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Innovation: avez-vous vraiment besoin d’un learning trip?

Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)

Une vague de tourisme déferle sur le CAC40 français. Tétanisés par les ruptures auxquelles ils doivent faire face, leurs responsables parcourent le monde, accumulent des miles et crament des journées. Leur but? Rencontrer des start-up et comprendre comment celles-ci changent le monde. Apprennent-ils réellement de ces ‘learning trips‘? Rien n’est moins sûr. Ceux-ci leur permettent-ils de devenir plus innovant? Probablement pas. Ce temps et cette énergie ne pourraient-ils pas être mieux utilisés pour vraiment innover et transformer leur entreprise? Certainement.

Un learning trip n’est certainement pas sans intérêt. En cherchant bien, on peut en trouver. Par exemple, un learning trip peut aider un manager de l’ancien monde à prendre conscience des bouleversements en cours dans son industrie. C’est l’un des intérêts les plus évidents du trip. Les managers quittent le confort douillet de leur bureau à moquette épaisse dans une tour à La Défense, et vont prendre une bonne baffe dans la Silicon Valley où des jeunes en jeans les traiteront de vieux ringards alors qu’ils sont des dieux à Paris avec leurs entrées dans les ministères et leur classement dans une grande école inconnue à San Franisco. Mais au-delà? Ils se remettront très vite du choc.

En revanche, les inconvénients d’un learning trip sont assez évidents. D’abord, il y a le syndrome Potemkine. C’est le lot de toute visite. Elle se prépare et l’entreprise accueillante raconte bien ce qu’elle veut à ses visiteurs. Comme Catherine II, le village se monte avant l’arrivée et se démonte après. Ce que voit un groupe de managers français, ce n’est pas la réalité de l’entreprise visitée, mais sa vitrine. Nos cadres sont libérés, la cafétéria est gratuite, il y a un flipper dans l’entrée, les horaires sont libres, et, cerise sur le gâteau, les murs sont peints en rouge pour favoriser la créativité. Grattements furieux des stylos sur les blocs-notes. Est-ce vraiment sérieux?

A nous deux Google!

Ensuite se pose la question de ce qu’on peut réellement apprendre. En effet, même si le trip est bien organisé et qu’on arrive à percevoir non pas la vitrine mais la réalité de l’entreprise visitée, que peut réellement apprendre un fabricant d’automobile, ou un groupe hôtelier français d’une visite chez Google? Qu’il faut devenir comme Google? Cela n’a aucun sens. Qu’il faut innover comme Google? Cela n’en a pas plus. Qu’il faut offrir une cafétéria gratuite avec des produits bio? Soyons sérieux. Qu’il faut traiter les données comme Google? Aucune visite n’est nécessaire pour ça et de toute façon, nous n’avons pas les mêmes données que Google, alors so what? L’apprentissage en soi, ça peut être positif, mais il faut définir ce qu’on peut apprendre d’une expérience donnée, et là c’est compliqué, ça réclame du travail. C’est à monter comme une expérience. Au fond le learning trip est comme l’ivrogne qui cherche ses clés sous le lampadaire. Non pas parce qu’il les a perdues sous ce lampadaire, mais parce que c’est là qu’il y a de la lumière. Le learning trip ça ne résoudra pas le problème d’innovation, mais il y a de la lumière et c’est facile.

Et d’ailleurs ce tourisme hors sol n’apportera pas grand-chose. S’il s’agit de comprendre comment fonctionne une start-up, il n’est pas besoin d’aller à San Francisco, il y en a plein en France. Surtout, cela ne peut se faire qu’en étant immergé durant plusieurs semaines pour réellement vivre le quotidien de la start-up. Comme les séjours linguistiques, il faut plonger dans le bain, seul, et pas visiter le pays avec 15 autres touristes. C’est un peu comme les voyages organisés. Vous «faites» la Turquie avec un groupe de 15 Français en restant bien entre vous, tout est organisé pour que – surtout – il n’y ait pas le moindre incident, vous êtes logés dans d’excellents hôtels pour que – surtout – le voyage ne soit pas inconfortable et que vous ne fassiez pas de rencontre imprévue avec la plèbe. Or sans inconfort et sans surprise, comment peut-il y avoir apprentissage?

Il y a également, et là on rigole beaucoup moins, un coût d’opportunité. Comme toujours, décider ce qu’on fait, c’est aussi décider de ce qu’on ne fait pas. Quand 15 managers partent une semaine en learning trip, ce sont 15 managers qui ne font pas autre chose durant cette semaine. La question devient donc: à quoi ces 15 managers renoncent donc collectivement et individuellement pour pouvoir faire ce learning trip? N’y aurait-il pas des choses plus importantes à faire? Si l’innovation et la transformation sont réellement importantes, et qu’on est prêt à y consacrer l’énergie et le temps de 15 managers durant une semaine, il y a mieux à faire que du tourisme.

