Face à la frénésie de l’IA, le collectif Hiatus propose un contre-discours
En plein sommet de l’action sur l’IA, la rhétorique autour de la révolution incontournable ne convainc pas tout le monde. Dans une tribune publiée dans Le Monde, une coalition d’organisations engagées dans la défense des droits humains et environnementaux dénonce une dynamique qu’elle juge dangereuse, à la fois sur le plan social, écologique et démocratique. Sous le nom de Hiatus, ce collectif, qui rassemble notamment La Quadrature du Net, la Ligue des droits de l’homme, Attac et Agir pour l’environnement, alerte sur les conséquences d’une course technologique incontrôlée et réclame une régulation plus stricte.
Loin des discours qui encensent l’IA comme un progrès inéluctable, Hiatus propose un contrepoint radical. Pour ses membres, cette technologie, dans sa forme actuelle, « a d’ores et déjà des conséquences désastreuses », car elle « accélère le désastre écologique, renforce les injustices et aggrave la concentration des pouvoirs ». Loin d’une simple évolution technologique, son déploiement est avant tout un projet politique et économique façonné par de grandes entreprises, sous couvert de modernisation.
Un modèle extractiviste et monopolistique
Loin d’être immatérielle, l’intelligence artificielle repose sur une infrastructure d’une ampleur considérable. Les centres de données qui hébergent les modèles les plus avancés consomment des quantités astronomiques d’électricité et d’eau, tandis que la fabrication des semi-conducteurs et des processeurs nécessaires à leur fonctionnement repose sur l’extraction de métaux rares dans des conditions souvent désastreuses.
« Pour être menées à bien, [ces innovations] requièrent, notamment, de multiplier la puissance des puces graphiques et des centres de données, avec une intensification de l’extraction de matières premières, de l’usage des ressources en eau et en énergie. »
Mais l’enjeu ne se limite pas aux ressources naturelles. Pour Hiatus, l’IA est aussi un instrument de concentration économique et politique. Son développement « prolonge des dynamiques néocoloniales », avec une exploitation accrue des travailleurs sous-payés dans les pays du Sud global, chargés de l’annotation des données et de la modération de contenus.
En amont, elle consolide la mainmise des grandes entreprises technologiques sur les infrastructures stratégiques. « C’est l’ensemble de la société qui est sommée de s’adapter pour se mettre à la page de ce nouveau mot d’ordre industriel et technocratique. »
Une industrialisation au service des intérêts privés
Pour le collectif, les gouvernements ne cherchent pas à freiner cette dynamique, mais l’accompagnent activement en soutenant financièrement le secteur. En Europe, l’AI Act, censé encadrer les dérives potentielles de l’IA, est perçu par Hiatus comme un texte « conçu pour conforter la fuite en avant de l’intelligence artificielle ».
Loin d’être un frein aux abus, cette réglementation est analysée comme un outil visant à promouvoir un marché compétitif, au détriment d’un contrôle réel des risques. « Pour justifier cet aveuglement et faire taire les critiques, c’est l’argument de la compétition géopolitique qui est le plus souvent mobilisé. »
Cette logique de compétition pousse l’Europe à investir massivement pour favoriser l’émergence de champions nationaux dans l’IA. Mais pour le collectif, cet argument de souveraineté technologique est une impasse. « Tout laisse à penser que le retard de l’Europe dans ce domaine ne pourra pas être rattrapé, et que cette course est donc perdue d’avance. »
L’IA, un outil d’automatisation du contrôle social
Au-delà des aspects économiques et environnementaux, Hiatus met en garde contre « la délégation croissante de fonctions sociales cruciales à des systèmes d’IA » dans l’administration et les services publics. L’automatisation des décisions via des algorithmes prédictifs entraîne une perte de contrôle démocratique et une surveillance accrue des populations.
« Que dans l’action publique, elle agit en symbiose avec les politiques d’austérité qui sapent la justice socio-économique ? » s’interrogent les signataires, qui dénoncent le recours croissant à des outils algorithmiques dans la gestion des aides sociales, de la justice ou encore du recrutement.
Cette approche, qui promet une plus grande efficacité administrative, risque de se retourner contre les populations les plus vulnérables, faute d’une prise en compte réelle des biais et des erreurs des systèmes automatisés.
Une alternative est-elle encore possible ?
Face à une régulation jugée insuffisante et un discours dominant qui présente l’IA comme inéluctable, Hiatus réclame une « maîtrise démocratique de cette technologie et une limitation drastique de ses usages ».
Selon eux, il est impératif d’interroger en profondeur les véritables finalités de l’IA et les intérêts qu’elle sert réellement. « La prolifération de l’IA a beau être présentée comme inéluctable, nous ne voulons pas nous résigner. »
Dans un monde où la technologie est trop souvent considérée comme une force autonome et inarrêtable, Hiatus rappelle que chaque avancée est un choix politique qui peut et doit être discuté démocratiquement. Loin d’être un mouvement technophobe, cette coalition pose une question essentielle : « contre les multiples impensés qui imposent et légitiment son déploiement, ne faut-il pas repenser collectivement l’usage de ces technologies avant qu’il ne soit trop tard ? »
Parmi les premiers signataires de cette tribune:
Judith Allenbach, présidente du Syndicat de la Magistrature, Judith Krivine, présidente du Syndicat des avocats de France (SAF), Julien Lefèvre, membre de Scientifiques en rébellion, Nathalie Tehio, présidente de la LDH (Ligue des droits de l’Homme), Raquel Radaut, porte-parole de La Quadrature du Net, Sandra Cossart, directrice de Sherpa, Sophie Venetitay, secrétaire générale du SNES-FSU, Stéphen Kerckhove, directeur général d’Agir pour l’environnement, Vincent Drezet, porte parole d’Attac France…
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