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[Expert] Désinformation, manipulations… Le public est-il son propre bourreau? Par Cyrille Frank

“Médias : à quoi peut-on se fier” ? Cette question posée par Julien Lecomte dans son ouvrage tombe à pic après le fiasco médiatique de Boston. Erreurs, manipulations, story-telling… Julien passe en revue les différents travers des médias d’information, et comme dans l’exemple de Boston, évoque aussi le rôle non négligeable du public.

La chasse à l’homme des poseurs de bombes de Boston via les réseaux sociaux a pris fin le 21 avril, avec l’arrestation d’un des deux suspects. Durant près d’une semaine, les fausses informations se sont multipliées sur Twitter ou dans la presse.

Une 3e explosion inventée, une arrestation précoce qui n’avait pas eu lieu, la photo d’un innocent diffusée sur Reddit… On a assisté à une grande confusion de la part des réseaux autant que des médias sur cette histoire. A tel point que le FBI lui-même a demandé à l’agence AP d’être plus prudente.

Cette affaire entre en résonance avec le propos de Julien Lecomte, agrégé en sociologie des médias, qui a publié récemment “Medias : influence, pouvoir et fiabilité”. Julien examine les risques prêtés aux médias et les passe au tamis des études et de sa réflexion.

Il constate d’abord, d’après son propre sondage, que les médias sont frappés d’un fort discrédit, puisque 79% de son panel pensent être manipulés par les médias et 73% estiment que les médias sont orientés idéologiquement. Un sentiment qui est confirmé chaque année par le baromètre TNS-Sofrès/Télérama, même si le chiffre est plus faible : 63% jugeaient en 2011 que les journalistes n’étaient pas indépendants des partis politiques et du pouvoir, et ils étaient 58% à penser la même chose vis à vis des pouvoirs économiques.

La séquence de ratés que nous venons de vivre ne va pas arranger les choses. Surtout si certains considèrent ces erreurs normales et juste révélatrices d’une nouvelle façon de concevoir l’information, en réajustements permanents (“work in progress”).

Livre Julien Lecomte -mediaculture.fr ©L'Harmattan

Livre Julien Lecomte – ©L’Harmattan

SPECTACULARISATION ET SCENARISATION

C’est d’abord la déformation de l’information pour motifs économiques que l’auteur met en exergue. La course au buzz, le besoin de faire de l’audience qui détermine les ressources publicitaires du média sont les écueils les plus visibles. Et sans doute pas étrangers aux emballements médiatiques de Boston : publier vite cette information pour remonter le premier dans Google News, ou capter un maximum de téléspectateurs sur les chaînes d’info en continu.

Des erreurs liées aussi au manque de temps laissé à la vérification, par souci d’économie là encore. Il faut produire rapidement, quitte à se reposer sur le travail supposé des confrères (“la médiacratie” selon l’auteur), à commencer par les agences de presse, en amont de la production de nombreuses nouvelles. Et catastrophe lorsque l’agence se trompe : tout le monde met alors la tête dans le sac.

L’usage du spectacle constant, comme cette chasse à l’homme 24h/24h, n’est pas sans rappeler le “Prix du danger”, film d’anticipation évoquant les dérives de la télé-réalité avant l’heure. Scénario qui a inspiré peut-être le Hunger Games plus récent.

Mais les médias mettent en scène une scénarisation, un story-telling parfois plus subtils.

“Une des caractéristiques des médias pour rendre l’information plus attrayante, “digestible”, est de la “mettre en récit”, rappelle Julien Lecomte.

Il cite Vladimir Propp et Algirdas Julien Greimas, pères fondateur de l’analyse de récit qui ont défini des schémas récurrents. Le héros, l’agresseur, l’auxiliaire, l’objet de la quête pour Propp. Le héros, l’adjuvant, l’opposant, l’objet du désir… pour Greimas.

