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Hustle Kingdoms : l’industrialisation silencieuse de la cybercriminalité en Afrique de l’Ouest

Au détour d’une vidéo TikTok, deux jeunes Nigérians s’affichent devant un ordinateur portable, encadrés par des liasses de billets. En fond sonore, un gospel triomphant. Rien ne laisse penser qu’il s’agit d’un échantillon d’un écosystème criminel structuré, en pleine expansion, baptisé Hustle Kingdom. Ce terme désigne des réseaux d’apprentissage à grande échelle de la cyberfraude, principalement implantés au Nigeria et au Ghana. Derrière l’esthétique clinquante, c’est une véritable économie parallèle de la fraude qui s’organise, formant et exploitant des milliers de jeunes hommes à l’ère de l’IA et des réseaux sociaux.

Une école du crime aux allures d’université

Le phénomène ne relève ni de l’improvisation, ni du folklore numérique. Les Hustle Kingdoms, appelés aussi Yahoo Academies en référence aux premiers escrocs utilisant Yahoo Mail dans les années 1990, sont des structures éducatives informelles où l’on enseigne l’art de l’escroquerie en ligne : usurpation d’identité, sextorsion, faux sites d’investissement, chantage numérique. Selon le criminologue Dr. Suleiman Lazarus (LSE), il existerait plusieurs centaines de ces écoles en Afrique de l’Ouest, souvent hébergées dans de grandes maisons, fonctionnant sur un modèle communautaire.

Les « étudiants » y mangent, dorment et apprennent sous la tutelle d’un formateur expérimenté. L’enseignement est pratique, sans frais d’inscription, et débouche sur une rémunération proportionnelle aux gains extorqués. Le modèle repose sur la loyauté : le formateur perçoit une commission sur les arnaques réussies. Ce mécanisme alimente un cercle de dépendance économique et psychologique.

Une alternative au chômage de masse

La pauvreté structurelle et l’absence de débouchés professionnels alimentent le recrutement. Certains parents, incapables de financer une scolarité ou confrontés à l’inactivité de leurs enfants diplômés mais sans emploi, encouragent ouvertement leur entrée dans un Hustle Kingdom. Le crime devient un levier de mobilité sociale, justifié par la comparaison avec des voisins enrichis par des moyens illicites.

Cette légitimation sociale brouille les repères moraux : l’escroc n’est plus un hors-la-loi, mais un entrepreneur de l’ombre, à peine plus transgressif que l’influenceur lambda.

La mutation numérique : TikTok, WhatsApp, IA

À l’origine localisés, les Hustle Kingdoms se sont virtualisés. Sur TikTok, des vidéos de jeunes hommes exhibant argent et montres de luxe sont accompagnées de hashtags promotionnels. En commentaire, des numéros de téléphone sont laissés pour rejoindre des groupes WhatsApp où des tutoriels d’escroquerie sont partagés : « formats » de scams, messages vocaux générés par IA, deepfakes sexuels pour la sextorsion.

Sextorsion : l’arme fatale

Parmi les arnaques enseignées, la sextorsion s’est imposée comme l’une des plus destructrices. Elle consiste à piéger une victime en lui extorquant une photo intime, puis à la menacer de la diffuser à ses proches. L’affaire Jordan Demay, adolescent américain poussé au suicide après avoir payé une première rançon, a bouleversé l’opinion publique américaine. L’enquête a conduit à l’extradition inédite de deux Nigérians vers les États-Unis, condamnés à 17 ans de prison.

Selon le Network Contagion Research Institute, plus de 40 suicides liés à des cas de sextorsion ont été recensés depuis 2021, la majorité ayant des origines africaines.

Mais la technique évolue : certains groupes diffusent désormais des logiciels capables de générer des images nues deepfake à partir de simples photos habillées. La véracité de l’image importe peu : seule compte l’effet psychologique sur la victime.

Une régulation à la peine

L’EFCC (Economic and Financial Crimes Commission) nigériane a démantelé plusieurs Hustle Kingdoms physiques. Mais les poursuites sont rares. Le flou juridique entoure la responsabilité des propriétaires des locaux, parfois distincts des organisateurs. Les avocats exploitent les zones grises du droit nigérian, rendant les condamnations quasi-inexistantes.

Sur les réseaux sociaux, la modération peine à suivre. TikTok, Facebook, Instagram, WhatsApp : chaque plateforme sert d’interface logistique, marketing et pédagogique pour ces arnaques. Le phénomène est devenu transfrontalier, algorithmique et résilient.

Vers une nouvelle géographie du crime numérique

Les Hustle Kingdoms ne sont pas de simples cercles de délinquance juvénile. Ce sont des systèmes hybrides, mêlant pauvreté endémique, innovation technologique, efficacité organisationnelle et porosité entre sphère légale et illégale.

Ils incarnent une nouvelle phase du crime globalisé : l’industrialisation distribuée de la fraude numérique, où les barrières techniques, morales et géographiques s’effacent. Ils exploitent les failles d’un monde où l’éducation échoue, les réseaux sociaux inspirent, et où l’IA donne les moyens de nuire à grande échelle.

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