours à la demande et illimitées pour 20 dollars par mois. Les thématiques: le fitness à la maison, toujours, mais aussi le yoga et le cardio. Peloton lancera également (en mai 2019) sur son application un programme de préparation au marathon de 18 semaines, appelé Road to Your 26.2.
En juin 2018, toujours, Peloton effectue sa première acquisition, pour un montant non dévoilé. Il s’agit de Neurotic Media, spécialiste BtoB de l’agrégation, du streaming et du téléchargement de musique en ligne. Fondée en 2001 à Atlanta, l’entreprise promet aux marques « d’influencer les comportements consommateurs via l’utilisation de chansons et d’artistes à succès ». Shachar Oren, le CEO de l’entreprise, devient alors vice-président de Peloton. Neurotic Media continue à opérer en tant qu’entité indépendante et peut continuer à travailler avec des clients tiers. Mais Peloton entend utiliser la plateforme de marketing musical pour « fournir à ses membres une expérience musicale enrichie ».
« Pour nos membres, la musique est devenue un élément central de l’expérience Peloton et ils la classent immanquablement comme l’un des aspects les plus importants de la marque », souligne alors Paul DeGooyer, head of music de Peloton. Un commentaire qui, plus tard, causera quelques difficultés à Peloton.
La musique, élément central et sujet de tension
Car la musique, justement, marquera un épisode délicat pour le géant des technologies sportives. En mars 2019, neuf éditeurs de musique, tous membres de la National Music Publishers’ Association (NMPA), association professionnelle du secteur de l’édition musicale américaine, poursuivent Peloton en justice. Ils accusent l’entreprise d’utiliser sans autorisation et volontairement plus de 1 000 chansons dans ses contenus vidéo. Ils lui réclament plus de 150 millions de dollars en réparation. Parmi les artistes concernés figurent Rihanna, Lady Gaga, Ed Sheeran, Justin Timberlake ou encore Bruno Mars.
« Peloton a reconnu publiquement que pour ses utilisateurs, ‘la musique est devenue un élément central de l’expérience Peloton et ils la classent immanquablement comme l’un des aspects les plus importants de la marque’ », reprend la plainte. « Malheureusement, au lieu de reconnaître le rôle essentiel que jouent les auteurs-compositeurs pour l’entreprise, Peloton a bâti son activité en utilisant leurs oeuvres sans autorisation ou indemnités justes », accuse le président et CEO du NMPA David Israelite. « Il est inimaginable qu’une entreprise de cette taille et aussi sophistiquée puisse penser qu’elle peut utiliser de la musique de cette manière sans les licences adéquates pendant si longtemps », ajoute-t-il.
Suppression de contenus vidéo
Peu après le dépôt de cette plainte, Peloton commence à supprimer de sa plateforme des centaines de contenus vidéos qui incluent les chansons en question. Pour M. Israelite, les premières victimes de la plainte, « dernier recours après des mois de discussions qui n’ont rien donné », et des manquements de Peloton, sont les utilisateurs. Selon The Verge, ces propos se confirment: alors que les entreprises de fitness deviennent de plus en plus des entreprises de divertissement, leurs « oublis », lorsqu’il s’agit de rémunérer les artistes dont ils utilisent les oeuvres, pénalisent les utilisateurs. Ces derniers se voient par exemple forcés de « faire défiler les cours pendant au moins cinq minutes » avant de « trouver une playlist avec 50% de chansons convenables ».
Fin avril, Peloton riposte avec sa propre plainte et accuse les éditeurs en question et la NMPA de pratiques anticoncurrentielles. L’entreprise new-yorkaise assure qu’elle dispose de licences de tous les principaux labels majors et indépendants, éditeurs et organismes de droits d’artistes. Le dossier est toujours en cours de traitement aujourd’hui.
Une procédure d’entrée en Bourse « confidentielle »
Un autre dossier judiciaire vient obscurcir les ambitions boursières de Peloton. Au moment où l’entreprise lance sa procédure d’introduction en Bourse début juin 2019, le Bureau américain des brevets et des marques de commerce annonce qu’il va réexaminer la validité de trois licences produits de Peloton contestés par Flywheel. En septembre 2018, Peloton avait, lui, déposé une plainte contre son rival pour avoir censément copié le modèle de son vélo d’intérieur lors du lancement de son propre modèle, le « Fly Anywhere », en novembre 2017, avec une formule d’abonnement à 39 dollars très similaire à ce que propose Peloton. La décision finale sur la validité des brevets de Peloton devrait être rendue d’ici un an.
Le succès du modèle de sport d’intérieur de luxe de Peloton a convaincu encore d’autres acteurs des salles de fitness de se lancer sur le même créneau. Tout comme Flywheel, SoulCycle ou NordicTrack ont lancé leurs propres versions de vélos d’intérieur connecté ou de contenu sportif à la demande. Mais Peloton, l’early player du fitness connecté à domicile, restera le premier à se lancer en Bourse.
Tout comme WeWork, Slack et Pinterest, l’entreprise a choisi de déposer un dossier « confidentiel » – ce qui permet de ne pas dévoiler les détails ou le calendrier de l’opération – auprès du régulateur américain. Peloton rejoint également d’autres géants de la Tech américaine comme Uber ou j dans les IPO très attendues cette année. Une différence majeure, toutefois: Peloton est une entreprise rentable. Le CEO John Foley avait indiqué en 2018 que Peloton allait enregistrer un chiffre d’affaires de 700 millions de dollars cette année-là, contre 400 millions de dollars en 2017.
Peloton, bientôt en France ?
Parmi les défis qui attendent Peloton aujourd’hui: une concurrence croissante, née du succès-même de son modèle qui combine hardware, software et média ; un coût de production élevé, compensé notamment aujourd’hui par un package « basique » à 2,245 dollars pour le vélo d’intérieur et un tapis de course à 4 295 dollars ; et un possible besoin de diversification en termes d’offre. Sur ce dernier point, des internautes ont découvert l’existence de l’URL pelotonrowing.com, enregistré au nom de Peloton Interactive, suggérant le possible développement d’un rameur Peloton. De quoi venir concurrencer le rameur connecté d’Hydrow, un autre Américain spécialisé dans le sport connecté (et soutenu également par L Chatterton).
Après un lancement au Royaume-Uni et au Canada à l’automne 2018, Peloton prévoit de s’ouvrir à l’Allemagne, son troisième marché hors des Etats-Unis, d’ici à la fin de l’année. Il s’agit en outre de la première fois que les contenus seront proposés à une audience non-anglophone. Les vélos d’intérieur seront vendus dans des showroom ouverts cette année dans différentes villes allemandes, au prix de 2 290 euros. L’abonnement, lui, sera à 39 euros (soit environ 44 dollars) par mois. Les futurs clients germaniques disposent déjà d’un site dédié en allemand. Pour le moment, Peloton ne livre pas en France, mais une page globale suggère que le géant des technologies sportives ne devrait pas s’arrêter là.
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