A Boston, la police, aidée du public, devait coincer l’agresseur pour rétablir la paix et la justice. Pas vraiment d’opposant ici, si ce n’est des hasards de circonstance qui créent des rebondissements dramatiques (la mort du policier) et prolongent la quête jusqu’à la victoire. Manque le dénouement final : la confrontation pour connaître les motifs du mal, puis la sanction qui viendra clore cette tension émotionnelle croissante, dans un grand exutoire défoulatoire.

EDULCORATION ET CONSENSUS

Julien évoque là cette tendance des médias à :

“lisser les émissions pour ne pas bousculer leur audience, pour la flatter, voire lui permettre de se regarder le nombril”

Un processus que je classe moi-même dans les techniques de story-telling, positives cette fois. Il faut que l’histoire soit jolie et qu’elle apporte du bien-être, du plaisir : la satisfaction de voir la justice triompher, le mérite récompensé, la morale sauvegardée.

L’information devient elle-même divertissement, de manière imperceptible, sous le prétexte de relater de belles histoires “positives”. Un phénomène qui tient compte d’un certain agenda et voit se multiplier les jolis contes du quotidien à Noël ou durant les vacances d’été.

A moins que le processus ne soit exactement le contraire : la déformation par la dramatisation, l’exagération sombre pour faire frissonner dans les chaumières et susciter de l’émotion négative cette fois. C’est ce que dénonce Patrick Champagne dans “la vision médiatique “, cette propension des médias à construire une représentation particulièrement noire des cités et de ses habitants. Image qui devient auto-réalisatrice par effet de mimétisme.

L’IDEOLOGIE PAR LA BANDE

C’est sans doute l’effet le plus puissant des médias et néanmoins le plus difficile à déceler. Julien Lecomte insiste dès le début de son ouvrage sur ce phénomène récurrent qui présente une vision partisane du monde, des choix et positions culturelles masquées.

Une caractéristique même de l’idéologie selon Paul Ricoeur que l’auteur résume bien :

“Pour Ricoeur, une idéologie fonctionne d’autant mieux que sa dissimulation d’elle-même est forte. C’est même sa caractéristique constitutive, corollaire de son propre renforcement”

On la retrouve notamment à travers les clichés : les fourmis chinoises laborieuses, les banlieues forcément tristes, les syndicats “bloquants”, l’Internet pauvre en informations et désinformateur…

Pour Julien Lecomte, “l’influence des médias ne correspond pas tant à des tentatives conscientes de manipulations, qu’à la perpétuation de valeurs et d’idées reçues“.

Mulholland Drive, le film à construire soi-même - mediaculture.fr

Mulholland Drive, le film à construire soi-même – mediaculture.fr

LE PUBLIC COMPLICE !

Le grand mérite de l’ouvrage, outre celui de disséquer tous ces mécanismes (entre autres), est de porter notre attention sur la responsabilité du récepteur.

Nous avons tendance à reporter toute la faute des dérives de l’information sur ses seuls producteurs. Julien vient rappeler fort opportunément notre rôle de co-producteurs du sens et des idéologies elles-mêmes.

La traque sur Internet des poseurs de bombe de Boston et toutes les rumeurs colportées par le public sur Reddit sont un cas extrême de production et diffusion réelle de l’information erronée.

Sans en arriver à une telle contribution exceptionnelle, Julien invoque Paul Ricoeur pour montrer la réappropriation dynamique des discours par la cible, selon le contexte. Ainsi la propagande a-t-elle besoin d’un matériau propice pour trouver un écho : le public lui-même. C’est l’image de la plaque conductrice de silicium ( cf D. Schneidermann).

Paul Lazarsfeld, dès les années 40 a montré dans “the people’s choice”, comment les discours politiques renforçaient les opinions préalables, plus qu’elles ne permettaient de convaincre le public.