Il y a en effet quelque chose de particulièrement intriguant à voir tous ces managers aller à l’autre bout du monde découvrir des entreprises alors qu’ils ne connaissent pas la leur ; à aller découvrir des pratiques d’innovation qu’ils s’évertuent à y empêcher depuis des années; à aller visiter des incubateurs où se retrouvent tous ceux qui ont fui leur étreinte stérile (Ô Station F). Au fond, le learning trip ne serait-il pas un bain de jouvence illusoire pour des managers qui ont tué toute vie en eux et autour d’eux?

Vous voulez faire un learning trip? Faites-le dans votre propre entreprise.

Le contributeur:
Philippe Silberzahn

Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.

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Un commentaire

  1. Ayant organisé une bonne quarantaine de voyages d’études (et ne recherchant plus à en organiser …), vous me permettrez d’être très réservé sur votre approche.
    Il importe de distinguer promenades incentive regroupant les cadres méritants d’une seule et même entreprise, des voyages à la composition plurielle croisant les expériences et les perspectives. Nous sommes d’accord, les voyages à caractère ethnico-technico-touristiques avec « spouse –program » n’ appartiennent pas non plus à la recherche et la compréhension de nouveaux modèles.
    Mais un voyage d’études ne se limite pas à la caricaturale balade en Silicon Valley, ses gourous, ses capitaux risqueurs, ses start-up, ses universités….
    Ce temps de « mise hors sol » constitue précisément un moment privilégié de réflexion et de préparation à l’action dès lors qu’il s’intègre dans un schéma de veille cohérent avec les projets d’une entreprise.
    il ressort de mon expérience (aux Etats-Unis, en Chine, en Scandinavie, au Royaume-Uni, en Europe…)…qu’un tel moment doit reposer sur les fondamentaux suivants avant, pendant et après le voyage :
    – Thématique : l’opportunité majeure d’un voyage d’étude est de sensibiliser une série d’acteurs de différentes origines si possible, à une thématique en avance de phase sur les réalités quotidiennes.
    – Préparation
    o Des rencontres : le contact doit être établi « physiquement » avec le bon interlocuteur pour la thématique retenue
    o Du programme : partager les objectifs avant, ne pas hésiter à solliciter le réseau des participants
    o Fourniture d’une documentation consistante sur les organismes rencontrés et la problématique du voyage
    – Appellation : pas de learning machin ou de bidule expédition. Le bénéficiaire du voyage doit intégrer l’enjeu du voyage, pas la destination, et être crédible au sein de son entité pour en faire un reporting utile.
    – Participants :
    o Quantitativement : entre 10 et 20 pour que la communication s’instaure entre tous les participants pendant la durée du voyage
    o Qualitativement : la composition doit en être plurielle cad ni homogène en termes de fonctions, ni homogène en termes de secteurs d’activités
    – Programme :
    o Principes de base :
     aucune offre touristique incluse. Concentration exigée
     des rencontres et échanges du matin au soir
     une respiration libre chaque soir
     un accompagnement pertinent, pas un tutorat qui se substituerait aux rencontres
     deux débrifings avec intervention de tous les participants : un « entre soi » partagé
     organiser des échanges complémentaires en fin de journée en sus des visites
     s’obliger à une restitution quelques jours après le voyage, réalisée par les intervenants et s’ouvrant à un plus large public pour être challengé sur lesperceptions,
    o déplacements :
     privilégier visites en entreprises : intégrer l’atmosphère et se donner les chances de rencontrer plusieurs intervenants pertinentes
     éviter les errements trop longs qui obèrent l’emploi du temps
    o contenu :
     rester cohérent sur le sujet du voyage, pas de digression pour remplir l’agenda avec un « nom » pour faire du buzz
     savoir varier les types d’interventions : business, juridiques, techniques
     rencontrer les ( petites ou déjà grandes) start-ups et les influenceurs
    Respectant une telle éthique, le voyage devient un concentré d’idées, de réflexions et de lignes directrices propices à la définition d’actions dans son entité. En prenant garde d’être très circonspect sur la transposition des modèles d’un environnement à l’autre. Pas sûr qu’on puisse être aussi pertinent en restant dans son bureau derrière son moteur de recherche ou les réseaux sociaux !
    Cordialement

    jpb,

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