[Expert] L’entreprise sociale : trop rapide pour être bonne ? Par Bertrand Duperrin
Résumé : la rapidité dans les échanges que permettent les technologies sociales favoriserait-elle le “Fast Thinking” au détriment du “Deep Thinking” ? Autrement dit, à force d’aller vite et sans profondeur, le dispositif d’intelligence collectif peut-il devenir un accélérateur de bêtise ? Si l’essence même de ces technologies fait que la question peut se poser, la réponse se situe ailleurs. Si l’entreprise se fait dépasser par une technologie et devient l’esclave des usages émergents, qu’elle se laisse guider sans avoir de but ni d’idée précise, c’est possible. Si la technologie se situe comme un levier d’un projet d’entreprise se traduisant par une vision et des principes compris et partagés par tous, au contraire, elle sera un accélérateur d’efficacité organisationnelle.
Quand on y regarde de près, le lien entre des notions telles que l’entreprise 2.0 ou le social business et le lean management ne peuvent être ignorés. On voit bien qu’il y a une certaine similarité dans les approches : suppression des workflows inutiles, désintermédiarisation, focus sur la résolution de problèmes, la conversation et le groupe mis au service de l’apprentissage afin de mieux exécuter les processus….
D’ailleurs Yves Caseau le disait lui-même dans “Processus et Entreprise 2.0 – Innover par la collaboration et le Lean management” dont j’ai déjà parlé ici : les technologies sociales et les usages qu’elles supportent ne représentent pas un risque de chaos qui serait néfaste à la bonne exécution des processus et les démarches lean, bien au contraire. Elles sont en effet un moyen de faire rentrer agilité et apprentissage dans les processus qui deviennent ainsi adaptatifs (pour mémoire un processus dynamique est capable d’être modifié alors qu’un processus adaptatif se modifie de lui-même par l’expérience et l’apprentissage…dans ce cas le gêne du changement est exogène, dans l’autre endogène, idem pour son intelligence).
Il y a peu, Cécil Dijoux a publié une série de billets sur une interview de Michael Ballé réalisée dans le cadre du Lean IT Summit. Et que nous dit ce leader du Lean ?
Le but explicite du Lean est le Deep Thinking – développer les mécanismes de réflexion de chaque employé pour qu’il ou elle puisse voir au delà des évènements ou même des processus pour comprendre les conditions sous-jacentes. Il me semble (mais je n’en suis pas un expert) que les outils 2.0 ont plus une vocation de Quick Thinking en accélérant la transmission de l’information, mais pas sa pertinence ou sa qualité – ce qui a par ailleurs l’effet induit de saturer le temps de réflexion par de la réaction instantané.
Avouez que son argumentation ne manque pas d’intérêt et qu’elle correspond à une inquiétude légitime que beaucoup partagent. Un risque dont personne ne peut légitimement dire qu’il n’existe pas.
Qu’en penser ? Comment traiter le problème ? C’est une question qui dérange peut être mais à laquelle il faut une réponse. Qui tolérerait en effet d’investir dans un dispositif d’intelligence collective qui s’avérerait être un accélérateur de bêtise ? (Un petit tour du web montre que le risque peut devenir réalité à l’occasion…)
Il est clair que les technologies sociales permettent une accélération des flux. Une accélération souhaitée et désirée, mais qui peut potentiellement générer la situation à laquelle Michael Ballé fait allusion.
Ensuite il y a la pratique. La pratique c’est que si ces plateformes permettent l’émergence rapide de tout et n’importe quoi, le bon grain est l’ivraie sont rapidement séparés. D’abord par une forme d’autocensure qui s’avère même parfois néfaste. Ensuite parce que si l’émergence est facilitée et la visibilité accrue, que les conversations relatives à l’information s’organisent plus facilement et à plus grand échelle, les phases de tri, de convergence et d’amélioration de l’information s’améliorent également dans des proportions notables.
Ensuite on voit également des organisations mettre en place un système à deux vitesses. Améliorer le Quick Thinking quotidien et, parallèlement, avoir des personnes qualifiées qui font du Deep Thinking sur certains sujets qui en valent la peine. Dans cette logique, le Quick Thinking enrichit le travail de Deep Thinking. D’autant plus qu’opposer les deux n’est peut être indispensable : certains sujets ont besoin de l’un, d’autres de l’autre.
Ce qui ressort de tout cela est qu’il faut distinguer la technologie du système organisationnel. La technologie accélère les choses, c’est un fait. C’est au système de donner un cadre, une ligne directrice, voire des règles. Si la technologie mal utilisée est un facteur de risque évident, c’est par des dispositifs organisationnels et humains qu’on va orienter les choses dans la bonne direction. Ce qui n’est en rien une nouveauté : c’est le revers de toute technologie utilisée sans garde-fou et sans principe directeur compris de tous. Regardez donc l’email…
Tant qu’on parle de qualité, je rappelle à votre mémoire cet ancien article sur les 14 points de Deming et l’entreprise 2.0. On voyait bien une similarité criante. Mais l’idée était que la philosophie de Deming devait être le cadre, la pensée directrice, et l’entreprise 2.0 (outils et usages) une modalité de mise en œuvre.
De la même manière, si je me réfère à ce qu’écrivait Yves Caseau, le “2.0″ n’est pas le principe directeur. Le principe directeur est le Lean, le 2.0 une modalité de mise en œuvre qui favorise le Lean mais doit en respecter les règles et la philosophie.
Conclusion ?
La technologie de l’information, prise seule, permet beaucoup de choses, mène au pire ou au meilleur. Ce qui n’est en rien nouveau. Par contre ne laissez pas les technologies sociales vous mener par le bout du nez. Ne posez pas des outils en vous disant “on s’adaptera à ce qui émergera car la sagesse des foules aura décidé que c’est ce qui doit être”. La mise en place des technologies sociales doit se faire dans le cadre d’une vision de l’entreprise, avec une philosophie, des buts et pratiques partagées. Et des processus conçus de manière adéquate. Une logique qui commence d’abord dans les têtes et les comportements avant d’aller se nicher dans le SI.
Mais rassurez vous. Il y a peu de chances que le risque identifié par Michael Ballé se réalise. En effet les organisations qui mettent en œuvre de telles technologies hors des philosophies, visions et principes en question se retrouvent souvent avec un réseau social “gadget” inutilisé ou uniquement dédié à d’artificielles conversations de machine à café animées par des community managers faisant office de respirateurs artificiels.
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