De même, Tamar Liebes à travers son étude des téléspectateurs de Dallas dans le monde, montre combien une même émission de divertissement est réinterprétée différemment selon les cultures, les usages, les valeurs initiales. Pourquoi JR est-il si méchant ? Parce qu’il veut le pouvoir et qu’il est sadique pour les uns, parce qu’il est malheureux et ne connaît pas l’amour pour les autres, parce qu’il veut laisser une trace sur le monde etc.

Comme le montrait déjà Umberto Eco dans “Lector in Fabula”, l’oeuvre culturelle est une co-production, qu’il s’agisse d’un livre, d’une série, d’un film (un concept que poussera très loin David Lynch dans Muholland Drive).

Julien Lecomte, fort justement, insiste donc sur la nécessité de se pencher aussi sur nos propres biais cognitifs et d’éduquer aux médias en prenant en considération ce “doute salvateur”. Celui qui interroge : et si j’avais tort ? Et si j’étais influencé ? Si mon opinion était construite sur de mauvaises bases ?

MAITRISER LES OUTILS ET TECHNIQUES D’INFORMATION

L’auteur se félicite du foisonnement des informations et des outils disponibles sur Internet. Wikipedia, en dépit des critiques de fiabilité qu’on peut lui adresser, reste une base de recherche intéressante, ne serait-ce que par l’accès aux sources notées en bas d’article.

Les fonctions de recherche avancées de Google (opérateurs booléens), les moteurs internes des sites qui permettent d’interroger des bases de données dynamiques, les annuaires spécialisés… La base des informations disponibles ne se réduit pas aux résultats de Google.

Fort pertinemment, il insiste sur la la nécessité de trouver des discours discordants de ceux les plus fréquemment diffusés. La démarche de falsification d’une information rejoint la méthode scientifique selon laquelle une théorie scientifique, pour être reconnue comme telle, doit être réfutable (principe de base de l’épistémologie). Ainsi la preuve ontologique de l’existence de Dieu n’est pas une théorie scientifique, car elle n’est ni contestable, ni probante.

L’opinion majoritaire ne dit rien de sa validité. C’est ce que rappelle Jean-Pierre Bacri dans “Cuisine et dépendances” : “La majorité, quelle majorité ? Celle qui se met sa dose de Sigur ros tous les soirs avant d’aller dormir ? Celle qui ne jure que par Diabologum ? Celle qui écoute des groupes chiants comme la mort ?”

Par ailleurs, la perception nous trompe, nous expliquent Descartes, Platon et Kant, ce qui pourrait nous conduire à un relativisme absolu (tout se vaut, il n’ y a pas de vrai, que des vérités relatives), ou pire un nihilisme : rien n’a de valeur, tout est faux et trompeur.

Mais Julien, dans la tradition humaniste, prétend qu’une certaine vérité est accessible et que des informations ont plus de valeur que d’autres, notamment celles qui accroissent le champs de liberté de l’être humain.

Il milite donc pour une éducation aux médias et au développement d’un esprit critique à la fois des sources d’information, mais aussi de nos processus d’interprétation et de transformation, voire de déformation de l’information.

Ce livre remarquable fait une synthèse augmentée de nombreux travaux en s’appuyant sur des exemples de l’actualité récente. Je le conseille en priorité aux futurs journalistes, mais aussi à tous les citoyens soucieux de faire la part entre fantasmes et influences réelles des médias. Et désireux de travailler sur soi, pour s’ouvrir à la vraie intelligence des médias.

Cyrille Frank (@cyceron) est Journaliste, formateur, consultant – Co-fondateur de Askmedia (quoi.info, Le Parisien Magazine, Pôle dataviz). Formateur aux techniques rédactionnelles plurimédia, au marketing éditorial, au data-journalisme. Consultant en stratégie éditoriale : augmentation de trafic, fidélisation, monétisation d’audience. – Usages des réseaux sociaux (acquisition de trafic, engagement…). Auteur de Mediaculture.fr.

cyrille frank

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